Skip to main content

Full text of "Pierre Olivaint : prêtre de la Compagnie de Jésus"

See other formats


(S-  5/  C5" 


\f 


PIERRE    OLIVAINT 


PIERRE 


OLIVAINT 


PRÊTRE  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS 


PAR 

LE    P.    CHARLES    CLAI 

DE    LA    MÊME    COMPAGNIE 


rVJ6 


:^ 


6^  co^ 


cô 


^^4-'''/ 


<a  "ci  L?>.  T  O  Er&  1 1^  àyt  « '^iÉ -JD  I  T I O  KT 


Rue  des  Saints -Pères,  30 

J.  LEFORT,    IMPRIMEUR,  ÉDITEUR 

A.    TAFFIN-LEFORT,    Successeur 

Rue  C^iarles  de  Muyssart,  24 

LILLE 

Tous  droxis   réservés. 


64 


828 


PRÉFACE 


«  L'appellerai-je  martyr?  C'est  assez  pour  célé- 
brer son  nom.  Il  n'y  a  pas  d'autre  éloge  à  cher- 
cher ;  tout  un  panégyrique  est  en  ce  mot  ^ .  » 
Cette  magnifique  louange  que  le  Père  Olivaint 
donnait  au  Bienheureux  André  Bobola,  l'Église 
quelque  jour,  tout  le  fait  espérer,  nous  permettra 
de  la  lui  décerner  à  lui-même.  Et  déjà  ne  pou- 
vons-nous pas  résumer  son  histoire  dans  c^s  pa- 
roles que  nous  lui  empruntons  encore  :  a  Son 
martyre  est  la  révélation  de  toute  sa  vie,  c'est  la 
sainteté  de  sa  vie  qui  brille  du  plus  vif  éclat  dans 
sa  mort  même.  Pour  les  martyrs  eux-mêmes,  en 

1.  Appellabo  martyrem,  prdsdicavi  satis;  prolixa  laudatio  est; 
non  queeritur,  sed  tenetur  (sainl  Ambroise).  —  Notice  historique  sur 
le  B.  André  Bobola,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  le  P.  Pierre  Oli- 
vaint, de  la  même  Compagnie  (Paris,  1854,  p.  13). 


II  PRÉFACE. 

effet,  suivant  les  voies  ordinaires  de  la  Providence, 
la  mort  est^l'écho  de  la  vie,  surtout  s'ils  se  trou- 
vent jetés  au  milieu  des  plus  rudes  épreuves  ;  di- 
sons mieux  encore,  une  telle  mor.  est  la  récom- 
pense d'une  sainte  vie.  C'est  par  la  fidélité  dans 
les  petites  choses  que  le  chrétien  se  prépare  aux 
grandes  ;  c'est  le  courage  dans  les  petits  sacrifices 
de  chaque  jour  qui  préserve  lame  de  toute  défail- 
lance, de  toute  trahison  au  jour  des  grands  sacri- 
fices.... Depuis  longtemps  il  appelait  le  martyre; 
il  s'y  préparait  depuis  longtemps  par  cet  autre 
martyre  de  la  sainteté,  qui  n'est  vraiment,  à  le 
considérer  dans  son  fonds,  qu'une  longue  et  géné- 
reuse immolation  de  soi-même.  » 

Ce  livre,  où  le  P.  Olivaint  parle  presque  à 
chaque  page,  en  révélant  son  âme,  continuera, 
s'il  plaît  à  Dieu,  l'œuvre  de  son  apostolat.  11  est 
fait,  en  grande  partie,  avec  les  lettres  écrites  par 
Pierre  Olivaint  lui-même  depuis  le  collège  et 
l'École  normale  jusqu'à  Mazas  et  à  la  Roquette; 
les  dépositions  recueillies,  pour  le  procès  cano- 
nique, au  sein  de  la  commission  nommée  par 
S.  É.  Mgr  le  cardinal  archevêque  de  Paris,  et  les 
renseignements  précieux  qui  nous  ont  été  transmis 
de  toutes  parts,  ont  été  mis  à  profit  avec  un  pieux 
empressement.      Toutefois,    nous   l'avouon?    sans 


PRÉFACE.  ilî 

peine,  l'œuvre  est  encore  trop  imparfaite  pour 
ne  pas  provoquer  plus  d'une  critique  charitable, 
plus  d'un  avis  utile,  que  nous  recevrons  avec  une 
vive  gratitude. 

Un  artiste  habile  et  consciencieux  s'est  efforcé 
de  reproduire  quelque  chose  de  la  physionomie 
du  P.  Olivaint,  si  mobile  et  si  difficile  à  saisir. 
Dans  ce  profil  patiemment  étudié,  on  retrouve 
l'expression  de  fermeté  réfléchie,  habituelle  à  cet 
homme  de  conseil  et  d'action. 

Nous  tenons  à  déclarer  que,  si  nous  donnons 
quelquefois  au  P.  Olivaint  ou  à  d'autres  person- 
nages le  titre  de  saint  ou  de  martyr^  nous  n'avons 
en  cela  nullement  dessein  de  prévenir  le  jugement 
du  Souverain  Pontife,  à  qui  nous  soumettons,  avec 
la  plus  entière  obéissance,  tout  ce  que  nous  avons 
ei:ril. 


Paris,  26  mai  1878^  Anniversaire  de  la  mort  du  Père  OlivaioU 


PIERRE  OLIVAINT 


CHAPITRE  PREMIER 


Premières  années.  —  La  famille.  —  Le  collège.  ~  Un  grand  deuil. 

Amitiés. 


Pierre-Antoine-Just-Olivaint  naquit  à  Paris,  le 
22  février  1816,  d'Antoine-Louis-Laurent  Olivaint  et  de 
Marie-Madeleine  Langlois;  il  fut  baptisé  deux  jours 
après,  un  samedi,  en  l'église  paroissiale  de  Saint- 
Mer  ry. 

Son  père*,  soldat,  puis  officier  sous  l'Empire,  au 
17*  régiment  d'infanterie  de  ligne,  avait  fait  avec  dis- 
tinction toutes  les  campagnes  de  1806  à  1813.  Nommé 
lieutenant  à  Moscou,  blessé  à  Kulm,  prisonnier  A  la 
bataille  de  Dresde,  il  était  rentré  dans  ses  foyers  à  la 
conclusion  de  la  paix,  avec  la  demi-solde  et  la  croix. 

1.  Né  le  26  octobre  1785,  à  Pans. 


2  PIERRE  OLIVAINT. 

C'était  un  homme  d'honneur,  d'une  probité  sévère 
et  d'une  grande  énergie.  Bien  qu'il  eût  été  élevé  par 
une  mère  pieuse,  l'ancien  soldat,  comme  beaucoup 
d'hommes  de  sa  génération,  avait  mis  de  côté  toute 
pratique  religieuse,  et  nourrissait  contre  l'Église  et 
contre  les  prêtres  des  préventions  puisées  surtout 
dans  les  mauvais  livres  du  temps.  Une  jeunesse  pas- 
sée tout  entière  au  service,  l'exemple  contagieux  de 
la  plupart  de  ses  compagnons  d'armes,  les  rancunes 
politiques  d'un  officier  dont  la  carrière  venait  d'être 
brusquement  brisée,  des  revers  de  fortune  qui  le  ré- 
duisirent à  une  gêne  extrême  :  tout  conspira  pour 
ulcérer  cette  âme  vide  des  espérances  du  ciel. 

Après  son  mariage,  il  avait  ouvert  une  boutique 
de  boulangerie,  dans  une  maison  que  le  boulevard 
Sébastopol  a  fait  disparaître  *.  C'est  là  que  Pierre 
vint  au  monde  et  passa  ses  premières  années. 

Mme  Olivaint  était,  au  témoignage  de  ceux  qui 
l'ont  le  mieux  connue,  une  femme  bien  supérieure 
à  sa  condition  modeste,  d'un  esprit  élevé,  d'une  ex- 
quise délicatesse  de  sentiments,  d'un  courage  et  d'un 
savoir-faire  que  nulle  épreuve  ne  déconcertait  ja- 
mais. 

Elle-même,  hélas  !  était  alors  à  peine  chrétienne; 
mais  il  était  écrit  dans  les  conseils  de  la  divine  bonté 
que,  cette  fois,  les  larmes  de  l'enfant  sauveraient 
la  mère,  et  que  Monique  serait  convertie  par  Au- 
gustin. 

Pierre  eut  un  frère,  nommé  Jules,  auquel  il  de- 

1.  Hue  Aubry-le-Boucher,  41. 


CHAPITRE  I.  3 

meura  jusqu'à  la  fin  tendrement  dévoué,  et  une 
sœur,  Maiie-Joséphine-Nathalie,  âme  pure  et  privi- 
légiée qui  devait  s'envoler  de  la  terre  à  seize  ans, 
pour  devenir  sans  doute  l'ange  gardien  de  ceux 
qu'elle  quittait. 

Les  trois  enfants  grandirent  dans  une  maison  d'où 
Dieu  était  absent.  Nulle  part  leurs  yeux  n'y  rencon- 
traient  l'image  du  Sauveur  crucifié  et  de  sa  sainte 
Mère  ;  personne,  dans  la  famille,  ne  leur  donnait 
l'exemple  de  la  prière;  rarement  on  les  conduisait  à 
l'église.  A  ce  sujet,  le  P.  Olivaint  racontait  un  jour, 
avec  un  sourire  triste,  un  de  ses  plus  lointains  sou- 
venirs. Quelqu'un  ayant  profité  de  l'absence  de  son 
père  pour  dire  qu'il  était  fâcheux  qu'un  homme  aussi 
estimable  ne  remplît  pas  son  devoir  de  chrétien,  le 
petit  Pierre,  prompt  à  venger  à  sa  manière  l'honneur 
paternel,  s'écria  naïvement  :  ce  Oh  !  papa  va  à  la 
messe  quand  on  baptise  petit  frère.  » 

Déjà  l'enfant  avait  l'humeur  vaillante  et  le  cœur 
généreux.  Il  rêvait  guerre  et  bataille,  répétant  à  qui 
voulait  l'entendre,  qu'il  serait  soldat,  comme  son 
père,  et  même  général.  Son  jeune  frère,  alors  d'un  ca- 
ractère plus  pacifique,  jouait  paisiblement  à  la  messe 
et  à  la  procession,  caprice  enfantin  qui  contrastait 
avec  tout  ce  qui,  sous  le  toit  paternel,  frappait  son 
imagination  et  ses  yeux.  D'ordinaire  ces  premiers 
indices  sont  moins  trompeurs  :  Jules  devait  être 
officier  d'administration  en  Afrique  ;  Pierre  prêtre  et 
jésuite.  Il  est  vrai  que  le  religieux  gardera  sa  bra- 
voure dans  l'apostolat  et  jusque  dans  la  mort. 

Vers  la  fin  de  Tannée  1828,  Pierre  fut  placé  dans 


4  PIERRE  OLIVAINT. 

une  institution  de  la  rue  des  Francs-Bourgeois  qui 
suivait  les  cours  du  collège  Charlemagne.  L'écolier 
ne  se  doutait  guère  que  les  bâtiments  de  ce  collège 
royal  où  il  venait  deux  fois  le  jour,  avaient  été  con- 
struits, grâce  aux  libéralités  de  Louis  XIII,  pour  une 
tout  autre  destination,  et  qu'il  se  trouvait  là  dans 
l'ancienne  Maison  professe  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
lui,  destiné  à  gouverner  un  jour,  à  Paris  même,  une 
maison  semblable. 

Il  avait  douze  ans  et  venait  d'entrer  en  cinquième. 
C'est  à  cette  époque  sans  doute  qu'il  fît  sa  première 
communion;  mais  nous  en  sommes  là-dessus  réduit 
aux  conjectures.  Cette  grande  action,  à  laquelle  il 
semble  avoir  été  insuffisamment  préparé,  si  elle  ne 
fut  pas  sans  fruit,  du  moins  ne  laissa  pas  d'impres- 
sions bien  profondes. 

L'un  des  professeurs  de  Pierre  Olivaint,  M.  Béto- 
laud,  qui  a  survécu  à  son  élève,  rend  bon  témoi- 
gnage de  son  intelligence  et  de  son  application.  L'en- 
fant avait  appris,  à  la  rude  école  du  malheur,  où 
l'avait  mis  tout  d'abord  la  divine  Providence,  la  né- 
cessité et  le  mérite  du  travail.  Toutefois  de  brillants 
succès  ne  furent  pas  la  récompense  de  ses  premiers 
efforts;  il  occupait,  parmi  ses  nombreux  condisciples, 
une  place  honorable,  mais  non  le  premier  rang.  Il 
est  juste  de  dire  qu'il  avait  à  lutter  avec  de  dignes  ri- 
vaux, qui,  pour  la  plupart,  se  sont  fait  depuis  un 
nom  dans  le  haut  enseignement,  dans  les  sciences, 
dans  la  magistrature  et  le  barreau  *.  Pierre,  loin  de 

1.  Nous  pouvons  citer  M.  Jourdain^  membre  de  l'Institut,  inspecteur 


CHAPITRE  I.  5 

se  décourager,  s'acluirnait  à  l'élude,  et  comme  faire 
vile  n'était  pas  l'idéal  de  cet  écolier,  si  actif  cependant 
et  si  éveillé,  il  redoubla  la  classe  de  rhétorique.  A 
partir  de  ce  moment,  comme  en  font  foi  les  Pal- 
marès de  ce  temps-là,  il  obtint  des  succès  chère- 
ment achetés,  dans  les  principales  facultés  :  discours 
français,  vers  latins,  version  latine,  version  grec- 
que, dissertation  latine  et  dissertation  française  de 
philosophie.  En  face  de  tant  d'émulés  distingués  qui 
lui  disputaient  la  victoire,  son  humeur  guerrière  se 
réveillait;  la  classe  se  transformait  pour  lui  en  champ 
de  bataille,  et  il  écrivait  à  un  ami,  dans  un  trans- 
port d'enthousiasme  tout  romain  :  «  Mars  communis, 
ulrinque  ferrum^  dit  le  Conciones.  « 

Ainsi  fut  laborieusement  acquise  cette  merveil- 
leuse facilité  de  composition,  jointe  à  celte  correc- 
tion élégante  de  parole  dont  il  donna  plus  tard  tant 
de  preuves,  dans  l'enseignement  et  dans  la  prédica- 
tion. 

Pierre  avait  d'autant  plus  de  mérite  à  ce  travail 
opiniâtre,  que  dès  lors  sa  santé  était  fort  délicate. 
A.  dix-sept  ans,  ses  yeux  sont  déjà  faibles  et  souffrent 
d'une  lumière  trop  vive.  Dans  une  lettre  écrite  à  cette 
époque  \  il  se  peint  lui-même  comme  «  un  original, 
Se  nez  chargé  de  lunettes  vertes.  »  Il  faudrait  au  pau- 

général  de  l'enseignement  supérieur  ;  M.  Emmery  de  Sept-Fontaines, 
ingénieur  en  clief,  inspecteur  de  l'École  des  ponts  et  chaussées; 
M.  Saint-René  Taillandier,  de  l'Académie  française,  professeur  à  la  Fa- 
culté des  lettres  de  Paris;  M.  Ambroise  Tardieu,  professeur  à  la  Fa- 
culté de  médecine  ;  M.  Garsonnet,  mort  naguère  inspecteur  général  de 
l'Université,  iM.  Buffet,  sénateur,  M,  Ilousset;  avocat  au  Conseil  d'État. 
1.  4  septembre  1833. 


6  PIERRE  OLIVAINT. 

vre  enfant  de  la  grande  ville  la  campagne  et  l'air 
pur. 

«  C'est  de  Paris  que  je  t'écris,  de  Paris,  toujours  * 
de  Paris  qui  m'obsède,  qui  m'étourdit  du  roulement 
désespérant  de  ses  mille  voitures  et  des  cris  de  ses 
marchands  ;  qui  me  fatigue  de  ses  pavés  mal  taillés, 
de  sa  cohue,  de  ses  coudoiements,  de  ses  badauds. 
Tu  dois  voir  que  Paris  m'est  bien  insipide,  à  moi 
obligé  de  patauger  dans  ses  rues  boueuses  ou  de 
m'enfermer  dans  ses  maisons  où  l'on  ne  voit  qu'un 
pâle  soleil.  Tandis  que  toi  à  la  campagne....  Mais 
n'en  parlons  plus!  Chasse,  mon  ami,  chasse;  pour 
moi,  je  ne  chasse  pasj  je  ne  peux  pas  même  chasser 
l'ennui.  » 

L'aveu  de  cet  ennui  se  retrouve  souvent  dans  ses 
intimes  confidences  :  «  11  est  inutile  de  te  dire  que  je 
m'ennuie  toujours  ;  tu  sais  qu'il  n'en  peut  être  au- 
trement. » 

Il  signe  ainsi  une  autre  lettre  :  «  Ton  ami  peu  con- 
tent, peu  joyeux,  peu  heureux,  peu  tout  ce  qui  est 
bien,  beaucoup  tout  ce  qui  ne  l'est  pas....  » 

Est-ce  seulement  à  cette  mauvaise  humeur  qu'il 
faut  attribuer  les  sentiments  peu  affectueux  qu'il  té- 
moigne à  ses  maîtres  de  pension?  Le  premier  auquel 
il  avait  été  confié,  étant  mort  subitement  du  choléra, 
avait  légué  sa  jeune  et  turbulente  clientèle  à  un  suc- 
cesseur qu'on  n'aimait  point,  et  qu'on  ne  respectait 
pas  davantage,  à  en  juger  au  moins  par  l'adieu  assez 
étrange  que  lui  adresse  notre  rhétoricien.  «  Je  vais 
quitter  la  pension,  »  écrit-il  à  un  ami,  «  je  ne  puis 
plus  supporter  notre  jésuite^  auquel  il  ne  manque 


CHAPITRE  I.  7 

qu'une  soutane.  »  On  voit  qu'il  était  loin  de  se  douter 
du  sort  que  Dieu  lui  réservait! 

L'esprit  railleur  et  léger  du  Parisien  affectait  alors 
chez  lui  les  allures  d'un  petit  Voltaire,  combattues 
bientôt  par  de  nobles  sentiments  et  par  une  vague 
tristesse.  Le  sarcasme  irréligieux  se  mêlait  aisément, 
dans  ses  entretiens  d'écolier,  à  des  tirades  révolu- 
tionnaires, apprises  dans  les  livres  qui  lui  tombaient 
plus  souvent  sous  la  main.  C'était  la  lutte  de  ce  dou- 
ble instinct  dont  parle  le  poëte  sceptique  : 

Près  du  besoin  de  croire  un  désir  de  nier, 

Et  l'esprit  qui  ricane  auprès  du  cœur  qui  pleure*. 

Plus  tard,  faisant  allusion  à  ces  idées  folles,  à  ces 
préjugés  irréfléchis  contre  la  foi  chrétienne,  Pierre 
laissera  échapper  ce  douloureux  aveu,  digne  de  Paul 
et  d'Augustin  :  «  Je  me  rappelle  mon  éducation, 
mes  passions  antireligieuses  à  la  sortie  du  collège, 
combien  j'étais  plongé  dans  ce  nouveau  paganisme, 
comme  ça  m'aurait  bien  été  de  combattre  par  l'épée, 
par  la  parole,  contre  Jésus-Christ  et  son  Église!... 
Et  j'aurais  cru  par  là  rendre  service  à  Dieu  :  Ohse- 
quium  prœstare  Deo  *.  » 

Ce  que  prouve  surtout  cette  confession  sincère, 
c'est  le  grand  amour  du  converti  pour  son  divin  maî- 
tre, et  l'humilité  profonde  qui  exagère  à  ses  yeux  les 
torts  de  sa  première  jeunesse. 

Ses  amis  de  collège  le  jugeaient  autrement  et  dé- 


ï.  Victor  Hugo,  Chants  du  crépuscule. 
2.  Journal  des  Retraites,  1. 1,  p.  50. 


8  PIERRE  OLIVAINT. 

mêlaient  en  Pierre  Olivaint,  avec  la  perspicacité  ma- 
licieuse de  leur  âge,  certains  indices  d'un  change- 
ment prochain.  Sans  cela,  comment  expliquer  le  fait 
curieux  que  raconte  un  de  ses  maîtres?  Un  jour,  une 
main  inconnue  écrivit  sur  le  cahier  de  l'écolier,  à  la 
suite  de  son  nom,  l'épithôte  de  cwré...  Il  s'en  indigna 
sans  doute  comme  d'une  espièglerie  de  mauvais  goût; 
elle  avait  cependant,  pour  les  enfants  qui  se  la  per- 
mettaient, une  signification.  Olivaint  gardait,  dans 
son  langage  et  sa  conduite,  une  rigidité  scrupuleuse 
qui  les  étonnait  tous.  Jamais  un  mot  ne  sortait  de 
sa  bouche  qui  pût  offenser  la  vertu. 

C'est  que  Dieu  lui  fit  cette  grâce  insigne,  de  con- 
server toujours  une  pureté  sans  défaillance.  Nous  en 
avons  la  preuve  dans  une  déposition  faite,  sous  la  foi 
du  serment,  par  un  de  ses  meilleurs  amis,  comme 
lui,  élève  d'un  grand  collège  de  Paris  et  de  l'École 
normale,  aujourd'hui  religieux  de  la  Compagnie  de 
Jésus. 

Un  jour,  —  c'était  en  1850,  à  Laval,  —  le  P.  Oli- 
vaint, causant  avec  ce  cher  camarade  des  années 
passées  ensemble  au  milieu  de  tant  de  séductions  et 
de  dangers,  lui  fit  cette  confidence  :  «  Grâce  à  Dieu, 
dit-il  avec  émotion,  j'ai  toujours  gardé  sous  le  rap- 
port des  bonnes  mœurs,  finnocence  baptismale,  et 
je  dois  à  la  très -sainte  Yierge  d'unir  l'intégrité  du 
corps  à  celle  de  l'âme.  »  Il  ajoutait  qu'il  n'était  jamais 
tombé  même  dans  ces  fautes  passagères  où  entre  plus 
de  légèreté  que  de  malice. 

Un  autre  ami,  qui,  dès  la  première  enfance,  vécut 
avecPierre  dans  la  plus  grande  intimité,  disait  naguère 


CHAPITRE  I.  9 

ces  touchantes  paroles  :  «  Nous  échangions  nos  moin- 
dres pensées,  et  j'ai  la  certitude  qu'il  ne  me  cachait 
jamais  rien  et  n'eut  jamais  rien  à  me  cacher.  » 

Si  quelque  chose  peut  expliquer  comment  Pierre 
échappa  au  commun  naufrage,  c'est,  après  la  grâce 
de  Dieu  et  le  secours  de  Marie,  l'indomptable  énergie 
d'une  volonté  prématurément  forte  qui,  dans  cet  en- 
fant d'apparence  chétive,  se  montrait  déjà  toute  virile  ; 
c'est  ce  sentiment  d'honneur,  ce  respect  de  soi-même, 
héritage  paternel  ;  c'est  enfin  la  sollicitude  jalouse 
dont  sa  mère  l'enveloppa  dès  le  berceau.  Chrétienne  à 
son  insu,  on  la  vit  veiller  sur  la  vertu  de  son  enfant 
avec  une  si  craintive  tendresse,  qu'à  la  moindre  ap- 
parence suspecte,  elle  se  précipitait  avec  effroi  et  indi- 
gnation entre  le  mal  et  lui.  Pierre  répondait  à  cette 
sévère  et  tendre  vigilance  par  un  amour  extrême  qui, 
épuré  plus  tard  et  surnaturalisé  par  la  grâce,  vint  se 
confondre  avec  sa  dévotion  filiale  envers  Marie.  «  0 
mère  de  résurrection,  écrit-il  dans  le  Journal  de  ses 
retraites  *,  en  s'adressant  à  la  Vierge  Immaculée,  ne 
vous  écartez  pas;  je  suis  un  de  ces  enfants  dont  le 
cœur  a  besoin  pour  gardien  du  cœur  d'une  mère.  » 

Ainsi  la  tendresse  filiale,  après  plus  de  quarante 
années,  conservait  sa  naïve  fraîcheur  dans  ce  cœur 
qui  n'avait  jamais  perdu  l'innocence.  Tant  il  est  vrai 
que  la  pureté  et  la  charité  sont  sœurs  ! 

Pierre  chérissait  sa  mère  plus  que  la  vie.  Un  jour 
que  le  jeune  écolier  se  promenait  avec  son  meilleur 
ami  sous  les  tilleuls  d'une  cour  de  récréation  :  «  J'ai- 

1.  Le  R.  P.  Olivaint,  Journal  des  Retraites,  t.  I,  p.  32. 


Id  PIERRE  OLIVAINT. 

me  bien  mon  père,  dit-il,  et  j'aime  bien  ma  mère  ; 
cependant  il  y  a  dans  raffection  que  j'ai  pour  eux 
une  nuance.  Supposons  que  mon  père  fût  en  dan- 
ger de  mort  et  qu'il  fallût,  pour  le  sauver,  boire  du 
poison;  je  demanderais  :  n'est-il  pas  quelque  autre 
moyen  de  salut?  Si  l'on  répondait  non,  je  viderais  la 
coupe.  —  S'il  s'agissait  de  ma  mère,  j'avalerais  le 
poison  d'un  trait,  sans  rien  demander.  » 

Une  âme  si  bonne,  si  admirablement  préservée, 
devait  spontanément  s'ouvrir  à  la  grâce  divine  ;  c'est 
d'elle  qu'on  pouvait  dire  aussi  : 

Elle  a  trop  de  vertus  pour  n'être  pas  chrétienne. 

Un  malheur  affreux,  laissant  après  lui  un  immense 
deuil,  la  contraignit  à  se  tourner  du  côté  du  Ciel. 

Le  père  de  Pierre  Olivaint,  cruellement  déçu  dans 
son  espoir  de  faire  fortune  et  cédant  à  la  manie  de  la 
politique,  écrivit  dans  les  journaux,  et  se  créa  de  la 
sorte  de  nombreux  ennemis.  Ruiné  une  première  fois 
et  retiré  à  Essonne,  il  en  revint  après  1830,  et  obtint, 
par  la  faveur  de  ceux  dont  il  partageait  les  opinions, 
la  charge  modeste  de  garde-magasin  des  farines  au 
Grenier  d'abondance. 

Cinq  ans  après,  il  mourut  tristement*,  sans  avoir 
recouvré  la  foi  et  l'amour  de  Dieu,  seul  trésor  que 
l'homme  puisse  toujours  gagner  et  ne  perdre  ja- 
mais. 

Cependant,  les  desseins  de  la  Providence  sont  im- 
pénétrables, et  qui  sait  si  celui  qui  lit  dans  l'avenir, 

l.  5  avril  1835. 


CHAPITRE  I.  11 

n'accorda  pas  au  père  la  grâce  suprême  du  repcnlir, 
en  prévision  du  sang  que  le  fils  devait  un  jour  verser 
pour  le  nom  de  Jésus'? 

La  mort  inopinée  de  l'ancien  officier  jetait  la  veuve 
et  les  orplielins  dans  un  état  voisin  de  la  misère. 
Mme  Olivaint,  vaillante  et  dévouée,  s'imposa  les  plus 
dures  privations  et  accepta  de  grand  cœur  pour  elle 
la  situation  la  plus  pénible,  afin  de  subvenir  à  l'édu- 
cation de  ses  enfants.  Ses  deux  fils  purent  ainsi  pour- 
suivre leurs  études  au  collège  Charlemagne,  et  leur 
jeune  sœur,  après  bien  des  démarches,  fut  reçue,  au 
mois  de  mai  1837,  dans  la  première  succursale  de  la 
Lrrjion  d'Honneur.  IMerre,  mûri  soudainement  par 
l'infortune,  plein  du  souvenir  douloureux  de  son  père 
mort  et  de  sa  mère  malheureuse,  eut  la  consolation 
de  trouver  dans  sa  détresse  l'afTectueuse  sympathie 
de  vrais  amis. 

Dieu  lui  fit  la  faveur  de  mettre  sur  son  chemin 
quelques  jeunes  gens  d'élite  capables  de  comprendra 
son  âme  et  dignes  de  s'associer  à  sa  vie.  Au  début, 
ces  amitiés  fortes,  dévouées,  fraternelles,  n'étaient  pas 
encore  des  amitiés  chrétiennes.  Fondées  sur  des  re- 
lations de  famille,  sur  la  convenance  de  l'humeur, 
sur  la  communauté  des  mêmes  travaux,  sur  la  même 
aspiration  généreuse,  mais  un  peu  vague,  vers  tout 
ce  qui  leur  semblait  meilleur,  ces  intimes  liaisons 
furent  pour  tous  la  sauvegarde  de  leur  jeunesse,  et 

1.  «  Priez  aussi  pour  celui  qui  a  été  mon  père  selon  lachair....  L'es- 
poir de  soulager  un  peu  sa  pauvre  âme  est  une  des  raisons  qui  m'en- 
traînent vers  une  vie  de  sacrifice  et  de  pénitence.  »  (Lettre  de  Pierre 
Olivaint  à  l'abbé  Lacordaire,  datée  du  8  avril  1839. 


12  PIERRE  OLIVAINT. 

plus  tard,  pour  Pierre  converti,  le  moyen  d'exercer 
un  très-efficace  apostolat. 

ils  étaient  cinq  ou  six  amis  intimes  qui,  le  di- 
manche et  le  jeudi,  se  réunissaient  à  la  table  de 
Mme  Olivaint.  Les  survivants  dépeignent  avec  bon- 
heur les  charmes  de  cette  société  d'écoliers  parisiens, 
simples  dans  leurs  goûts,  affables  dans  leurs  rapports, 
passionnés  pour  leurs  études,  égayant  de  longues 
causeries,  parfois  sérieuses,  par  les  saillies  spirituel- 
les, les  éclats  de  rire  et  les  bons  mots.  Pierre,  avec  ce 
mélange  de  vivacité,  de  fin  bon  sens,  d'abandon  et 
d'entrain  qui  formait  son  caractère,  mettait  tout  le 
monde  à  l'aise,  et  trouvait  à  fréquenter  ses  francs  et 
joyeux  camarades  sous  les  yeux  de  sa  mère,  sa  meil- 
leure récréation  et  à  peu  près  son  seul  plaisir.  Son 
cœur  débordait  pour  eux  de  tendresse,  et  le  moindre 
nuage  qui  passait  sur  leur  amitié  le  rendait  malheu- 
reux. 

«  11  n*y  a  pas  d'indifférence  entre  nous ,  n'est-ce 
pas?  écrivait-il  un  jour.  0  mon  ami,  toi  qui  m'as  rendu 
la  vie  si  douce  et  si  heureuse,  toi  qui  as  reçu  la  con- 
fidence de  toutes  les  pensées  de  mon  âme,  en  me  com- 
muniquant les  tiennes,  pourrais-tu  devenir  indiffé- 
rent pour  moi?  Je  ne  le  pense  pas,  cela  me  ferait  trop 
de  peine....  Quand  avons-nous  fait  de  longues  cause- 
ries cette  année?  En  avons-nous  fait  une  seule,  comme 
jadis  sous  les  tilleuls  de  la  pension?  Ne  crois  pas  que 
j'en  vienne  jamais  à  l'indifférence.  Qui  a  connu  ton 
caractère  si  bon,  si  dévoué,  ne  peut  être  indifférent 
pour  toi;  il  faut  qu'il  t'aime  ou  qu'il  te  haïsse,  et  tu 
sais  bien  que  personne  ne  peut  te  haïr.  » 


CHAPITRE  î.  13 

Dès  lors  il  avait  compris  qu'à  son  âge  surtout,  si 
l'on  est  trisle,  il  n'est  pas  bon  d'être  seul,  et  que  si 
l'on  est  faiJDle,  il  convient  de  s'appuyer  sur  un  plus 
fort.  «  L'année  prochaine,  dit-il  au  même  ami,  si  j'en 
crois  mes  pressentiments,  j'aurai  besoin  que  tu 
me  relèves,  que  tu  me  rendes  courage  et  con- 
fiance! » 

Courage  et  confiance!  —  C'est  la  première  fois  sans 
doute  que  ces  deux  mots,  devenus  plus  tard  «  sa  chère 
devise  »,  se  rencontrent  sous  sa  plume.  En  ce  temps- 
là  il  était  nécessaire  qu'il  recueillît  sur  les  lèvres 
d'autrui  ce  mot  d'ordre  des  âmes  vaillantes;  car  sou- 
vent une  mélancolie  funeste  menaçait  d'envahir  son 
cœur,  sous  le  coup  des  épreuves  multipliées  qui  af- 
fligeaient les  siens. 

«  PaolOj  le  malheur  plane  sur  cette  maison....  Je  ne 
sais,  mon  ami,  si  tu  te  rappelles  Thérésa  d'Alexandre 
Dumas  et  ces  paroles  du  domestique  italien.  Mais,  en 
tout  cas,  tu  peux  très-bien  les  appliquer  à  ton  ami  et 
à  sa  famille.  Nous  venons  d'être  volés.  Le  vol,  il  est 
vrai,  n'a  pas  été  très-considérable;  mais,  quand  on 
marche,  comme  nous,  de  malheur  en  malheur,  quand 
on  est  obligé  de  les  considérer  comme  la  conséquence 
les  uns  des  autres,  comme  les  anneaux  d'une  lourde 
chaîne  que  nous  sommes  condamnés  à  porter,  tu  con- 
viendras que  c'est  une  chose  bien  douloureuse,  et  que 
le  dernier  malheur  (la  mort  de  son  père  )  était  assez 
grand  pour  combler  la  mesure.  » 

Lui,  de  son  côté,  prend  part  à  toutes  les  peines  dont 
souffrent  ceux  qu'il  aime;  son  affection  n'est  pas 
égoïste,  ni  son  amitié  un  calcul  intéressé.  «  Je  pense 


14  PIERRE  OLIVAINT. 

à  loi,  dit-il  à  son  plus  cher  camarade  :  car  tu  sais  bien 
que  je  ne  pense  pas  à  moi  seul.  » 

A  propos  d'un  deuil  récent,  il  écrit  ces  lignes  char- 
mantes, auxquelles  manque,  il  est  vrai,  ce  qui  ne  tar- 
dera pas  à  lui  venir  du  Ciel,  l'inspiration  chrétienne. 
11  s'agit  d'un  tout  petit  enfant,  subitement  enlevé  à 
l'amour  de  ses  parents  :  «  Si  une  parole  de  consolation 
venant  d'une  amitié  sincère  pouvait  amoindrir  d'une 
goutte  leur  douleur,  je  te  prierais  de  la  leur  offrir  de 
ma  part.  Il  est  bien  pénible  d'apprendre  les  douleurs 
de  la  paternité  avant  d'en  avoir  goûté  les  joies.  Mais 
l'enfant  qui  meurt  au  berceau  est  heureux  de  n'avoir 
pas  connu  le  chagrin  sur  la  terre!  Dormant  dans  sa 
petite  barcelonnette,  il  semblait  entre  la  vie  et  la 
mort,  entre  le  néant  et  l'existence.  L'enfant  qui 
échoue  au  seuil  emporte  moins  de  larmes  que  celui 
qui  a  grandi;  mais  la  mère  mesure-t-elle  jamais  ses 
larmes?...  » 

Le  ciel  n'était  pas  toujours  aussi  sombre;  il  y  avait 
parfois  une  éclaircie  dans  les  nuages,  et  c'était  l'a- 
mitié  prévenante  qui  ménageait  à  Pierre,  dont  l'âme 
était  triste  et  le  corps  souffrant,  un  peu  de  repos  et 
de  joie.  Un  ami  l'invitait-il  à  passer  quelques  jours  à 
la  campagne,  à  venir  chasser  avec  lui,  Pierre,  sans 
avoir  les  goûts  d'un  Nemrod,  acceptait  avec  recon- 
naissance, et  répondait  sur  un  ton  plus  joyeux  : 

«  Mon  ami,  tu  me  gardes,  dis-tu,  du  gibier.  C'est 
vraiment  très-bien  à  toi.  Me  garder  du  gibier  !  mais 
c'est  un  tonneau  de  vin  devant  un  buveur  d'eau  ! 
Songe  donc  que  le  lièvre  qui  passera  devant  moi 
n'aura  pas  plus  à  craindre  que  s'il  parlait  devant  un 


CHAPITRE  I.  15 

aveugle.  Car  si  je  ne  suis  pas  aveugle,  tu  le  sais,  peu 
s'en  faut.  C'est  égal,  je  ferai  de  mon  mieux;  quel  sera 
mon  mieux?...  peu  m'importe.  Le  but  principal  de 
ma  visite  chez  toi  n'est  pas  de  chasser  comme  un 
démon  ;  mon  but  est  de  te  voir,  de  voir  ton  pays  dont 
tu  m'as  tant  parlé,  et  surtout  de  voir  tes  parents. 
J'espère  donc  avec  toi  que  mes  douleurs  ne  me  re- 
prendront pas  avant  mon  départ;  sans  être  tout  à 
fait  guéri,  je  suis  maintenant  en  bonne  santé.  Mais 
vienne  une  petite  douleur,  un  misérable  point  de 
côté,  pauvre  vieillard  de  dix-huit  ans  qui  se  plaint 
déjà  de  rhumatismes...,  et  me  voilà  aux  cent  coups; 
je  suis  prêt  à  dire  avec  Béranger  : 

Un  lait  de  poule  et  mon  bonnet  de  nuit! 

ce  Eh  bien,  non;  pas  de  lait  de  poule,  pas  de  bonnet 
do  nuit;  malgré  les  rhumatismes,  je  suis  encore  un 
jeune  homme  ;  la  campagne,  la  chasse,  les  vendanges  I 
j'ai  déjà  joui  des  vendanges,  j'ai  même  été  barbouillé 
avec  du  raisin  noir  d'une  singulière  façon.  A  bientôt 
donc,  santé  et  plaisir,  tout  à  toi.  » 

Dans  cette  première  phase  de  sa  vie,  Pierre  OU 
vaint  reçut  donc  beaucoup  de  ses  amis.  Il  les  paya 
de  retour  en  les  aimant  d'une  affection  profonde,  et 
en  leur  donnant,  à  l'occasion,  de  sages  conseils.  Bien 
qu'il  n'eût  pas  encore  le  bonheur  d'accepter,  avec  ses 
conséquences  pratiques,  la  vérité  révélée,  il  ne  s'a- 
baissa jamais  jusqu'aux  grossières  erreurs  du  maté- 
rialisme; ce  qu'il  prêchait  à  ses  amis,  c'était  la  doc- 
trine spiritualiste  du  Dieu  personnel  et  de  l'âme 
immortelle. 

3 


16  PIERRE  OLIVAINT. 

«  Tu  viens  de  faire  ta  philosophie,  écrivait -il  à  l'é- 
poque où  lui-même  était  vétéran  de  rhétorique  à 
Gharlemagne,  mais  tu  as  repoussé  loin  de  toi  cette 
philosophie  du  doute  qui  renie  Dieu  et  tout  ce  que 
l'homme  a  de  sacré,  l'amitié,  le  dévouement;  tu  n'as 
pas  subordonné  tes  sentiments  à  l'égoïsme.  Que 
l'amitié  soit  entre  nous  ce  qu'elle  a  toujours  été, 
confiante,  empressée,  dévouée....» 

Chose  étonnante,  chez  ce  jeune  homme  qui  n'a  de 
la  religion  qu'une  idée  vague,  s'éveille  dès  lors,  sous 
le  coup  du  malheur  et  la  douce  influence  de  l'amitié, 
la  pensée  du  dévouement  héroïque  et  de  la  mort  san- 
glante. Le  même  ami  auquel  il  écrivait  ces  char- 
mantes lettres,  nous  raconte  que  bien  des  fois,  dans 
leurs  causeries  et  leurs  rêves  d'avenir,  Pierre  se  plai- 
sait à  commenter  son  idée  habituelle  :  «  Je  voudrais , 
disait-il,  si  par  impossible  fêtais  prêtre^  devenir  mis- 
sionnaire, et  si  fêtais  missionnaire,  être  martyr!...  « 

Terme  sublime  vers  lequel  Dieu  l'entraînait  déjà 
par  un  mystérieux  attrait.  Cette  tendance,  incertaine 
d'abord,  puis  décidée,  au  sacrifice  absolu  de  soi  suf- 
fit à  expliquer,  dès  ce  moment  et  jusqu'à  la  fin,  toute 
sa  vie.  C'est  déjà  ce  besoin  de  souffrir  et  de  s'offrir 
en  toute  rencontre  et  de  toute  manière,  qui  plus  tard 
lui  fera  dire  :  «  Le  dévouement  est  ma  j'iassion!  » 

Pierre  s'était  lié  d'une  étroite  amitié  avec  un  autre 
de  ses  camarades  de  Charlemagne,  nommé  Plenri, 
qui  devait,  sans  dessein  préconçu,  préparer  de  loin 
son  retour  à  Dieu.  C'était  une  brillante  intelligence, 
tournée  vers  les  lettres  et  la  poésie,  et  qui,  sur  les 
pas  de  Chateaubriand,  cherchait  dans    la  religion 


CHAPITRE  i.  17 

ce  qui  charme  rimagination  et  attendrit  le  cœur. 

L'union  des  deux  jeunes  gens  empruntait  un  ca- 
ractère sacré  à  la  circonstance  solennelle  et  doulou- 
reuse d'où  elle  était  née.  Pierre  en  raconte  ainsi  la 
touchante  histoire^  :  «  Je  n'aurais  pas  cru,  mon  ami, 
que  je  te  fusse  si  attaché.  Mais  quand  je  t'ai  quitté 
dans  la  cour  des  Messageries,  quand,  sans  m'y  atten- 
dre, j'ai  rencontré  la  diligence  qui  t'emmenaitet  qu'un 
embarras  de  voitures  m'a  permis  de  t'envoyer  un 
dernier  adieu,  j'ai  compris  la  place  que  l'amitié  nou- 
velle occupait  parmi  toutes  les  autres.  Mon  cœur 
s'est  serré  et  je  suis  revenu  triste.  Lorsque  je  suis 
rentré  à  la  maison,  ma  mère  m'a  dit  :  L'ami  du  cœur 
est  parti,  te  voilà  seul.. ..  —  C'est  ainsi  que  ma  bonne 
mère  te  désigne.  Elle  comprend  bien  où  sont  mes  af- 
fections et  mes  pensées.  Pendant  ces  quelques  jours 
que  je  ne  t'ai  point  vu,  je  me  suis  demandé  souvent 
ce  qu'il  en  serait  plus  tard  de  cette  amitié  qui  com- 
mençait entre  nous  ;  et  pensant  à  des  amis  autrefois 
chers,  indifférents  maintenant,  je  me  suis  figuré  que 
toi  aussi  tu  t'éloignerais  de  moi.  C'est  un  défaut  de 
ma  nature  de  chercher  ainsi  toujours  des  peines  dans 
l'avenir,  comme  s'il  n'y  en  avait  pas  assez  dans  le 
présent. 

ce  C'est  que,  vois-tu,  et  je  te  prie  de  n'en  pas  rire, il 
me  semble  qu'autre  chose  que  notre  volonté,  quel- 
que chose  de  providentiel,  en  ma  faveur  du  moins,  a 
voulu  que  notre  liaison  se  formât.  Comment,  placés 
aux  extrémités  de  cette  classe  de  rhétorique,  avons- 

1.  Lettre  de  Pierre  Olivaint  à  Henri,  26  ociobre  1835. 


18  PIERRE  OLIVAINT. 

nous  l'ait  tous  deux  quelques  pas  l'un  vers  l'autre, 
pour  nous  dire  les  choses  que  nous  nous  sommes 
dites?  Le  njoment  de  notre  liaison  se  rattache  à  un 
souvenir  douloureux  de  mon  âme,  tu  le  sais,  mon 
ami.  Je  venais  de  perdre  mon  père;  et  quand,  dans 
un  découragement  profond,  j'avais  bien  besoin  d'être 
consolé,  tu  as,  sans  le  savoir  peut-être,  beaucoup  fait 
pour  me  rendre  espoir  et  courage.  Dieu  fait  naître  le 
bien  à  côté  du  mal  ;  et  le  bien  était  alors  pour  moi 
dans  une  source  cachée  à  laquelle  je  ne  pensais  pas, 
je  veux  dire  dans  ton  amitié. 

ce  Tu  m'as  parlé  des  idées  qui  te  soutenaient,  et  je 
sens  déjà  qu'elles  me  soutiennent  ;  car  ces  idées  sont 
nobles,  pures,  religieuses;  et  si  je  puis  marcher  dans 
la  voie  comme  je  le  veux,  je  t'en  devrai  quelque 
chose.  Il  me  semble  déjà,  depuis  que  je  te  connais, 
que  je  suis  moins  mauvais  qu'auparavant.  G'estpour 
cela,  Henri,  que  je  m'abandonne  à  toi  avec  un  si 
grand  entraînement;  c'est  pour  cela  que  j'éprouve- 
rais tant  de  peine,  si  notre  amitié  se  brisait. 

«  Mais  ici  il  me  revient  un  passage  que  nous  avons 
lu  tous  deux  dans  Sainte-Beuve;  celui,  tu  t'en  sou- 
viens, où  il  parle  des  amitiés  consacrées  par  un  com- 
merce intime  de  religieuses  pensées,  et  en  quelque 
sorte  par  le  nom  de  Dieu  lui-même.  —  Veux-tu  qu'il 
en  soit  de  notre  amitié  comme  de  celies  dont  Sainte- 
Beuve  parle  dans  son  livre;  qu'elle  soit  ferme  et  inal- 
térable? Marchons  ensemble,  ami,  soutenons  nous 
l'un  l'autre,  apprenons-nous  l'un  à  l'autre  à  devenir 
des  hommes  de  bonne  volonté.  (  Combien  cette  ex- 
pression est  sublime!)  Qu'importe  si  noTis  n'avons 


CHAPITRE  I.  19 

pas  sur  la  terre  la  paix  promise  à  ces  hommes;  il 
serait  beau  de  purifier  son  cœur  pour  travailler  ainsi 
à  la  régénération  de  son  pays!  Mais  nous  ne  sommes 
point  forts,  et  nous  n'aurons  jamais  la  parole  étin- 
celante  de  Lacordaire.  —  C'est  ainsi  que  dit  Sainte- 
Beuve.  Cependant  ne  pourrons-nous  pas  faire  quel- 
que chose  dans  le  grand  œuvre?  Depuis  deux  ans, 
au  moins,  c'est  là  mon  rêve;  tu  as  dû  t'en  aper- 
cevoir. Je  ne  sais  si  c'est  à  cause  de  cette  idée  fixe 
que  je  travaille  la  philosophie  avec  tant  d'ardeur. 

«  Par  une  transition  naturelle  j'arriverais  ici  à  te 
parler  de  VEuropéen.  Mais  le  premier  numéro  n'est 
pas  encore  paru.  Aussi  bien,  je  suis  déjà  assez  ba- 
vard.... N'oublie  pas  de  m'apporter  Locke.  Comme  je 
ne  lis  plus  le  journal,  je  n'ai  rien  à  t'apprendre  de 
nouveau.  » 

Cette  lettre  nous  fait  pénétrer  jusqu'au  cœur  de 
Pierre  Olivaint.  On  y  voit  luire  quelques  rayons,  en- 
core vacillants,  de  foi  religieuse,  et  c'est  l'amitié  qui 
lui  fait  entrevoir,  parmi  bien  des  ombres,  cette  loin- 
taine aurore.  Une  parole  de  l'Évangile,  perdue  dans 
une  page  de  Sainte-Beuve,  le  remue  profondément, 
et  s'il  n'en  saisit  pas  encore  tout  le  sens,  l'expression 
déjà  lui  paraît  sublime. 

Et  quelles  espérances  ne  peut-on  pas  déjà  fonder 
sur  ce  jeune  homme  qui  ne  trouve  rien  de  plus 
beau  que  de  purifier  son  cœur  pour  travailler  ainsi  à 
la  régénération  de  son  pays  ? 

C'est  pour  faire  quelque  chose  «  dans  le  grand  œu- 
vre »  qu'il  étudie  la  philosophie  avec  ardeur  ;  mais, 
hélas  !  il  semblerait  que  Locke  fût  encore  un  de  ses 


20  PIERRE  OLIVAINT. 

oracles.  Enfin,  l'on  aura  remarqué  l'intérêt  que  les 
deux  amis  portent  à  la  Revue  de  Bûchez,  VEuropéen, 
qui,  à  cette  époque,  allait  reparaître  K 

Olivaint,  en  quête  de  la  vérité ,  ira  frapper,  en  ef- 
fet, à  la  porte  de  l'école  de  Bûchez,  avant  de  parvenir 
au  seuil  de  l'Église. 

1.  En  se  séparant  complètement  de  l'ccole  saint-simoniennej  Bû- 
chez fonda  VEuropécHy  revue  philosophique  qui  fut  l'organe  de  ce 
système  néo-catholique,  appelé  Buchésisme.  La  V^  série  parut  en 
1831-1832,  2  vol.  in-4,  et  la  2*  série  de  1835  à  1838,  2  vol.  in-^* 


CHAPITRE  II 


Choix  d'une  carrière.  —  L'Ecole  normale.  —  La  section  d'histoii^. 
Utopies  religieuses  et  sociales. 


Pierre  Olivaint  avait  vingt  ans,  quand  il  quitta  le 
lycée  Charlemagne  avec  son  diplôme  de  bachelier. 
Le  moment  critique  était  venu  de  choisir  une  car- 
rière. 

Sans  fortune  et  déjà,  malgré  sa  jeunesse,  chef  de 
famille  en  quelque  sorte,  il  sentait  une  grave  res- 
ponsabilité peser  sur  lui  :  désormais  c'était  au  fils 
aîné  de  soutenir  les  siens,  et  son  bon  cœur  le  pres- 
sait d'accomplir  au  plus  tôt  ce  devoir  qu'il  n'oubliera 
)amais. 

De  solides  et  brillantes  études  lui  permettaient 
d'aspirer  à  quelque  honorable  fonction  dans  l'ensei- 
gnement public,  ce  qui  d'ailleurs  répondait  fort  bien 
à  ses  aptitudes  et  à  son  attrait.  Cette  vocation,  envi- 
sagée seulement  par  le  côté  humain,  ne  lui  apparais- 
sait pas  encore,  il  est  vrai,  dans  toute  sa  noblesse  et 
sa  grandeur;  comme  autrefois  François  Xavier  avant 


22  PIERRE  OLIVAINT. 

sa  conversion,  Pierre  n'y  voyait  guère  qu'une  route 
ouverte  devant  lui  pour  le  conduire  à  une  convenable 
aisance,  peut-être  même  à  la  fortune  et  aux  honneurs. 
N'était-ce  pas  le  temps  où  des  professeurs  fameux, 
tels  que  les  Guizot,  les  Cousin,  les  Yillemain,  quit- 
taient les  lettres  pour  la  politique,  et  descendaient 
de  la  chaire  pour  monter  à  la  tribune  et  régenter  le 

pays? 

L'ambition  du  bachelier,  sans  avoir  d'aussi  hautes 
visées,  pouvait  trouver  encore  à  se  satisfaire,  et 
nombreux  étaient  les  jeunes  gens  qui,  poussés  par 
la  même  espérance,  accouraient  de  tous  les  points 
de  la  France  vers  l'École  normale,  principale  pépi- 
nière du  haut  enseignement  officiel. 

Déterminé  par  ces  motifs,  Pierre  Olivaint  se  pré- 
senta au  concours  d'entrée,  et,  dans  les  premiers 
jours  d'octobre  1836,  il  fut  admis  douzième,  avec 
bourse  entière.  Ce  succès  modeste  lui  causa  une  joie 
d'autant  plus  sensible,  qu'il  allégeait  les  charges  de 
sa  mère. 

La  prudence  humaine  approuvait  la  résolution  du 
jeune  homme  et  lui  prédisait  un  heureux  avenir; 
mais  une  sagesse  mieux  avisée  avait  lieu  de  conce- 
voir à  son  sujet  de  vives  alarmes.  Qu'en  serait-il  de 
lui  bientôt?  Qu'allaient  devenir  ces  premiers  élans 
vers  Dieu  à  peine  connu,  vers  la  vérité  à  demi-décou- 
verte? Comment  trouverait-il  la  foi  dans  le  même  mi- 
lieu sceptique  où  tant  d'autres  l'avaient  perdue? 
Théodore  Jouffroy  avait  quitté  ses  chères  montagnes 
du  Jura,  emportant  des  convictions  qu'il  croyait  iné- 
branlables ;  et  quelques  mois  plus  tard,  celui  qu'à 


CHAPITRE  II.  23 

TEcole  normale  on  nommait  le  Sicambre,  courbait 
lui-même  la  tête  et  jetait  au  vent  sa  croyance  et  son 
bonheur.  C'était,  hélas  !  la  commune  hig^oire,  et  Pierre 
encore  indécis,  travaillé  par  le  doute,  ne  venail-il 
pas  y  ajouter  sa  page? 

Pour  comprendre  l'imminence  et  la  grandeur  du 
péril,  il  importe  de  se  faire  une  juste  idée  de  ce  qu'é- 
tait, vers  1836,  le  grand  établissement  universitaire. 

11  avait  pour  directeur  Victor  Cousin,  alors  à  l'apo- 
gée de  sa  réputation  et  de  son  influence.  Conseiller 
d'État,  membre  du  conseil  royal  de  l'instruction  pu- 
blique, professeur  titulaire  à  la  Sorbonne  depuis  la 
retraite  de  Royer-Collard,  membre  de  l'Académie 
française  et  de  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques,  pair  de  France,  le  philosophe  éclectique 
disposait  en  maître  de  la  destinée  des  jeunes  gens 
placés  sous  son  haut  patronage.  La  fortune  sem- 
blait faite  à  qui  savait  lui  plaire  ;  mais  malheur  à 
l'audacieux  ou  à  l'imprudent  qui  blessait  son  extrê- 
me susceptibilité  d'auteur  et  se  risquait  à  défendre 
quelque  opinion  proscrite  ! 

On  consultait  avidement  ses  Hvres  à  mesure  qu'ils 
paraissaient,  pour  savoir  ce  qu'il  était  permis  de  dire 
et  de  penser;  et  comme  deviner  juste  était  parfois 
difficile,  chacun  s'arrangeait  un  système  commode, 
dont  le  principal  mérite  consistait  à  ne  pas  heurter 
les  idées  du  tout-puissant  directeur. 

Avec  l'indépendance  de  son  caractère,  Pierre  Oli- 
vaint  eut  à  souffrir  beaucoup  de  cette  contrainte, 
dont  il  devait  bientôt  s'affranchir  avec  éclat.  Au  dé- 
but, estimant  toute  opposition  vaine  et  même  impos- 


24  PIERRE  OLIVAINT. 

sible,  il  garda  le  silence  et  laissa  faire.  Les  professeurs 
dont  il  écoutait  les  leçons  avaient  chacun  sa  doc- 
trine. M.  Vacherot  et  M.  Damiron,  qui  tous  les  deux 
enseignaient  la  philosophie,  étaient  les  admirateurs 
de  M.  Cousin  et  les  fidèles  échos  du  maître,  tandis 
que  M.  A.  Garnier,  avec  une  réserve  prudente,  s'ef- 
forçait d'écarter  de  lui  cette  humiliante  tutelle  ;  mais 
la  foi  catholique,  ici  et  là  traitée  en  ennemie  ou  en 
étrangère,  n'y  gagnait  rien.  Venaient  ensuite  des 
hommes  d'un  caractère  et  d'un  mérite  très-divers. 
Dans  la  même  chairemontaient  tourà  lourM.  Gibon, 
vieil  humaniste,  d'humeur  bourrue,  qui  initiait  à  la 
littérature  latine  les  élèves  de  première  année,  et  le 
professeur  de  grec,  M.  Lebas,  fils  du  conventionnel, 
ancien  précepteur  du  prince  Louis-Napoléon*,  l'an  des 
héros  de  Juillet.  M.  Filon,  dans  son  cours  d'histoire, 
assez  respectueux  d'ailleurs  pour  la  religion,  défendait 
les  idées  parlementaires  et  gallicanes,  et  M.  Désiré 
Nisard,  s'il  vouait  une  sorte  de  culte  à  Bossuet  et  à 
nos  grands  écrivains  du  dix-septième  siècle,  admi- 
rait plutôt  le  style  qu'il  n'adoptait  les  fermes  principes 
de  ces  incomparables  modèles.  M.  Henri  Wallon,  bien 
jeune  alors,  profitait,  il  est  vrai,  de  l'étude  des  tradi- 
tions primitives,  pour  démontrer,  avec  la  conviction 
d'un  catholique,  l'authenticité  du  Pentateuque.  Mais 
quelles  incertitudes,  quels  conflits  d'idées  devaient 
produire  dans  de  jeunes  têtes  ces  doctrines  contra- 
dictoires qui  s'imposaient  toutes  à  la  fois  avec  l'au- 
torité du  talent,  souvent  avec  le  prestige  d'un  nom 

1.  Napoléon  lU. 


CHAPITRE  II.  25 

célèbre!  Sans  critérium  pour  choisir,  assez  portés 
par  l'intérêt  de  leur  carrière  à  pencher  vers  les  opi- 
nions en  faveur,  les  futurs  maîtres,  pour  la  plupart, 
s'en  tenaient  à  une  froide  indifférence  en  fait  de  reli- 
gion. C'est  d'eux  surtout  qu'on  pouvait  dire  :  «  Quel- 
ques-uns résistent,  la  plupart  succombent,  tous  sont 
exposés  à  une  épreuve  cruelle  au-dessus  de  leur 
âge*.  » 

Cette  absolue  liberté  de  tout  dire,  de  tout  ensei- 
gner, était  non-seulement  tolérée,  mais  positivement 
voulue  et  hautement  louée.  «  L'École  normale,  s'é- 
criait M.  Cousin  avec  quelque  emphase,  est  l'image 
de  l'Université,  comme  l'Université  est  l'image  de  la 
France.  Nulle  barrière  religieuse ,  nul  engagement 
étroit  en  contradiction  avec  V esprit  de  nos  mœurs  et  de 
nos  institutions  ^  !  » 

Choquante  contradiction  d'un  régime  qui,  tandis 
qu'il  émancipait  l'homme  de  toute  croyance,  de  toute 
autorité  religieuse,  imposait  au  citoyen  le  joug  d'un 
enseignement  obligatoire  donné  par  l'État!  Le  temps 
a  fait,  en  partie,  justice  de  cette  inique  prétention; 
mais  alors  elle  passait  pour  un  droit  inaliénabls  dans 
les  hautes  régions  du  pouvoir,  dans  le  monde  uni- 
versitaire et,  plus  que  partout  ailleurs,  à  l'Écol 
normale. 


1.  Le  comte  de  Montalembert,  Discours  à  la  Chambre  des  Pairs, 
dans  la  discussion  du  projet  de  loi  sur  V enseignement  secon- 
daire ^  en  1844. 

2.  Discours  à  la  Chambre  des  Pairs,  1844.  Public  par  l'auteur  dans 
non  livre  intitulé  :  Défense  de  V Université  et  de  la  philosophie ,  Paris, 
1844. 


26  PIERRE  OLIVAINT. 

Après  une  année  de  courageux  efforts,  Pierre  Oli- 
vaint  prit  définitivement  place  parmi  les  «  histo- 
riens ».  C'était  la  réalisation  de  son  vœu  le  plus  ar- 
dent, et  voici  de  quelle  façon  il  en  témoignait  sa 
joie*. 

«  Je  ne  veux  pas,  mon  ami,  te  laisser  attendre 
plus  longtemps  la  bonne  nouvelle.  Je  passe  en  his- 
toire ;  la  chose  est  décidée.  Depuis  deux  mois,  j'étais 
dans  une  inquiétude  très-grande.  Je  me  sentais  peu 
à  peu  devenir....  cuvette,  c'est-à-dire  grammairien; 
c'est  ainsi  qu'on  appelle  sottement  les  grammairiens 
à  l'École.  Mais,  quoique  je  reconnaisse  toute  l'absur- 
dité de  cette  qualification  et  du  préjugé  que  nous 
avons  tous  contre  la  grammaire,  je  n'aurais  pas  été 
bien  aise  de  devenir....  cuvette!  Tu  en  connais  assez 
les  raisons.  Je  sais  bien  qu'une  nouvelle  métamor- 
phose aurait  pu  faire  de  moi  un  historien  ;  mais 
j'aime  autant  que  les  présidents  du  concours  d'agré- 
gation n'aient  qu'une  fois  à  prononcer  sur  moi  les 
paroles  magiques  :  dignus  es  intrare! 

«  Ce  n'est  absolument  qu'au  dernier  moment  que 
j'ai  pu  savoir  mon  sort.  La  lutte  qu'il  a  fallu  soute- 
nir toute  l'année  a  duré  jusqu'à  l'examen,  et  M.  Le- 
tronne  eût  été  peut-être  très-embarrassé  pour  nous 
donner  des  rangs.  J'ai  eu  à  répondre  sur  des  questions 
que  je  désirais  avoir;  toutaétépour  le  mieux.  » 

L'histoire,  à  laquelle  Pierre  Olivaint  allait  se>ouer, 
avait  conquis  une  immense  vogue  depuis  le  commen- 
cement du  siècle,  et  particulièrement  depuis  la  re- 

1.  Lettre  du  31  août  1837. 


B^HVWm  CGLL»eK  LIBKAUï 
CEltolJllf  HllL,  MA»«. 

CHAPITRE  II.  9.t 

naissance  littéraire  inaugurée  par  là  Restauration. 
Religieuse  et  monarchique  avec  Chateaubriand,  élo- 
qucmment  descriptive  sous  le  pinceau  d'Augustin 
Thierry,  fataliste  et  révolutionnaire  dans  les  nom- 
breuxvolumcs  de  M.  Thiers,  elle  avait  souvent  fourni 
des  armes  à  la  politique  et  subi,  selon  les  partis  ou 
les  systèmes  qui  l'exploitaient,  bien  des  métamor- 
phoses. Une  des  dernières  avait  eu  pour  auteur  Jules 
Michelet,  lui-môme  ancien  élève  du  collège  Charle- 
magne,  jusqu'en  1837  maître  de  conférences  à  l'École 
normale,  naguère  royaliste  et  catholique  de  ten- 
dances, mais  qui  depuis,  suivant  le  caprice  de  l'opi- 
nion et  les  vicissitudes  des  choses,  avait  orienté  sa 
voile  d'un  tout  autre  côté*. 

Au  moment  où  Pierre  Olivaint  entra  dans  la  sec- 
tion d'histoire,  Michelet,  disgracié  par  M.  Cousin, 
était  contraint  d'interrompre  son  cours  à  l'École  nor- 
male ;  mais  il  continuait  d'y  exercer  une  immense 
influence,  tant  par  les  souvenirs  et  les  regrets  qu'il 
avait  laissés,  que  par  le  retentissement  de  ses  leçons 
au  Collège  de  France,  où  ses  anciens  élèves  étaient 
ses  auditeurs  assidus. 

Peu  de  professeurs  unirent,  au  môme  degré  que  Mi- 
chelet, à  d'étranges  travers  d'esprit  les  qualités  les 
plus  séduisantes.  Il  aimait  ses  élèves,  il  était  aimé 
d'eux  ;  une  naïve  admiration  de  lui-même,  jointe  à  une 
extrême  sensibilité,  lui  dictait,  à  ce  propos,  des  pages 
pleines  d'une  émotion  un    peu   affectée  peut-être, 


l.  Victor  Cousin  se  vantait  d'avoir  empêché  Uicheleldese  jeter  dans 
les  bras  du  christianisme. 


28  PIERRE  OLIVAINT. 

mais  qui  gagnait   aisément   ses    jeunes   disciples. 

«  Vivant  dans  une  grande  solitude,  dit-il,  je  dé- 
sirais de  moins  en  moins  la  société  des  hommes. 
Celle  que  je  trouvai  dans  m.es  élèves,  à  l'École  noi  • 
maie  et  ailleurs,  rouvrit  mon  cœur,  le  dilata.  Ces  jeu- 
nes générations,  aimables  et  confiantes,  qui  croyaient 
en  moi,  me  réconcilièrent  avec  l'humanité.  J'étais  tou- 
ché, j'étais  attristé  souvent  aussi  de  les  voir  se  suc- 
céder devant  moi  si  rapidement.  A  peine  m'atta- 
chais-je,  que  déjà  ils  s'éloignaient.  Les  voilà  tous 
dispersés,  et  plusieurs  (si  jeunes!)  sont  morts.  Peu 
m'ont  oublié;  pour  moi,  vivants  ou  morts,  je  ne  les 
oublierai  jamais.  Ils  m'ont  rendu,  sans  le  savoir,  ufi 
service  immense.  Si  j'avais,  comme  historien,  un  mé- 
rite spécial  qui  me  soutenait  à  côté  de  mes  illustres 
prédécesseurs,  je  le  devais  à  l'enseignement,  qui, 
pour  moi,  fut  l'amitié.  Ces  grands  historiens  ont  été 
brillants,  judicieux,  profonds.  Moi,  j'ai  aimé  davan- 
tage*, ^-y 

Celte  sympathie  mutuelle  du  maître  et  des  disci- 
ples, rendait  facile  et  presque  fatale  la  communauté 
d'idées  et  de  sentiments. 

Ce  poète  qui,  dans  un  état  d'exaltation  fébrile, 
chantait  les  événements  sur  un  ton  d'inspiré  et  trans- 
formait l'histoire  en  épopée,  en  drame,  en  roman;  ce 
philosophe  fataliste,  soumettant  les  actions  humai- 
nes à  des  lois  nécessaires,  à  des  formules  algébriques  ; 
ce  chercheur  aventureux  qui,  trop  souvent,  mêlait  à 
des  appréciations  j.ustes  les  conceptions  les  plusbizar- 

1.  Z>  Peuple,  p.  34. 


CHAPITRE  II.  29 

res  et  les  écarts  les  plus  insensés,  n'avait-il  pas,  dans 
les  égarements  mêmes  de  son  génie,  plus  qu'il  ne  fal- 
lait pour  fasciner  et  enthousiasmer  une  jeunesse  à 
l'imagination  vive,  sans  convictions  sérieuses,  mais 
avide  de  vérité?  11  est  certain  que  Pierre,  à  la  sortie 
du  collège,  eut  d'abord  une  sincère  admiration  pour 
Micliclet.  Sans  doute  celui-ci,  en  1837,  n'en  était  pas 
encore  ù  ce  délire  impie  et  furieux  qui,  six  ans  plus 
tard,  valut  à  son  cours  du  Collège  de  France  un  scanda- 
leux succès;  déjà  toutefois,  dans  son  enseignement, 
la  religion  se  trouvait  travestie  de  telle  façon,  qu'un 
critique  éminent  a  pu  dire  que,  pour  cet  écrivain, 
«  tout  était  le  christianisme,  excepté  le  christianisme 
lui-même  ^  » 

Nous  avons  sous  les  yeux,  soigneusement  analysées 
par  Pierre  Olivaint,  une  vingtaine  de  leçons  de 
Michelet  sur  le  quinzième  siècle.  L'esprit  du  maî- 
tre s'y  révèle,  presque  à  chaque  page,  et  l'on  devine 
aisément,  à  cette  lecture,  la  funeste  influence  d'un 
tel  enseignement  sur  de  jeunes  esprits.  Voici, 
par  exemple,  ce  que  Pierre  Olivaint  apprenait  de 
la  bouche  de  Michelet,  au  sujet  du  christianisme. 
«  Les  anciens  n'eurent  pas  une  idée  assez  complète 
de  l'unité  parmi  les  hommes  ;  l'humanité  pour  eux  se 
réduisait  à  l'agora.  »  Jusqu'ici  rien  de  plus  vrai.  Mais 
on  poursuit  :  «le  christianisme  apporta  un  mot  d'une 
compréhension  plus  vaste  :  l'Église,  Uy^lr^ah^  fut  la 
société  de  ceux  qui  croyaient  en  Jésus- Christ  dans  le 


1.  M.  A.  Nettement^  Histoire  de  la  littérature  sous  le gouvernemeni 
de  Juillet,  t.  II,  p.  430. 


30  PIERRE  OLIVAINT. 

présent,  dans  le  passé,  dans  l'avenir.  Les  conciles 
furent  les  représentations  de  cettesociélc chrétienne; 
les  moines  en  furent  comme  les  liens  ;  ils  furent  les  vé- 
ritables précurseurs  des  trois  grandes  institutions 
modernes,  la  presse,  la  poste  et  l'enseignement 
gratuit.  ^) 

Dans  cette  définition  du  christianisme,  louangeuse 
à  certains  égards,  pas  un  mot  qui  laisse  soupçonner 
à  l'auditoire  qu'il  s'agit  d'une  religion  révélée,  d'une 
institution  divine,  toujours  vivante,  immortelle. 
C'est  qu'en  effet,  au  sentiment  de  l'historien  poëte, 
l'Église  n'est  point  cela.  «  Nous  avons  fait,  dit-il,  un 
pas  de  plus.  Nous  sommes  tous  en  concile  depuis 
trois  siècles  ;  le  monde  n'est  plus  qu'un  grand  concile, 
où  les  questions  s'agitent  avec  la  liberté  d'interpré- 
tation. Partout  où  vous  serez  assemblés  en  mon  nom, 
dit  l'Écriture,  je  serai  au  milieu  de  vous.  Dieu  est  au 
milieu  de  nous!...  Mais  pour  que  ce  grand  concile 
pût  avoir  lieu,  il  fallait  un  secours  que  l'homme  ne 
trouvait  pas  en  lui-même.  L'industrie  devait  le  lui 
donner  :  l'imprimerie  fut  découverte  !  « 

Cela  suffît  pour  donner  une  idée  de  tous  les  pa- 
radoxes antireligieux  dont  le  professeur  parsemait 
chacune  de  ses  leçons.  Ce  qui  n'empêchait  pas  les 
grands  maîtres  de  l'Université  de  déclarer,  «  la  main 
sur  la  conscience,  que  ni  dans  les  cahiers  mis  sous 
leurs  yeux,  ni  dans  les  écrits  publiés,  ils  n'avaient 
trouvé  une  ligne  qui  de  près  ou  de  loin  portât  la 
moindre  atteinte  à  la  religion*.  » 

1.  Discours  de  M.  Victor  Cousin,  Chambre  des  Pairs,  séance  da 
21  avril  1844. 


CHAPITRE  II.  31 

La  passion  que  Pierre  Olivaint  ressentait  pour  les 
études  historiques  devait  donc,  ce  semble,  le  rejeter 
encore  plus  loin  de  l'Église  dont  il  était  l'enfant  par 
le  baptême,  mais  un  enfant  qui  ne  connaissait  pas 
sa  mère. 

Durant  trois  années,  le  futur  professeur  fut  tout  en- 
tier à  la  préparation  laborieuse  de  sa  carrière.  Son 
esprit  était  vif  et  pénétrant;  sa  mémoire  exercée  et 
facile;  son  éloculion  correcte  et  élégante;  mais  le 
travail,  qui  lui  faisait  goûter  ses  charmes  aus- 
tères, devenait  par  là  même  un  péril,  en  l'exposant 
à  mettre  de  côté  le  souci  de  son  âme  et  à  fausser 
toutes  ses  idées  par  un  habituel  contact  avec  l'er- 
reur. 

Et  cependant  l'enseignement  rationaliste  ou  scep- 
tique de  l'École  ne  fut  pas  le  seul,  ni  peut-être  le 
principal  obstacle  à  la  conversion  d'Olivaint.  La  sé- 
duction de  l'esprit  s'exerça  sur  lui  plus  encore  au 
dehors  qu'au  dedans,  et  la  pire  contagion  fut  celle 
des  idées  politiques  et  sociales  qui  passionnaient 
alors  les  esprits. 

Quoi  de  plus  naturel  qu'il  en  fût  ainsi,  à  une  épo- 
que où  le  directeur  de  l'École  normale  dédiait  un  de 
ses  dialogues  de  Platon  à  la  mémoire  d'un  ancien 
élève,  le  jeune  Farcy,  tué  dans  les  rangs  de  l'é- 
meute en  1830? 

Ce  que  Pierre  avait  retenu  des  conversations  pater- 
nelles, ce  qu'il  lisait  ou  entendait  des  utopies  à  la 
la  mode,  avait  formé  comme  un  dépôt  au  fond  de 
cette  âme  ouverte  à  tout  ce  qui  s'offrait  avec  quelque 
apparence  de  générosité  et  de  grandeur. 


32  PIERRE  OLIVAINT. 

Parmi  le  peuple  des  faubourgs  et  chez  la  jeunesse 
des  écoles,  on  s'agitait  dans  l'espérance  d'une  ère 
nouvelle  ;  on  rêvait  un  monde  régénéré  qui  ne  con- 
naîtrait plus  l'ignorance  et  la  misère. 

Saint-Simon  avait,  en  mourant,  légué  à  des  disci- 
ples fervents  ce  qu'ils  appelaient  son  évangile,  et 
ceux-ci  mettaient  un  grand  zèle  à  prêcher  leur 
nouveau  christianisme,  religion  étrange,  sans  dogme 
comme  sans  morale  et  qui  eut,  dans  l'intervalle  de 
quelques  jours,  son  apogée  et  sa  décadence. 

L'utopiste  démocrate,  Charles  Fourier,  inventait  la 
dégradante  folie  du  phalanstère  j  Pierre  Leroux,  son 
système  humanitaire.  Tout  se  heurtait  dans  la  nuit 
et  le  chaos.  La  philosophie,  devenue  éclectique, 
était  tour  à  tour,  et  presque  à  la  fois,  dans  la  même 
chaire  et  dans  le  même  livre,  matérialiste,  spiritua- 
liste,  panthéiste  et  sceptique.  Il  n'était  pas  jusqu'au 
drame  et  au  roman  qui  n'eussent  leurs  prétentions 
à  créer  le  monde  nouveau,  à  quoi  ils  s'employaient 
l'un  et  l'autre,  en  multipliant  les  fictions  scandaleuses, 
rêves  hideux  d'une  muse  en  délire. 

Défendu  parla  noblesse  naturelle  de  ses  sentiments, 
Pierre  n'éprouva  qu'un  profond  dégoût  pour  ce  qu'il 
rencontra  sur  sa  route  de  bas  et  de  grossier;  mais 
trompé  d'abord  par  les  fausses  lueurs  qu'il  prit  pour 
la  vraie  lumière,  il  s'égara  quelque  temps  à  la  pour- 
suite du  spécieux  fantôme  que  Bûchez  évoquait  alors 
aux  yeux  éblouis  de  la  jeunesse  et  qui  a  sa  place 
dans  l'histoire  des  doctrines  aventureuses  de  cette 
époque  tourmentée. 

Né  pauvre,  parvenu  par  l'énergie  et  le  travail  à  une 


CHAPITRE  II.  33 

carrière  libérale,  Philippe  Bûchez  était  devenu  malc- 
rialiste  et  révolutionnaire  à  l'école  de  médecine  de 
Paris,  et,  jeune  encore,  il  avait  fondé,  avec  ses  amis 
Flottard  et  Bayard,  la  Charbonnerie  en  France.  Apres 
quelques  conspirations  avortées,  il  se  jeta  dans  la 
secte  saint-simonienne,  prit  une  part  Irès-active  à 
l'insurrection  de  Juillet,  puis,  dégoûté  des  théories 
absurdes  et  immorales  du  P.  Enfantin  ,  il  s'avisa 
d'opposer  école  à  école  et  d'ouvrir  chez  lui,  rue  Cha- 
bannais,  des  discussions  publiques  qui  lui  valurent 
de  nombreux  amis  et  de  fervents  disciples*. 

Bûchez,  abjurant  alors  le  matérialisme,  proclama 
franchement  son  admiration  pour  l'Évangile,  et  au 
lieu  de  la  théorie  révolutionnaire  des  droits  de 
l'homme,  il  donna  pour  base  à  sa  doctrine  le  devoir 
unique  de  la  fraternité  universelle.  L'amour  des  hom- 
mes était  tout  son  dogme  et  toute  sa  morale  ;  quani 
à  l'amour  de  Dieu,  l'école  buchésiste  en  parlait  peu. 
A  la  place  de  Notre-Seigneur,  homme-Dieu,  elle  ado- 
rait un  Christ  social,  mal  défini,  et  à  l'Eglise  divine- 
ment instituée  pour  enseigner  et  sauver,  elle  substi- 
tuait la  France  armée  de  la  vérité  pour  imposer  au 
monde  la  fraternité  ^  Ces  mots  sonores  retentissaient 

1.  Vie  du  R.P.  H>jacinlhe  Besbon,  par  E.  Cuilicr,  t.  I.p.  17.  —  Vie 
duR.  P.  Lacordaire,  par  M.  Foisset,  t.  I,  p.  468. 

2.  Rien  ne  donne  plus  exactement  l'idée  du  système  religieux  et  so- 
cial de  Buclicz  que  le  dessin  qu'il  inspira  à  l'un  de  ses  plusehers  disci- 
ples, Charles  LJesson,  comme  un  résumé  saisissant  des  doctrines  de 
l'école  :  Le  Christ  prêchant  la  fraternité  au  monde.  Le  Christ  est 
porté  sur  un  globe  où  est  écrit  le  mot  France  ;  il  foule  aux  pieds  le 
serpent  de  l'égoïsme  et  tient  à  la  main  une  banderole  où  on  lit  Fra- 
ternité. Deux  anges  coilTés  du  bonnet  phrygien  l'accompagnent,  et 
sur  leurs  auréoles  brillent  les  noms  de  Liberté^  Égalité.  La  Liberté 


34  PIERRE  OLIVAINT. 

harmonieusement  à  l'oreille  de  jeunes  gens  d'élite, 
fatigués  du  doute,  qui  se  prenaient  à  aimer  ce  que 
jusqu'alors  ils  avaient  entendu  mépriser  et  blasphé- 
mer. Plusieurs,  plus  conséquents  que  le  maître  qui 
montrait  la  voie  sans  s'y  engager,  accoururent  dans 
le  sein  de  l'Église  catholique,  pour  apprendre  la  vé- 
rité totale;  et  non  contents  de  redevenir  chrétiens, 
une  fois  sur  le  bon  chemin,  ils  s'élancèrent  jusqu'au 
sommet  de  la  perfection  évangélique.  Tels  furent, 
entre  autres,  Réquédat,  intime  ami  d'Olivaint,  Picl, 
Besson,  trois  jeunes  hommes  admirables,  morts 
pieusement  sous  l'habit  de  saint  Dominique.  Pierre 
devait  bientôt  rivaliser  de  dévouement  avec  eux,  et 
déjà,  dans  les  idées  confuses,  mais  généreuses  du 
saint-simonien  repentant,  il  trouvait  un  premier  ali- 
ment pour  son  âme.  Comme  le  sculpteur  Eugène  Bion, 
comme  un  autre  artiste  de  grand  mérite,  Jean  Du- 
seigneur,  Pierre  aurait  pu  répéter,  au  sujet  de  Bû- 
chez, la  parole  de  son  collaborateur  le  plus  dévoué, 
M.  Boux-Lavergne,  depuis  prêtre  et  chanoine  de  Ren- 
nes :  ce  II  est  pour  nous  le  portier  de  l'Église,  lui  seul 
n'entre  pas.  » 

A  peine  initié  à  ce  néo- catholicisme,  qui  en 
somme  valait  mieux  que  tout  ce  qu'il  avait  jus- 
qu'alors connu,  Olivaint  s'empressa  de  lui  chercher 

tire  un  glaive,  l'Égalité  porte  un  livre  ouvert  avec  ce  texte  :  Aimez  vo- 
tre prochain  comme  vous-même  et  Dieu  par-dessus  tout.  Que  le 
premier  parmi  vous  soit  votre  serviteur.  Sur  la  gravure,  due  à  un 
autre  buchésien,  nommé  Éveillard,  on  a  effacé  ces  mots  :  Dieu  par- 
dessus tout.  Nulle  part  n'apparaît  la  croix,  signe  de  la  vraie  foi,  sym- 
bole de  l'espérance  et  de  la  charité.  [Vie  du  R.  P.  Bessoii^  par  M.  Car- 
tier, t.  I;  p.  33,  44.) 


CHAPITRE  II.  35 

des  néophytes.  Un  des  professeurs  les  plus  distin- 
gués de  la  faculté  des  lettres  de  Paris,  son  ancien 
camarade  d'École,  raconte  comment  le  nouveau  dis- 
ciple de  Bûchez,  dans  son  ardeur  de  prosélytisme, 
s'efforçait  de  le  gagner  au  prétendu  christianisme 
prêché  dans  le  cénacle  de  la  rue  Chabannais.  Il  n'y 
réussit  pas,  malgré  le  don  merveilleux  qu'il  avait 
déjà  d'attirer  à  lui  ceux  qui  l'entouraient,  et  d'exer- 
cer sur  eux  une  puissante  influence.  Plein  de  tact,  de 
prévenance  et  de  saillies  charmantes,  il  tempérait  par 
un  sourire  habituel  ce  que  son  visage  offrait,  de  prime 
abord,  d'un  pou  sévère,  et  la  vivacité  d'un  regard 
pétillant  d'esprit  corrigeait  vite  le  défaut  de  ses  yeux. 
Mais  à  quoi  bon  ces  dons  naturels,  si  celui  qui  les 
possédait,  ignorant  la  vérité,  ne  les  faisait  servir 
qu'à  la  propagation  de  l'erreur?  Ne  devenaient-ils 
pas  un  piège?  N'était-il  pas  à  craindre  que,  chez  ce 
jeune  homme  enthousiaste,  au  cœur  affectueux,  le 
sentiment  ne  décidât  des  idées?  Ennemi  de  tout  cal- 
cul égoïste,  répugnant  à  toute  basse  intrigue,  Pierre 
n'avait  pas  grand'chose  à  redouter  du  côté  de  l'inté- 
rêt ambitieux  et  cupide;  mais  ne  se  laisserait-il  point 
surprendre  à  la  fiperie  des  mots  bizarrement  accou- 
plés qui  retentissaient  à  son  oreille  :  liberté,  religion^ 
église,  démocratie,  révolution,  évangile,  dont  les 
uns  répondaient  à  ses  préjugés  d'éducation,  les  autres 
aux  nouvelles  aspirations  de  son  âme?  Dieu  ne  le 
permit  pas;  la  grâce  prévint  et  secourut  la  bonne  vo- 
lonté, et  la  Lumière  qui  éclaire  tout  homme  venant 
en  ce  monde,  illumina  par  degrés  celte  intelligenc 
qui  cherchait  loyalement  la  vérité 


CHAPITRE  IIÎ 


Acliemiiiemcnt  vers  'a  vérité.  —  Conversion 


Pierre  tentait  toutes  les  voies  sans  trouver  d'issue. 
Ce  qu'il  poursuivait  avec  passion  lui  échappait  comme 
une  ombre.  Avant  d'arriver  à  la  paix  que  donne  la 
foi,  lui  aussi,  comme  dit  son  contemporain  Frédéric 
Ozanam,  «  connut  toute  l'horreur  de  ces  doutes  qui 
rongent  le  cœur  pendant  le  jour  et  qu'on  retrouve  la 
nuit  sur  un  chevet  mouillé  de  larmes.  »  Lui  aussi,  il 
commença  par  frapper  à  la  porte  de  plusieurs  écoles, 
ainsi  qu'il  le  racontait  trois  ans  plus  tard^  à  un  ami 
qu'il  voulait  ramener  à  Dieu. 

ce  Je  lisais  dernièrement  une  histoire  qui  m'a  vive- 
ment intéressé.  Un  philosophe  après  avoir  été  stoïcien, 
péripatéticien,  pythagoricien,  s'attacha  aux  doctrines 
platoniciennes.  Il  sentait  son  ame  a 'élever  comme  sur 
des  ailes  en  considérant  les  idées.  Il  se  croyait  déji 

I.  Lettre  datée  du  20  septembre  18'iO, 


CHAPITRE    III.  37 

devenu  sage  et  concevait  rcspérance  de  voir  Dieu 
bientôt.  Mais  un  jour,  comme  il  se  promenait  au  hord 
de  la  mer,  il  vit  venir  à  lui  un  vieillard  plein  de  gra- 
vité et  de  douceur.  Laconversation  s'engagea. Le  vieil- 
lard prouva  facilement  au  philosophe  que  Platon  et 
Pythagore  eux-mêmes  n'avaient  bien  connu  ni  Dieu 
ni  Tàme,  que  la  vérité  sur  ces  deux  points  ne  peut 
être  établie  que  par  l'autorité,  et  il  lui  raconta  l'en- 
seignement des  prophètes,  ces  véritables  sages  inspi- 
rés de  Dieu.  Le  philosophe  se  rendit;  il  s'attacha 
encore  une  fois  à  un  nouveau  maître,  à  Jésus-Christ 
qu'il  ne  devait  point  quitter.  Son  esprit  et  son  cœur 
ne  trouvèrent  la  paix  que  sous  cette  autorité  sacrée 
qui  réside  dans  l'Église  choisie  de  Dieu  pour  présenter 
au  monde  les  livres  où  sont  révélées  les  lois  de  son 
culte.  «Je  vois  que  vous  aimez  les  discours,  avait  dit 
«  le  vieillard  au  philosophe  ;  vous  cherchez  la  science 
«  et  les  paroles  au  lieu  d'en  venir  à  la  pratique.  '^  Le 
philosophe,  qui  n'avait  plus  à  se  tourmenter  pour  se 
faire  un  système,  s'adonna  aux  œuvres,  et  devint  saint 
Justin.  » 

Telle  fut,  dans  ses  traits  principaux,  l'histoire  de 
Pierre  Olivaint  lui-même.  Depuis  longtemps,  la  raille- 
rie voltairienne  avait  expiré  sur  ses  lèvres  ;  il  lui  fallait 
mieux  qu'un  épicuréisme  dégradant  ou  qu'un  scepti- 
cisme désespéré.  L'école  de  la  rue  Chabannais  fut 
pour  lui  ce  qu'avait  été  pour  Justin  la  doctrine  de 
Platon,  un  acheminement  vers  la  foi,  une  sorte  de 
préparation évangélique.  Restait  à  trouver  quelqu'un 
qui  lui  dît  :  «  Venez,  voilà  le  Christ;  entrez,  voilà 
l'Église.  »  L'heureuse  rencontre  ne  tarda  pas.  Elle  eut 


38  PIERRE  OLIVAINT. 

lieu,  non  pas  dans  la  solitude,  au  bord  de  la  mer, 
mais  au  milieu  du  bruit  de  la  grande  ville,  dans  la 
mêlée  confuse  des  systèmes  philosophiques  et  des 
utopies  sociales. 

Durant  les  deux  dernières  années  surtout,  la  grâce, 
par  de  secrets  mouvements,  avait  poussé  doucement 
Olivaint  vers  le  catholicisme.  Il  n'y  avait  plus  chez 
lui  de  parti  pris  hostile;  les  préventions  qu'il  avait 
nourries  presque  à  son  insu  tombaient  l'une  après 
l'autre.  A  peine  l'abbé  Lacordaire  ouvre-t-il  ses  pre- 
mières conférences  au  collège  Stanislas,  que  Pierre, 
cédant  au  sentiment  religieux  qui  s'éveille  en  lui, 
court  se  mêler  à  la  foule  sympathique  qui  envahit 
l'étroite  enceinte.  Au  mois  de  septembre  1836,  il  a 
fait  une  découverte  dont  il  se  réjouit  avec  son  ami 

Henri  : 

«  Une  société  que  nous  ne  connaissions  pas,  mon 
ami,  existe  à  Paris,  depuis  plus  d'un  an,  sous  la  di- 
rection de  l'ancien  curé  de  Bonne-Nouvelle.  Les  con- 
férences se  tiennent  à  Saint-Merry,  tous  les  dimanches 
à  deux  heures.  Il  est  permis  à  tous,  à  la  seule  condi- 
tion de  prévenir  le  prêtre  présidant  la  séance,  devenir 
lire,  en  présence  d'un  auditoire  assez  nombreux,  un 
morceau  de  littérature  ou  de  philosophie  religieuse. 
J'ai  entendu  un  travail  qui  n'était  vraiment  pas  mau- 
vais; un  jeune  avocat  lyonnais  a  fait  dernièrement 
grande  sensation  par  un  morceau  sur  la  confession, 
son  éloquence  même  a  déterminé  des  conversions  ; 
c'est  de  l'un  des  convertis  queje  liens  ce  détail.  Un  de 
nos  amis  a  déjà  fait  lire  quelque  chose  par  un  de  ses 
cousins,  et  il  se  propose,  dimanche  prochain,  de  lire 


CHAPITRE  III.  39 

lui-même  une  dissertation  sur  je  ne  sais  quel  sujet. 
11  ne  serait  pas  impossible  que  je  me  risquasse  aussi 
le  môme  jour.  Je  pense  qu'à  ton  retour  tu  t'empres- 
seras d'aller  voir  ce  que  c'est  que  cette  conférence,  et 
j'espère  y  entendre  quelque  chose  de  toi.  A  l'effort  de 
tant  de  gens  bien  inspirés,  nous  tacherons,  n'est-ce 
^pas?  d'ajouter  le  nôtre.  Nous  n'aurons  point  lancé 
dans  le  monde  un  volume  de  poésies  religieuses 
comme  le  poète  dont  tu  me  parles  ;  mais  si  peu  que 
nous  fassions,  avec  une  conviction  meilleure  que  la 
sienne,  il  nous  sera  peut-être  donné  de  faire  davan- 
tage. » 

Le  moment  approchait  où,  pour  Olivaint,  allait 
s'accomplir  le  consolant  oracle  de  la  sainte  Écriture  : 
«  La  Sagesse  divine  s'en  va  par  le  monde,  cherchant 
ceux  qui  sont  dignes  d'elle;  souriante,  elle  se  montre 
à  eux,  sur  le  chemin,  et  vient  à  leur  rencontre  avec 
une  prévenante  sollicitude*.  » 

Cette  Providence  maternelle  tient  compte  de  nos 
faiblesses,  profite  de  nos  erreurs  et  fait  tourner  à 
notre  salut  ce  qui  menaçait  de  nous  perdre.  Ainsi  en 
agit-elle  avec  Pierre;  elle  le  prit  par  son  faible,  et  lui 
jeta,  pour  ainsi  dire,  l'amorce  qui  devait  sûrement 
l'attirer. 

Des  1835,  Olivaint,  séduit  par  l'éloquence  de  Lacor- 
daire,  l'avait  suivi  à  Notre-Dame  où  se  pressait,  pour 
entendre  ce  merveilleux  langage,  «  un  public  étran 
gement  mêlé  :  les  demeurants  du  dix-huitième  siècle, 


1.  Quoniam  dignos  se  ipsa  circuit  quœrenSy  et  in  viis  ostendii  se 
hilariter,  et  in  omni providentia  occu^rit  illis.  (Sap.)  VI,  17.) 


40  PIERRE    OLIVÂINT. 

les  élèves  des  écoles  centrales  du  Directoire  ou  ceux 
de  l'Université  impériale,  les  jeunes  hommes  de  l'âge 
d'Ozanam  et  de  Montalembert...,  les  amis  et  les  enne- 
mis, et  cette  foule  curieuse  qu'une  grande  capitale 
tient  toujours  prête  pour  tout  ce  qui  est  nouveau  ^  » 

La  grandeur  des  pensées,  l'éclat  d'une  parole  fé- 
conde en  contrastes,  où  se  heurtaient,  dans  des  sail- 
lies inattendues,  les  souvenirs  del'antiquité classique, 
les  textes  de  l'Évangile  et  les  allusions  contempo- 
raines, cette  éloquence  aussi  nouvelle  que  l'était, 
pour  le  grand  nombre  des  auditeurs,  la  religion  elle- 
même,  éblouissait,  charmait  et  enlevait  l'auditoire. 

Rien  n'était  mieux  fait  pour  ménager,  dans  l'esprit 
d'Olivaint,  la  transition  entre  les  obscures  et  incom- 
plètes doctrines  de  la  rue  Chabannais  et  l'immuable 
symbole  cathoUque.  Aux  premiers  jours  de  sa  con- 
version, Lacordaire  écrivait  à  un  ami  :  «  Je  suis  ar- 
rivé aux  croyances  catholiques  par  mes  croyances 
sociales.  »  Et  son  historien  ajoute,  en  appréciant  l'ac- 
tion qu'il  exerçait  sur  les  jeunes  gens  par  ses  pre- 
mières conférences  :  «  C'est  aussi  par  ce  côté  qu'il 
aimait  à  faire  pénétrer  la  foi  dans  les  intelligences  ^  ». 
Or  il  se  trouvait  que  Pierre  Olivaint  avait,  par  ce 
même  côté,  ouvert  son  âme  à  la  vérité,  sans  trop  sa- 
voir encore  ce  qu'elle  était  et  qui  la  lui  apporterait. 
Au  pied  de  la  chaire  de  Notre-Dame,  il  ne  s'estimait 
donc  pas  un  étranger,  et  la  parole  de  l'orateur  avait 
d'autant  plus  de  prise  sur  son  esprit,  qu'elle  répétait, 


1.  Vie  du  R.  P.  Lacordaire,  par  M.  Foisset,  1. 1,  p.  330. 

2.  Ibid.,  p.  340. 


CHAPITRE  III.  ^l 

bien  qu'en  un  tout  autre  sens,  les  grands  mots  d'hu- 
manité, de  société,  d'unité,  de  fraternité.  Celte  so- 
ciété universelle,  que  des  novateurs  avaient  inuti- 
lement rêvée,  Dieu  l'avait  fondée  par  son  Fils;  elle 
subsistait,  depuis  dix-huit  siècles,  répandue  par  tout 
l'univers,  enseignant  tous  les  peuples  avec  une  au- 
torité infaillible  et  les  groupant  autour  d'un  unique 
chef,  comme  une  immense  famille  autour  du  même 
père.  '  C'était  l'Église,  et  cette  Église  avait  une  doc- 
trine certaine,  une  doctrine  qu'il  ne  suffisait  pas  de 
savoir,  qu'il  fallait  croire,  qui  se  révélait  aux  petits 
et  aux  simples,  à  ceux  qui  ont  l'esprit  humble  et  le 
cœur  pur. 

Avec  quelle  émotion  profonde  Pierre  accueillit  la 
vérité  chrétienne  qui  se  manifestait  à  lui  sous  cette 
forme  brillante  et  parfois  subhme!  Comme  son  âme 
devait  fiémir  sous  la  parole  du  grand  orateur,  quand, 
par  exemple,  celui-ci  s'écriait  :  «  Dieu  qui  a  donné 
aux  créatures  une  si  grande  magnificence,  des  at- 
traits si  victorieux,  afin  que  notre  cœur  fût  touché 
par  elles,  n'a  pas  agi  avec  moins  de  puissance  et  de 
luxe,  quand  il  s'est  agi  d'exposer  aux  regards  des 
hommes  la  beauté  et  la  bonté  divines.  Il  les  leur  a 
montrées  dans  l'Homme-Dieu  conversant  avec  nous 
et  mourant  pour  nous  sur  le  Calvaire  d'une  mort  d'a- 
mour, et  il  a  écrit  l'Évangile  pour  porter  à  notre  cœur 
l'histoire  ineffable  de  cette  vie  et  de  cette  mort.... 
Paix  sur  la  terre  aux  hommes  de  bonne  volonté!  C'est 
celte  parole  qui  explique  comment  tant  dhommes 

1    Conférences  de  I8^b>, 


42  PIERRE    OLIVAINT. 

qui  ne  savent  rien  parviennent  pourtant  à  la  foi.  Ils 
y  parviennent  par  le  chemin  de  l'amour....  Ils  ont 
reconnu  Dieu  à  la  bonté  plus  qu'à  la  lumière,  et  la 
lumière,  jalouse  de  leur  cœur,  s'y  est  précipitée  avec 
i'amour '.  » 

Le  premier  résultat  fut  pour  Pierre,  comme  autre- 
fois pour  Justin,  l'aveu  de  l'impuissance  des  systèmes 
philosophiques. 

«  N'est-il  pas  vrai,  mon  cher  ami ,  écrivait-il,  que, 
quoique  jeunes,  nous  avons  déjà  pu  faire  cette  expé- 
rience, qui  est  aussi  celle  des  siècles,  à  savoir  que 
l'homme  s'agite  en  vain  pour  résoudre  les  grands 
problèmes?  Il  n'enfantera  jamais  la  vérité;  il  ne 
saura  le  secret  de  Dieu  que  si  Dieu  le  lui  révèle.  La 
révélation  est  nécessaire;  si  Dieu  aime  sa  créature, 
la  révélation  s'est  faite  ^  » 

A  la  suite  des  conférences  de  Notre-Dame,  la  con- 
version d'Olivaint  était  en  bonne  voie.  Lacordaire, 
pour  lui,  comme  pour  bien  d'autres,  avait  été  IHllu- 
minateur;  «  la  première  étincelle  qui  ralluma  sa  foi, 
ce  fut  l'éclair  qui  jaillit  de  cet  homme  ^  « 

De  ce  moment  Pierre  se  mit  à  étudier  la  doctrine 
catholique  avec  ardeur,  mais  avec  une  disposition 


1.  Conférences  de  Notre-Dame,  t.  I,  année  1836,  xrii'  Conférence  . 
Des  moyens  d'acquérir  la  foi. 

2.  Ainsi  le  jeune  philosophe  débutait,  dans  la  recherche  de  la  vé- 
rité, par  où  Théodore  Jouffroy  devait  finir.  «  Hélas!  disait,  avant  de 
mourir,  l'infortuné  disciple  de  Victor  Cousin,  hélas!  monsieur  le  curé, 
tous  ces  systèmes  ne  mènent  à  rien  ;  mieux  vaut  mille  et  mille  fois 
un  bon  acte  de  foi  chrétienne.  »  (Lettre  de  M.  Martin  de  Noirlieu.curé 
de  Saint-Jacques  du  Haut-Pas,  à  Mgr  révèque  de  Chartres.) 

3.  Mgr  de  la  Bouillerie,  Éloge  funèbre  du  P,  Lacordaire. 


CHAPITRE   m.  ^3 

d'esprit  encore  imparfaite,  comptant  plus  sur  la  rai- 
son que  sur  la  grâce,  et  dans  cette  recherche  exclu- 
sivement scientitique,  nourrissant  un  secret  orgueil. 

Déplus,  il  en  a  fait  l'humble  aveu,  un  mauvais 
sentiment  s'éveillait  parfois  en  lui  ;  à  mesure  que 
l'esprit  s'éclairait  aux  rayons  de  la  divine  lumière,  le 
cœur  faiblissait  sous  l'étreinte  du  respect  humain  : 
«  Le  respect  humain,  disait-iP,  auquel  nous  sommes 
tous  soumis,  le  respect  humain  dans  lequel,  pour 
ma  part,  j'ai  été  pris  si  longtemps  comme  dans  un 
pi('ge  tendu  par  le  diable  pour  m'empccher  de  reve- 
nir à  Dieu....  Oui,  il  y  a  eu  chez  moi  lâcheté  à  ne  pas 
braver  quelques  sarcasmes  pour  Celui  qui  a  été  in- 
sulté par  un  peuple  en  fureur.  » 

L'orgueil  présomptueux  de  l'esprit  fut  vaincu  par 
l'humililé  qui  prie,  qui  consulte,  qui  s'avoue  coupa- 
ble; la  pusillanimité  du  cœur,  par  une  généreuse 
audace  à  se  compr omettre ^  et  par  l'union  qui  fait  la 
force. 

Olivaint,  malgré  l'indépendance  de  son  caractère, 
eut  besoin  d'être  encouragé  dans  la  lutte  par  la  pen- 
sée qu'après  tout  il  n'était  pas  seul.  Parmi  les  six 
mille  auditeurs  de  Lacordaire,  il  y  avait,  se  disait-il, 
des  jeunes  gens  agités  des  mêmes  préoccupations, 
animés  des  mêmes  sentiments  que  lui.  Chaque  jour 
il  découvrait  quelqu'un  de  ces  hardis  soldais  de  la 
foi  qui  osaient,  chose  auparavant  presque  inouïe,  af- 
firmer hautement  leur  croyance.  Frédéric  Ozanam, 
son  aîné  de  deux  ans,  avait  recruté  un  petit  bataillon 

1.  LeUrc  du  20  septembre  1840. 


44  PIERRE    OLIVAINT. 

avec  lequel  devaientcompter  les  plus  célèbres  profes- 
seurs du  Collège  de  France  et  de  la  Sorbonne^  Oli- 
vaint,  jusque-là,  n'avait  eu  aucun  rapport  avec  cette 
ardente  jeunesse  catholique  à  laquelle  il  se  mêlera 
bientôt;  mais,  parmi  ses  premiers  amis  d'enfance,  il 
en  était  qui,  selon  son  heureuse  expression,  rem- 
plissaient, en  quelque  sorte,  le  rôle  de  convertisseurs 
avant  d'être  convertis,  c'est-à-dire  qui  lui  communi- 
quaient souvent  des  idées  meilleures,  parce  qu'elles 
étaient  puisées  à  une  source  chrétienne.  Et  puis,  le 
cercle  de  ses  relations  s'était  agrandi.  11  comptait, 
à  l'intérieur  de  l'École  normale,  d'excellents  amis 
dont  plusieurs,  convertis  presque  en  même  temps 
que  lui,  devinrent  les  compagnons  de  son  apostolat 
dans  le  monde  et  plus  tard  dans  la  vie  religieuse. 

L'un  de  ces  derniers,  Félix  Pitard,  eut  dès  lors 
une  place  trop  considérable  dans  l'histoire  d'Olivaint, 
pour  que  nous  ne  fassions  pas  avec  lui  connais- 
sance. 

A  peu  près  du  même  âge^,  ils  avaient  les  mêmes 
goûts  et  poursuivaient,  par  les  mêmes  études,  la 
même  carrière.  Leur  caractère  toutefois  était  différent. 
Félix,  âme  naturellement  douce,  timide,  un  peu  fé- 
minine peut  être,  alliait  à  des  qualités  gracieuses  les 
dons  les  plus  brillants  de  l'esprit.  Envoyé  de  pro- 
vince à  Paris,  dès  l'âge  de  treize  ans,  pour  y  suivre 
les  cours  du  collège  Henri  IV,  il  s'était  placé  tout 
d'abord  au  premier  rang.  Virgile  était  son  poète  pré- 

1.  Lettres  de  Frédéric  Ozanam,  1. 1,  lettres  vu.  x,  etc. 

2.  Félix  Pitard  était  né;  le  1"  mai  1817,  à  Solesmes,  département 
du  Nord. 


CHAPITRE  III.  '45- 

férc  ;  il  portait  partout  avec  lui  un  petit  exemplaire 
de  SCS  œuvres,  d'une  édition  estimée,  mais  tout  usé 
plus  encore  aux  pages  qu'à  la  couverture,  et  il  l'avait 
lu  tant  de  fois,  qu'il  pouvait  le  réciter  par  cœur 
presque  tout  entier.  Deux  événements  avaient  mar- 
qué sa  vie  d'écolier  :  une  infortune  pour  laqiielle  il 
fut  universellement  plaint,  un  triomphe,  qui  ne  lui 
fit  aucun  jaloux,  tant  il  était  aimé.  Il  avait  mérité,  en 
seconde,  le  premier  prix  de  vers  latins  au  grand 
concours;  mais,  sur  les  réclamations  d'un  autre  col- 
lège qui  prétendit  avoir  fait  déjà  la  même  composi* 
tion,  le  résultat,  connu  pourtant,  fut  déclaré  nul.  Fé- 
lix prit  noblement  sa  revanche  en  rhétorique  où  il 
obtint  le  premier  prix  de  poésie  latine,  et  il  l'eut  en- 
core, comme  vétéran,  au  concours  de  1835,  avec  le 
grand  prix  d'honneur. 

Dans  cette  dernière  circonstance,  le  jeune  lauréat 
fut,  selon  la  formule  classique,  couvert  de  gloire. 
M.  Yillemain  combla  d'éloges  son  élégante  latinité, 
acquise,  disait- il  avec  raison,  grâce  à  la  culture 
assidue  des  vers  latins.  Puis  Félix  fut  invité  à  la 
table  du  roi.  Conduit  aux  Tuileries,  comme  un  triom- 
phateur, dans  une  voiture  de  la  cour,  accueilli  avec 
bonté  surtout  par  la  reine  Marie-Amélie,  le  rhétori- 
cien,  après  avoir  admiré  la  bibliothèque  du  château, 
dont  Louis-Philippe  lui-même  lui  fît  les  honneurs, 
reçut,  en  souvenir  de  ce  grand  jour,  une  magni- 
fique collection  des  poètes  latins,  marquée  aux  armes 
royales. 

A  l'École  normale,  dont  il  franchissait  le  seuil  en 
même  temps   que  Pierre  Olivaint,  le  brillant  élève 


kQ  PIERRE    OLIVAINT. 

d'Henri  IV  maintint  au  même  niveau  sa  réputation. 
On  l'admirait  pour  son  talent;  on  le  chérissait  pour 
l'exemplaire  régularité  de  sa  conduite,  Tamabilité  de 
sa  vertu,  l'élégante  simplicité  de  sa  personne,  la 
suavité  de  son  sourire,  de  sa  voix.  Tout  en  lui  révé- 
lait le  poëte,  et  sa  vue  avait  un  charme  indéfinissa- 
ble qui  gagnait  les  cœurs.  Dieu  lui  avait  donné  pour 
ange  visible,  un  de  ses  condisciples  d'Henri  IV  et  de 
la  pension  Hallays-Dabot,  devenu  son  camarade  d'é- 
cole. Dès  lors,  il  y  eut  trois  inséparables  :  Pierre, 
Félix  et  Charles  Verdière.  Ces  jeunes  gens  profes- 
saient le  même  enthousiasme  pour  les  conférences 
de  Notre-Dame,  et  c'était,  entre  eux,  un  premier  lien 
de  sympathie.  Puis,  leur  âme  était  hvrée  au  même 
travail  intérieur  de  la  grâce.  Charles  était  pleinement 
revenu  à  la  pratique  des  devoirs  religieux;  Pierre 
essayait  les  premiers  pas  ;  Félix  s'était  arrêté  à  moitié 
route.  Au  fond,  celui-ci  était  déjà  la  conquête  de 
Dieu  qui  daignait  user,  pour  vaincre  son  cœur,  des 
armes  auxquelles  il  résistait  le  moins  :  l'éloquence 
et  l'amitié.  Mais  il  était  dans  sa  nature  d'hésiter 
avant  toute  détermination  importante.  Aux  pres- 
santes exhortations  de  son  meilleur  ami,  Félix,  tout 
absorbé  dans  ses  préoccupations  d'examens  et  de 
concours,  avait  fait,  toute  une  année,  la  même  ré- 
ponse. «  Quand  je  serai  à  l'École,  »  disait-il  douce- 
ment; promesse  bien  loyale,  mais  dont  le  terme  plus 
éloigné  ne  l'effrayait  pas  autant. 

On  était  à  la  veille  de  Pâques  1837  ;  c'était  un  jour 
de  sortie,  et  la  plupart  des  élèves  avaient  quitté  l'É- 
cole. Félix  resté  seul,  pensif,  s'était  assis  près  du 


CHAPITRE  111.  kl 

poôle,  dans  la  grande  salle  d'étude;  tout  à  coup  la 
porte  s'ouvrit  et  Charles  parut. 

«Un  homme  d'honneur  n'a  qu'une  parole,  dit-il, 
en  entrant,  avec  un  bon  sourire,  mais  d'un  ton  ré 
solu.  —  Sans  doute,  »  répliqua  Pitard. 

Charles  poursuivit  :  «  Félix,  je  viens  de  me  con- 
fesser. Tu  sais  ta  promesse,  y  vas -tu?  —  J'y 
vais.  » 

Et  il  se  leva  sur-le-champ  pour  faire,  à  l'exemple 
de  son  ami,  celte  grande  démarche.  Quelques  heures 
après,  il  revenait  radieux  avec  l'absolution,  tout 
étonné  d'avoir  trouvé  si  facile  l'accomplissement  d'un 
devoir  qui,  de  loin,  déconcertait  son  courage.  Ce 
n'est  pas  que  sa  conscience  lui  reprochât  de  bien 
grands  crimes,  ou  qu'une  fausse  honte  arrêtât  l'hum- 
ble aveu  sur  ses  lèvres.  L'embarras  qu'il  éprouvait 
était  tout  autre  :  il  ne  savait  trop  comment  s'y  pren- 
dre pour  discuter  sa  vie  et  trouver  ses  fautes.  Dans 
la  perplexité  où  le  jetait  cette  pensée,  il  s'en  était 
ouvert,  avec  une  candide  confiance,  à  sa  jeune  sœur, 
sa  sœur  par  l'âme  comme  par  les  trails  du  visage,  et 
qu'il  devait,  un  peu  plus  tard,  mener  aux  îles  d'Hyè- 
resoù  elle  mourut  saintement.  Ce  qui  Vinquiéiail^  lui 
disait-il,  c'est  qu'il  ne  savait  trop  ce  que  c'était  qu'un 
•péché  mortel. 

11  semble  donc  qu'il  avait,  lui  aussi,  traversé  le 
monde  sans  en  subir  l'impure  contagion  :  prodige  de 
la  grâce  admirable  sans  doute,  mais  qui  n'est  pas 
aussi  rare  que  se  l'imaginent  certains  sceptiques, 
trop  prompts  à  douter  de  la  vertu. 
Le  lendemain  Félix  fit  «  sa  nouvelle  première  com- 


48  PIERRE  OLIVAINT. 

munion  ».  Valleluia  retentissait  au  ciel  et  sur  la  terre 
pour  le  Sauveur  ressuscité  et  pour  les  pécheurs  con- 
vertis, La  grande  église  de  Saint-Sulpice  était  remplie 
de  la  foule  fidèle  qui  assistait  à  la  messe  paroissiale. 
Félix  n'entendait  pas  cacher  dans  l'ombre  la  plus 
sainte  action  de  sa  vie.  Il  vint  donc  se  mêler  à  cette 
multitude  dans  laquelle  on  comptait  à  peine  quel- 
ques rares  jeunes  gens,  et  quand  la  clochette  annonça 
l'instant  de  la  communion,  on  le  vit  s'agenouiller, 
avec  une  fierté  modeste,  à  la  grande  table  de  marbre, 
portant  au  collet  de  l'habit  ses  palmettes  universi- 
taires. Ainsi,  il  se  donnait  en  spectacle  aux  anges  ré- 
jouis et  aux  hommes  édifiés,  pour  accueillir  avec  plus 
de  solennité  dans  son  cœur  l'hôte  divin  qui  seul  dé- 
sormais allait  être  la  joie  de  sa  jeunesse. 

Pierre  l'avait  précédé  d'un  mois  environ  dans  la 
voie  de  la  réconciliation.  Le  combat  avait  été  plus 
violent,  mais  la  victoire  de  la  grâce  n'en  fut  que  plus 
éclatante. 

On  sait  que  Lacordaire,  après  avoir  créé  les  con- 
férences de  Notre-Dame,  avait  subitement  quitté  la 
chaire  qu'il  venait  d'illustrer,  pour  se  rendre  à  Rome 
et  préparer  la  restauration  de  l'ordre  de  Saint-Do- 
minique. En  son  absence,  la  station  de  1837  avait 
été  confiée  auP.  dcRavignan.Par  sa  parole  puissante, 
par  la  majesté  religieuse  de  sa  personne,  par  ce  ton 
d'autorité  qu'inspiraient  au  ministre  de  Dieu  une 
conviction  profonde  et  le  sentiment  d'une  mission 
surnaturelle,  le  grand  orateur  remuait,  lui  aussi, 
l'immense  auditoire  jusque  dans  ses  profondeurs,  et 
ce  qui  vaut  mieux,  déterminait  les  plus  heureux  rc- 


CHAPITRE  III.  49 

tours.  En  le  voyant,   en  l'écoutant,  on  sentait  que 
«  c'était  la  vertu  qui  prêchait  la  vérité'.  » 

Cette  année-là,  il  parlait  de  la  lutte  perpétuellement 
engagée  entre  l'Église  et  l'erreur;  et  nul  sujet  n'é- 
tait mieux  choisi  pour  enflammer  l'âme  mililante 
d'Olivaint.  L'admiralion  ne  fut  pas  stérile,  et  l'audi- 
teur convaincu  se  résolut  à  tirer  des  prémisses  po- 
sées par  son  intelligence  une  conclusion  pour  sa 
conduite.  C'est  que,  selon  le  mot  pittoresque  d'un  de 
ses  plus  vieux  amis,  «  Olivaint,  comme  un  boulet, 
allait  toujours  jusqu'au   fond   des  conséquences.  » 

La  première  conséquence  fut  une  visite  au  P.  de 
Ravignan.  Non  pas  qu'il  rendît  les  armes  ;  mais 
ébranlé,  troublé,  sinon  convaincu,  il  voulait  consul- 
ter et  même,  —  comme  il  le  déclarait  tout  d'abord, 
—  discuter. 

Cette  importante  décision,  dont  toute  une  vie  allait 
dépendre,  fut  prise  le  22  février  1837,  jour  anniver- 
saire de  la  naissance  de  Pierre  Olivaint,  et  fête  de 
la  chaire  de  Saint- Pierre  à  Antioche^  Les  dispo- 
sitions où  se  trouvait  son  àme  étaient  exactement 
celles  qu'il  s'efforçait  d'inspirer  plus  tard  à  un  autre 
ami.  ce  Tu  as  l'esprit  trop  sérieux,  lui  disait-il,  pour 
regarder  comme  vaines  les  découvertes  que  tu  as  déjà 
faites  dans  la  religion  qui  était  pour  toi,  comme  pour 
moi,  il  y  a  peu  de  temps  encore,  un  pays  inconnu, 
quoique  nous  fussions  nés  dans  son  sein;  et  d'un 
autre  côté,  ton  amour  pour  la  vérité  est  trop  sincère, 


1.  Vie  du  P.  de  Ravignan,  par  le  P.  de  Ponlevoy,  t.  I,  p.  220. 

2.  Lettre  à  Henri,  du  20  février  18^^. 


50  PIERRE    OLIVAINT. 

pour  que  tu  ne  tiennes  pas  à  aller  jusqu'au  bout  dans 

tes  recherches  •» 

La  première  entrevue  avec  le  P.  de  Ravignan  fut, 
de  la  part  du  jeune  visiteur,  contrainte,  embarrassée. 
La  discussion  qu'il  prétendait  entamer  pour  s'in- 
struire, était  aimablement  acceptée  par  l'éminent 
apologiste,  mais  une  condition  préalable  était  exigée. 

«  Mon  ami,   disait  l'austère  religieux,  confessez 
vous  d'abord,  nous  verrons  ensuite.  » 

Se  confesser!  Olivaint  ne  l'avait  pas  fait  depuis 
longtemps,  depuis  sa  première  communion,  sans 
doute.  Se  confesser  !  mais  c'est  à  quoi  on  arrive- 
rait en  dernier  lieu,  si  la  pleine  lumière  se  faisait 
enfin.  Pierre  répliqua  qu'il  était  loin,  très-loin  d'en 
être  là,  qu'il  lui  fallait  y  réfléchir,  et  qu'il  n'avait 
plus  qu'à  se  retirer. 

En  vain  le  P.  de  Ravignan  lui  représentait-il,  avec 
une  fermeté  tempérée  de  douceur,  que  la  lumière  des- 
cendrait avec  la  grâce  dans  son  âme  réconciliée,  qu'un 
acte  d'humble  foi  avancerait  plus  sa  conversion  que 
toutes  les  disputes.  L'orgueil  regimbait  à  la  seule 
pensée  de  s'agenouiller  aux  pieds  d'un  homme.  Le 
pauvre  enfant  ne  songeait  pas  que  Jésus-Christ  vit 
dans  son  prêtre,  parle  par  sa  bouche  et  bénit  par 
sa  main.  Obstiné  dans  sa  résistance,  il  se  retira. 

Seul  dans  sa  petite  chambre,  il  se  mit  à  prier  avec 
ferveur.  «  Pour  ce  qui  regarde  la  foi,  dira  t-il  quel- 
ques mois  plus  tard,  la  spéculation  qui  se  fait  à 
genoux,  les  mains  jointes,  les  yeux  tournés  vers  le 
ciel  ou  vers  une  pauvre  croix  de  bois,  sur  laquelle 
le  Christ  est  étendu,  devient  une  abondante  source  dç 


CHAPITRE  m.  51 

vérité,  où  l'âme  se  rafraîchit  avec  délices.  Dieu  cause 
avec  lliomme  dans  la  prière  et  lui  révèle  souvent 
bien  des  choses  entre  un  Pater  et  un  kve  Maria.  » 

Il  en  fut  ainsi  pour  Pierre  Olivaint  :  il  pria  et  Dieu 
lui  révéla  ces  deux  vérités  que  le  monde  n'a  pas 
comprises:  Bienheureux  les  cœurs  purs,  parce  qu'ils 
ont  le  regard  illuminé  d'en  haut  pour  percer  toutes 
les  ombres  ;  bienheureux  aussi  les  humbles,  parce 
que  c'est  à  l'humilité  que  Dieu  donne  la  grâce*. 

Mais  se  confesser,  qu'est-ce  donc,  sinon  se  purifier 
et  s'humilier?  Se  confesser,  Pierre  commença  dès 
lors  à  le  comprendre,  c'est  recouvrer  cette  vue  de 
l'âme  que  le  péché  offusque,  c'est  obtenir  miséri- 
corde par  l'aveu  de  notre  misère.  «  Celui,  se  disait-il, 
qui  aura  reconnu  ses  ténèbres,  se  relèvera  dans  la 
lumière.  Celui  qui  aura  purifié  son  cœur,  aura  l'in- 
telligence plus  libre  et  plus  disposée  à  connaître,  à 
aimer  Dieu  ^  !  » 

Voilà  ce  qu'Olivaint  comprit  avant  de  l'enseigner 
aux  autres.  Voilà  quelle  grâce  il  obtint  en  s'agenouil- 
lant,  en  s'humiliant  dans  la  prière. 

Il  pria  une  semaine  entière;  le  huitième  jour,  il 
retourna  frapper  à  la  cellule  de  la  rue  du  Regard. 
Son  parti,  cette  fois,  était  bien  pris.  Toutes  les  objec- 
tions avaient  cédé  à  ce  raisonnement  sans  réplique 
dont,  plus  tard,  il  faisait  confidence  à  un  jeune  avocat 

1.  Matt.,  VII,  8. — «Deus  det  vobis..  .  illuminatos  oculoscordis  vesln 
ut  scialis.»  {Eph.,I,  18.)  —  «....  Deus  autem  humilibus  dat  gratiam- 
(Jac,  IV,  6.) 

2.  Un  chrétien  de  nos  jours,  Augustin  Cochin,  revêlant  la  même 
pensée  d'une  forme  originale^  a  dit  :  a  On  arrive  souvent  au  Credo  par 
le  Confîteor.  » 

6 


52  PIERRE    OLIVAINT. 

de  ses  amis.  «  Un  homme  digne  de  toute  ma  con- 
fiance me  donne  la  confession  comme  un  moyen  sûr 
d'arriver  à  la  vérité  ;  si  je  veux  sincèrement  la  vérité, 
je  dois  donc  me  confesser.  » 

La  joie  fut  grande  au  cœur  de  l'apôtre;  elle  fut 
plus  grande  encore  au  cœur  du  pénitent.  La  grâce, 
en  le  purifiant,  l'avait  éclairé,  si  bien  qu'il  sentit  que 
le  doute  avait  disparu  avec  l'orgueil.  «  C'est  fini, 
dit-il  avec  transport,  et  la  discussion  désormais  de- 
vient inutile.  >^ 

«  Non  pas  qu'il  faille  blâmer  la  science,  dit  excellem- 
ment le  livre  de  l'Imitation  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ;  elle  est  bonne,  considérée  en  elle-même  et  selon 
l'ordre  de  Dieu  ;  mais  il  faut  toujours  lui  préférer  une 
conscience  pure  et  une  vie  vertueuse.  Et  cependant, 
parce  que  la  plupart  des  hommes  s'étudient  plus  à 
savoir  beaucoup  qu'à  bien  vivre,  ils  tombent  dans 
l'erreur  et  ne  font  que  peu  ou  presque  point  de 
fruit'.  » 

Voici  comment,  trois  ans  plus  tard,  Pierre  Oli- 
vaint  résumait  brièvement  l'histoire  de  cette  suprême 
lutte  dont  Dieu  l'avait  fait  sortir  vainqueur  : 

«  Je  regrette,  mon  ami,  que  tu  n'aies  pas  surmonté 
autrefois  l'impression  pénible  qu'avait  produite  en 
toi  le  cher  P.  de  Ravignan;  tu  aurais  pu,  comme 
moi,  mettre  pendant  longtemps  son  dévouement  à 
l'épreuve.  A  ma  première  visite  aussi,  j'éprouvai 
comme  toi  un  mauvais  sentiment  qui  me  disait  de 

1.  Livre  I",  chap.  ii. 


CHAPITRE  III.  53 

ne  pas  retourner;  mais  je  voulais  connaître,  et  je 
suis  revenu  auprès  du  bon  Père.  Il  me  pressait  de  me 
confesser,  et  la  confession  me  semblait  un  pas  bien 
pénible  que  je  ne  voulais  pas  franchir.  Mais  le  saint 
prêtre  savait  bien  qu'avant  de  jeter  en  l'homme  les 
fondements  de  la  maison  de  Dieu,  il  faut  débarrasser 
le  sol  de  ce  qui  l'encombre,  du  péché  sur  lequel  la 
foi  ne  peut  s'asseoir.  —  Et  je  me  suis  confessé.  » 

Le  pas  était  fait,  la  conversion  accomplie.  L'hommo 
fut  à  l'instant  retourné  sous  l'action  puissante  de 
la  grâce  à  laquelle  répondait  l'énergie  d'un  ca- 
ractère tout  d'une  pièce,  incapable  de  rien  faire  à 
demi.  Idées,  sentiments,  habitudes,  tout  fut  trans- 
formé, sans  toutefois  que  la  nature  perdît  ce  qu'elle 
avait  de  bon.  Selon  la  belle  comparaison  de  saint 
Paul,  c'était  la  même  branche,  mais  grefîée  sur  l'oli- 
vier franc  et  fécondée  par  la  sève  divine  ',  ou,  comme 
a  dit  le  poète  : 

Toujours  la  même  tige  avec  une  autre  fleur. 

Peu  de  mois  après  cet  heureux  changement,  Pierre 
Olivaint  eut  l'occasion  de  triompher  de  son  cœur 
dans  un  rude  combat  qui  jusqu'ici  n  a  guère  été 
connu  que  de  Dieu  seul.  Ce  trait  d'abnégation  fort 
beau,  peut-être  héroïque,  montre  ce  dont  le  jeune 
converti  était  déjà  capable  en  présence  d'un  devoir  à 
remplir  et  d'un  sacrifice  à  faire. 

Pierre  s'était  quelquefois  rencontré  chez  l'un  de  ses 


1.  Tu  autem  quum  oleaster  esses,  insertus  es  »m  illis  {ramis)  et  so' 
dus  radicis  et  pinQuedinis  olivœ  facLus  es.  CRom.,  XI,  1 7.) 


54  PIERRE    OLIVAINT. 

amis  avec  une  jeune  parente  de  ce  dernier,  pour 
laquelle  il  ne  tarda  pas  à  ressentir  une  affection  pro- 
fonde, mais  qui  resta  son  secret.  Déjà,  dans  ses  rêves 
d'avenir,  il  se  berçait  de  l'espoir  d'une  union  qui  lui 
promettait  le  bonheur,  quand  il  s'aperçut  qu'il  se 
se  jetait  a  travers  les  projets  de  son  ami  cl  qu'il  s'était 
fait,  sans  le  savoir,  le  rival  d'un  hôte  aimable  et  con- 
fiant. La  résolution  d  Olivaint  fut  aussitôt  prise,  et 
voici  la  lettre  qu'il  eut  le  courage  d'écrire'. 

«  Depuis  six  ou  sept  mois,  je  vais  moins  souvent 
chez  toi,  et  ces  visites  devenues  plus  rares  sont 
peut-ôtre  une  des  causes  qui  t'ont  fait  prendre  alarme 
sur  mon  amitié.  Il  est  vrai,  j'ai  trouvé  souvent  dans 
l'École  des  obstacles  qui  m'ont  empêché  de  t'allervoir, 
mais  un  obstacle  plus  fort  que  ceux-là,  c'est  que  je 
ne  voulais  point  être  en  présence  de  ta  cousine.  Après 
bien  des  efforts,  et  grâce  à  des  secours  étrangers,  j'ai 
pu  secouer  une  pensée  qui  m'a  obsédé  longtemps  ci 
que  je  n'ai  pu  te  cacher. 

c'  Maintenant  que  le  calme  est  revenu  en  moi,  je 
crains  de  le  perdre  de  nouveau;  je  ne  veux  pas  aller 
au-devant  du  péril  ;  il  est  trop  difficile  de  faire  une 
garde  exacte  à  la  porte  des  sens.  Je  te  vois  sourire  à 
cet  aveu  retenu  si  longtemps.  Mais  sur  la  même  cause 
et  à  propos  de  la  même  personne  tu  as  gardé  envers 
moi  le  même  silence.  Je  ne  t'en  blâme  pas,  tu  l'as  fait 
par  délicatesse,  tu  as  bien  fait.  Si  je  te  laisse  voir 
que  j'ai  surpris  ton  amour,  ce  n'est  pas  que  je  veuille 
t'offenser,  ce  n'est  pas  que  je  veuille  outrager  un  nom 

1.  Datée  du  6  octobre  1837. 


CHAPITRE  111.  55 

que  je  respecte,  c'est  pour  que  nous  sactiions  bien 
l'un  et  l'autre  où  nous  en  sommes.  Je  crois  sincè- 
rement à  la  pureté  de  ton  amour  pour  ta  cousine, 
car  je  crois  qu'elle  ne  peut  inspirer  qu'un  amour  pur. 
Je  te  l'avouerai,  pendant  quelque  temps,  la  jalousie 
m'éloignait  de  toi  ;  mais,  la  main  sur  la  conscience, 
je  puis  te  dire  que  ce  sentiment  n'est  plus  dans  mon 
4me.  " 

Leur  amitié  resta  toujours  la  môme  :  «  Elle  m'est 
bien  nécessaire,  ù  moi,  je  t'assure,  ajoutait  Pierre 
Olivaint,  car,  depuis  que  tu  es  parti,  je  pense  à  toi 
chaque  jour,  chaque  jour  je  voudrais  te  voir.  C'est 
que  tu  es  bien  aimé,  et  je  voudrais  avoir  l'occasion 
de  t'en  donoer  la  preuve;  c'est  surtout  en  reportant 
mon  souvenir  sur  toi,  que  je  puis  dire  (pardonne-moi 
mon  plagiat,  je  copie  une  de  tes  phrases)  :  Dieu  est 
bon,  fai  bien  soii/fert,  mais  qu  est-ce  qu'une  souffrance 
qu'on  oublie  sur  le  sein  cVun  ami?...  Il  est  deux  heures 
du  matin,  et,  comme  tu  vois,  il  est  temps  que  je  ferme 
iiid  lettre.  » 


b* 


CHAPITRE  IV 


Le  groupe  des  catholiques  à  l'Ecole  normale . — Noire-Dame  des  Victoires . 
Conquêtes  au  dedans  et  au  dehors. 


Pierre,  Charles  et  Félix,  une  fois  convertis,  virent 
s'accomplir  pour  eux  la  divine  parole  :  «  Partout  où 
deux  ou  trois  sont  unis  en  mon  nom,  je  suis  au  milieu 
d'eux*.  »  Jésus  Christ,  vivant  en  ses  nouveaux  servi- 
teurs par  la  grâce  et  par  la  communion,  changea  l'af- 
fection naturelle  en  charité,  si  bien  qu'ils  n'étaient 
plus  avec  lui,  qu'une  âme  et  un  cœur. 

Le  modeste  confident  de  Pierre  et  de  Félix,  après 
leur  avoir  montré  du  doigt  le  bon  chemin,  se  plai- 
sait à  s'amoindrir  et  à  se  tenir  discrètement  dans 
l'ombre.  «  Pitard  pencha  bien  vite  à  plus  d'intimité 
avec  Olivaint,  —  avoue  Charles  dans  son  humble 
franchise,  —  et  Olivaint  le  méritait  par  toutes  les 
qualités  du  cœur  et  de  l'esprit.  Ils  m'admirent,  à 
la  vérité,  toujours  dans  cette  amitié  intime,  mais 

1.  Matt.,  XVIII;  20. 


CHAPITRE  IV.  57 

par  la  cliarité  qui  débordait.  Je  me  souviens  des  bons 
avis  qu'ils  me  donnaient  avec  délicatesse,  et  de  leur 
douce  patience.  Ils  me  soutinrent,, me  conseillèrent 
admirablement,  comme  des  anges  visibles,  pendant 
nos  trois  années  de  séjour  à  l'École.  « 

Les  rôles  étaient-ils  donc  intervertis?  Ce  n'est  pas 
probable;  mais  chacun  d'eux  oubliait  le  bien  qu'il 
faisait,  pour  ne  penser  qu'à  ce  qu'il  recevait  des  au- 
tres. 

Ils  avaient  mis  en  commun  leur  bonne  volonté  et 
leurs  pieuses  inspirations;  c'était  peu.  Jeunes  et  sans 
expérience,  ils  se  dirent  qu'il  leur  fallait  un  mentor 
qui  les  dirigeât  par  ses  conseils  et  les  édifiât  par  son 
exemple.  Dieu  leur  fît  la  grâce  de  le  rencontrer.  La 
scène  à  laquelle  donna  lieu  l'heureuse  découverte  est 
charmante,  malgré  la  vulgarité  moderne  de  quelques 
détails.  Un  matin  de  dimanche,  Olivaint  et  Pitard 
dirent  à  leur  ami  :  «  Nous  avons  trouvé  celui  que  nous 
cherchions.  —  Ah!  où  donc  est-il?  —  Pour  l'instant, 
dans  la  guérite  d'un  garde  national  où  il  achève  sa 
faction,  rue  Garancière.  » 

Ce  fut  là  que  les  trois  jeunes  gens  coururent  en- 
semble serrer  la  main  de  l'homme  sage  et  bon  qui 
allait  désormais  être  leur  ancien  et  leur  frère.  Celui-ci 
les  conduisit,  non  loin  de  là,  chez  lui,  où  l'agape 
fraternelle  les  attendait.  Dès  lors,  nos  étudiants  ne 
furent  plus  seals  dans  Paris:  ils  s'étaient  constitués 
en  famille,  bien  volontiers  soumis  à  cette  direction 
paternelle  de  leur  choix. 

Cet  homme  excellent,  alors  médecin,  prêtre  aujour- 
d'hui, est  resté  jusqu'au  bout  l'ami  intime,  le  père  de 


58  PIERRE  OLIVAINT. 

Charles,  de  Pierre  et  de  Félix.  Il  était  impossible  de 
ne  pas  indiquer  au  moins  cette  intervention  provi- 
dentielle de  la  maturité  prudente  et  circonspecte  dans 
les  entreprises  généreuses,  parfois  hardies  jusqu'à 
l'audace,  de  ceux  qui,  dès  lors,  furent  nommés  les  ca- 
tholiques à  l'École  normale. 

A  vrai  dire,  ils  n'étaient  pas  les  seuls.  Assez  nom 
breux  étaient  ceux  qui  gardaient  au  fond  du  cœur  le 
trésor  des  convictions  chrétiennes  ;  la  section  des 
sciences  en  comptait  plusieurs,  et  la  section  des  let- 
tres dont  nous  parlons  plus  particulièrement  ici, 
n'était  pas  sans  en  posséder  quelques-uns.  Seule- 
ment, on  les  ignorait  un  peu  ;  l'occasion  ne  s'était  pas 
présentée  ou  n'avait  pas  été  saisie,  de  manifester 
avec  éclat  leurs  sentiments,  tandis  que  nos  convertis, 
par  un  brusque  changement,  avaient  concentré  sur 
eux  l'attention  curieuse  de  tous.  Non  contents  de  rem- 
plir leurs  devoirs  de  catholiques,  ils  avaient  publi- 
quement fait  acte  de  foi  ;  bravant  tout  respect  hu- 
main, ils  se  donnaient  hautement  pour  ce  qu'ils 
étaient  et  marchaient,  bannière  déployée,  animés 
d'un  esprit  de  conquête.  On  les  avait  vus  dans  les 
églises  agenouillés  parmi  les  femmes  et  les  enfants  ; 
ils  s'étaient  confessés,  ils  avaient  communié  ;  on  le 
savait,  ils  l'avouaient.  N'était-ce  pas,  disait-on,  com- 
promettre l'honneur  de  l'École? 

Ils  laissaient  dire  et  allaient  bravement  leur  che- 
min, sans  se  permettre  d'ailleurs  aucune  provocation, 
sans  se  laisser  entraînera  des  discussions  irritantes. 
Au  fond,  tous  les  estimaient,  beaucoup  les  aimaient, 
et  ceux  qui  témoignaient  auelque  hostilité,  faisaient 


CHAPITRE  IV.  59 

la  guerre  à  leur  façon  de  penser  et  d'agir,  sans 
manquer  d'égards  pour  leur  personne. 

Au  commencement,  quelques  mauvais  plaisants 
avaient  bien  essayé,  selon  l'usage,  de  tourner  en 
ridicule  la  conversion  d'Olivaint  et  de  ses  amis, 
et  de  les  mettre  au  ban  de  l'opinion.  Pour  cela,  ne 
suftlsait-il  pas  de  leur  infliger  l'humiliation  d'une 
épithètebien  choisie?  Le  petit  groupe  catholique  fut 
appelé  la  bande  des  niais.  Mais  l'expédient  n'eut  au- 
cun succès.  Ces  niais  avaient  vraiment  trop  d'esprit, 
et  dans  les  joutes  de  paroles,  trouvaient  mieux  que 
tout  autre,  avec  l'argument  décisif,  le  mot  pour 
rire.  Étaient-ils  niais,  pour  penser  comme  Augus- 
tin, Thomas  d'Aquin  et  Bossuet?  Étaient-ils  niais, 
pour  afficher  des  principes  que  le  programme  officiel 
ne  dictait  point,  pour  mettre  leurs  actes  d'accord 
avec  leur  croyance,  au  risque  de  compromettre  leur 
avenir?  Après  tout,  si  c'était  une  folie,  c'était  celle 
dont  saint  Paul  et  les  premiers  chrétiens  se  fai- 
saient gloire  :  Nos  stulti  propter  Christum  •. 

Cependant  il  est  quelque  chose  qui,  pour  persua 
der,vaut  mieux  que  l'esprit,  c'est  le  cœur.  Or,  les  trois 
catholiques  se  montraient  envers  tous  si  pleins  de 
courtoisie,  de  prévenance  et  de'dévouement! 

Il  y  avait  à  l'École  normale  un  jeune  homme 
qu'une  crise  nerveuse  saisissait  subitement  pendant 
la  nuit.  A  chaque  attaque  du  mal,  le  pauvre  épilep- 
tique  tombait  de  son  lit,  et  se  roulait  sur  le  sol 
avec  des  convulsions  et  des  cris  horribhs.  Alors 

l,  l  Cor.,  IV,  10. 


60  PIERRE  OLIVAINT. 

avait  lieu  une  scène  toucliante,  qui  montre  jusqu'où 
allait  ce  sentiment  de  camaraderie  fraternelle  chez 
des  jeunes  gens  divisés  d'opinion  sur  bien  des  cho- 
ses, mais  unanimes  dans  leur  mutuelle  et  généreuse 
sympathie.  C'était  à  qui  courrait  le  plus  vite  auprès 
du  malheureux,  et  l'un  des  plus  empressés,  qui  ne 
manquait  jamais  de  répondre  à  l'alerte,  affirme  qu'il 
trouvait  toujours  Olivaint  arrivé  le  premier.  Le  se- 
cond, dans  ce  concours  de  l'amitié,  était  un  jeune 
protestant  de  Genève,  auquel  Dieu,  espérons~le,  fera 
l'aumône  de  la  vérité  en  retour  de  sa  charité. 

Le  cœur  d'un  jeune  homme,  fût- il  égaré  par  la 
passion,  garde  toujours  un  secret  instinct  pour  tout 
ce  qui  est  désintéressement  et  sacrifice,  et  sa  sym- 
pathie est  acquise  d'avance  à  qui  s'oublie  soi-même 
pour  servir  autrui.  Les  élèves  de  l'École  qui  s'étaient 
rencontrés  au  chevet  du  jeune  malade  avec  les  trois 
catholiques  ne  pouvaient  plus  être  leurs  ennemis. 
Peu  à  peu  les  préventions  tombèrent  ;  il  ne  fut  plus 
guère  question  de  la  bande  des  niais,  et  l'on  ne  son- 
gea pas  davantage  à  traiter  en  parias  d'aimables  et 
courageux  camarades  qui  attaquaient  sans  colère  et 
se  défendaient  sans  aigreur. 

Ceux-ci,  jour  par  jour  et  pas  à  pas,  avançaient  leur 
pacifique  conquête  et  grossissaient  leurs  rangs  de 
précieuses  recrues.  A  ce  sujet,  Charles  écrit  :  «  Qui 
nous  valut  celte  position  nouvelle?  Assurément,  ce  fut 
Olivaint.  Pitard  par  sa  douce  influence,  y  contribua 
sans  doute;  mais  il  n'était  que  le  second  d'Olivaint, 
né  pour  commander  par  le  dévouement.  » 

Cependant,  voués  à  une  œuvre  surnaturelle  d'apo 


CHAPITRE  IV.  ei 

stolat  dans  des  conditions  exceptionnellement  déli- 
cates, les  trois  amis  comprirent  que  leurs  efforls  les 
plus  généreux  resteraient  stériles,  s'ils  ne  se  conci- 
liaient d'abord  par  la  prière  commune  et  la  pratique 
d'une  piété  fervente,  le  secours  de  Dieu.  Ils  l'implo- 
rèrent et  l'obtinrent  par  la  médiation  miraculeuse  de 
Notre-Dame  des  Victoires. 

Depuis  quelques  mois,  dans  l'église  des  Pe/ils-Pères, 
placée,  comme  une  oasis,  entre  la  Banque,  la  Bourse 
elle  Palais-Royal,  un  saint  prêtre,  M.  Dufricbe-Des- 
genettes,  avait  établi  l'Archiconfrérie  du  très-saint  et 
immaculé  Cœur  de  Marie.  Des  prodiges  éclatants 
avaient  aussitôt  prouvé  la  miséricordieuse  puissance 
de  Celle  qui,  là  surtout,  se  montrait  le  refuge  des 
pécheurs,  le  secours  des  chrétiens  et  la  consolation 
des  affligés.  A  peine  converti,  Pierre  Olivaint  ac- 
courut, avec  ses  amis,  au  pieux  sanctuaire,  pour  s'of- 
frir, corps  et  âme,  à  la  Yierge  immaculée  et  au  divin 
Enfant  qui  leur  tendait  les  bras.  Tous  trois  revinrent 
armés  du  Manuel  de  l'Archiconfrérie,  ce  livre  mer- 
veilleux qui,  en  peu  d'années,  fut  traduit  dans  toutes 
les  langues  et  répandu  par  centaines  de  mille.  Dès 
lors,  ils  aimaient  à  se  réunir  chaque  jour  ensemble, 
pour  faire  les  prières  indiquées  dans  ce  petit  livre 
d'or.  Leur  cénacle  était  une  chambre  haute  de  l'École 
normale,  située  alors  rue  Saint-Jacques,  et  de  là, 
pendant  qu'ils  priaient,  leur  regard  embrassait  une 
grande  partie  de  l'immense  ville  qui,  renouant  ses 
traditions  séculaires,  redevenait  de  la  cité  de  Notre- 
Dame. 

Ils  durent  à  ce  patronage  de  persévérer  ensemble, 


62  PIERRE  OLIVAINT. 

comme  les  premiers  disciples  que  la  crainte  des  Juifs 
retenait  à  l'écart. 

Trois  ans  plus  tard,  au  mois  de  mai  1840,  Pierre 
Olivaint  écrivait  à  l'un  de  ses  amis  :  «  Je  suis  allé  ce 
soir  au  mois  de  Marie.  Qu'elles  sont  belles  et  touchan- 
tes, cher  ami,  les  cérémonies  de  l'Église  dans  le  culte 
de  la  sainte  Vierge!  La  Vierge  Mère,  quel  mystère! 
L'Incarnation,  abîme  où  notre  esprit  se  perd!  Et  ce- 
pendant, si  nous  voulons  nous  recueillir,  que  la  vé- 
rité se  montre  déjà  majestueuse  et  consolante  sous 
ce  voile!  Un  jeune  prêtre  que  nous  venons  de  perdre, 
disait  en  mourant  :  «  Dieu  soit  béni!  j'entrevois  déjà 
«  la  lumière....»  Que  sera-ce  donc,  quand  le  voile  sera 
tombé  tout  à  fait,  puisque  le  catholique  sincère,  dès 
cette  vie,  est  déjà  ébloui  de  si  admirables  clartés  !  La 
Vierge  Mère!...  les  Protestants  n'ont  pas  compris 
cela  et  leur  culte  est  mort. 

a  C'est  une  chose  étonnante,  cher  ami,  dans  un 
temps  où  les  églises  sont  désertes,  comme  les  hom- 
mes eux-mêmes  se  pressent  en  foule  aux  autels  de 
Marie  qui  leur  tend  les  bras.  Quelle  douce  pensée  que 
celle-là  :  nous  avons  une  mère  dans  le  ciel,  pour  ceux 
qui,  comme  nous,  ont  éprouvé  jusqu'où  va,  dès  ici- 
bas,  l'amour  d'une  mère  ! 

a  Tu  verrais  un  spectacle  bien  touchant,  si  tu  al- 
lais, quelque  dimanche  soir,  à  l'église  des  Petits-Pères, 
alors  que  les  fidèles  assemblés  demandent  à  Marie  la 
conversion  des  pécheurs.  Lis,  je  t'en  prie,  ie  récit 
des  merveilles  accomplies  dans  les  jours  mauvais 
par  le  pouvoir  admirable  de  la  sainte  Vierge.  Je  veux 
te  parler  du  Manuel  de  prières  de  V Archiconfrérie  du 


CHAPITRE  IV.  63 

très-saint  et  immaculé  Cœur  de  Marie.  Les  faits  sont 
environnés  d'une  trop  grande  certitude  historique 
pour  qu'on  les  rejette.  Ce  sont  des  miracles;  mais 
est-ce  qu'un  miracle  coûte  quelque  chose  à  Dieu? 

El  quel  temps  fut  jamais  plus  fertile  en  miracles?... 

Peuples  de  la  terre,  chantez  I 
Jérusalem  renaît  plus  brillante  et  plus  belle. 

«  C'est  la  sainte  Vierge,  cher  ami,  qui  se  charge  de 
remuer  ainsi  sa  France  bien-aimée.  » 

Oui,  sans  doute,  ce  grand  mouvement  de  rénovation 
chrétienne  avait  son  point  de  départ  au  ciel  ;  mais 
Marie  daignait  associer  à  son  œuvre,  sur  la  terre, 
ceux  qu'elle  aimait  davantage.  Elle  fit  la  part  si  belle 
à  nos  trois  convertis  que,  de  ce  moment,  leur  vie  de- 
vint un  continuel  apostolat. 

Leur  action,  toutefois,  se  fit  sentir  davantage  du- 
rant leur  seconde  année  d'École.  Les  élèves  qui  com- 
posaient avec  eux  ce  cours  et  se  préparaient  à  l'en- 
seignement des  hautes  classes  étaient  en  assez  petit 
nombre  :  trois  dans  la  section  des  lettres,  trois  dans 
la  section  d'histoire  et  deux  dans  la  section  de  philo- 
sophie. De  là,  une  plus  grande  intimité,  une  simpli- 
cité de  rapports  qui  faisaient  ressembler  la  classe  à 
une  famille;  les  professeurs  se  montraient  assez  bons 
pères  à  l'égard  d'enfants  parfois  espiègles  et  mutins. 

Le  maître  de  conférences  pour  la  littérature  fran- 
çaise, spécialement  chargé  de  ces  sept  ou  huit  élèves, 
M.  Désiré  Nisard,  était,  nous  l'avons  dit,  un  esprit 
distingué,  un  grave  défenseur  des  traditions  litté- 
raires du  dix-septième  siècle,  mais  qui  empruntait 


64  PIERRE  OLIVAINT. 

plus  volontiers  au  siècle  suivant  ses  opinions  reli- 
gieuses. Bossuet  était  son  homme,  aimait-il  à  répé- 
ter, et  il  affectait  de  voir  en  lui  tout  un  monde. 
L'occasion  était  belle  pour  nos  catholiques  de  pous- 
ser plus  loin  le  maître  engagé  en  si  bonne  voie,  et 
d'entraîner  avec  lui  la  partie  encore  flottante  de  son 
auditoire!  On  profitait  habilement  de  tout,  pour 
jeter  comme  au  hasard  un  mot  aussitôt  relevé  par  les 
autres,  une  allusion  qui  suffisait  pour  allumer  la  dis- 
pute. Par  exemple,  le  professeur  avait  l'heureuse  ha- 
bitude de  placer  devant  lui  les  œuvres  complètes  de 
son  auteur  favori  et  d'inviter  quelqu'un  de  ses  élè- 
ves à  ouvrir  n'importe  quel  volume,  assurant  avec 
solennité  qu'on  y  trouverait  à  toute  page  l'artiste  par 
excellence,  le  modèle  parfait,  l'idéal.  Quelle  joie  pour 
les  catholiques,  si  l'on  tombait  sur  quelqu'une  des 
oraisons  funèbres,  ou  sur  quelque  belle  lettre  spiri- 
tuelle! Un  jour,  cependant,  on  tira  au  sort  avec  moins 
de  bonheur,  et  Félix  dut  lire  tout  haut  je  ne  sais  quel 
passage  de  «  M.  de  Meaux  «,  où  il  est  question  du 
Père  Goulu,  un  savant  homme,  mais  dont  le  nom 
malencontreux  fut  accueilli  par  une  hilarité  gé- 
nérale et  par  de  malicieux  lazzis.  Le  silence  enfin 
rétabli,  le  débat  s'engagea  sur  la  forme  et  sur  le 
fond,  sur  le  style  et  sur  la  doctrine.  C'était  le  mo- 
ment oh  Pierre  ne  manquait  pas  d'intervenir  ;  d'un 
ton  moitié  grave,  moitié  plaisant,  il  posait  la  ques- 
tion, donnait  la  réplique,  poussait  vivement  sa  pointe. 
Après  une  discussion  animée,  où  chacun  disait  son 
mot,  on  en  venait  à  conclure  que  tel  dogme  catho- 
lique était  vraiment  admissible^  et  même  admirable, 


CHAPITRE  IV.  65 

que  le  professeur  n'avait  contre  lui  aucune  objection 
bien  arrêtée,  ni  les  élèves  aucune  difficulté  bien  sé- 
rieuse. 

Ces  controverses  amicales,  nées  inopinément  à  pro- 
pos d'une  phrase  de  Bossuet,  n'étaient  pas  le  moyen 
d'action  le  moins  efficace;  elles  laissaient  une  bonne 
impression  pour  le  présent  et  posaient  des  jalons 
sur  la  route  pour  Tavenir. 

L'influence  des  catholiques  fut  moindre  sur  leurs 
jeunes  camarades  de  la  première  année;  Pierre  Oli- 
vaint  n'eut  guère  d'action  de  ce  côté  que  par  le  sen- 
timent de  respect  qu'inspirait  à  tous  son  caractère 
indépendant  et  élevé.  Mais  il  trouva  de  dignes  amis 
parmi  les  jeunes  gens  qui  achevaient  alors  leur  troi- 
sième année  d'École. 

Charles  Hernsheim  fut  de  ce  nombre.  Comme  Félix 
Pitard,  il  a  sa  place  marquée  dans  cette  histoire,  car 
Olivaint  l'aima  tendrement  et  intervint  heureusement 
dans  les  deux  plus  grands  événements  de  cette  vie  si 
courte  et  si  pleine,  la  conversion  et  la  vocation. 

Hernsheim,  issu  d'une  famille  juive  de  Strasbourg*. 
eut  dès  ses  premières  années  plus  d'un  trait  de  res- 
semblance avec  Pierre  Olivaint  :  comme  lui,  il  connut, 
tout  enfant,  l'indigence  ;  comme  lui,  il  fut  exposé  bien 
jeune,  dans  une  institution  de  Paris,  à  tous  les  périls 
de  l'àme,  sans  l'antidote  de  la  foi  et  de  la  piété.  On 
l'avait  baptisé  sans  trop  le  préparer  à  cette  grande  ac- 
tion; la  première  communion,  machmalement  accom- 
plie, ne  lui  laissait  non  plus  qu'un  vague  souvenir. 

1.  Né  le  22  mars  1815. 


66  PIERRE  OLIVAINT. 

Condamné  à  remporter  des  couronnes  au  grand  con- 
cours, pour  l'honneur  de  la  pension  qui  l'avait  adop- 
té, il  exerça  et  assouplit  certains  ressorts  de  l'esprit 
aux  dépens  des  autres  et  il  arriva  à  l'Ecole  normale 
plein  d'orgueil,  incapable  de  discipline,  gâté  par  les 
vices  de  son  éducation.  Sans  être  au  fond  plus  parti- 
san du  Talmud  que  de  l'Évangile,  il  se  disait  Israé- 
lite, pour  mieux  affirmer  son  opposition  au  catholi- 
cisme. Impitoyable  railleur,  riant  de  tout  d'un  mauvais 
rire,  il  n'épargnait  pas  plus,  dans  ses  sarcasmes,  la 
philosophie  officielle  que  la  religion.  «  Un  jour,  ra- 
conte son  biographe',  il  présentait  à  un  professeur 
dont  il  était  le  seul  disciple,  un  travail  qui  concluait 
à  l'inanité  des  labeurs  philosophiques.  «  C'est  forte- 
«  ment  pensé,  lui  fut-il  répondu,  vos  conclusions  pa- 
ît raissent  d'une  grande  justesse;  mais  prenez  garde, 
«  il  y  aurait  danger  à  les  exprimer  trop  haut.  « 

Le  jeune  sceptique  eut  dès  lors  beau  jeu  contre  les 
hommes  et  les  doctrines.  Mais  sa  verve  impitoyable 
s'exerçait  de  préférence  aux  dépens  de  la  minorité 
courageuse  des  catholiques  ;  c'était  en  pareil  cas  sur- 
tout, comme  il  l'avouait  plus  tard  lui-même,  que, 
«  dans  la  cour  de  l'École,  il  n'était  jamais  à  demi 
mauvais  plaisant    » 

Pauvre  enfant,  qui,  le  jour,  affectait  une  gaieté  folle 
et  qui,  le  soir,  accoudé  sur  la  fenêtre  de  sa  mansarde, 
prêtant  une  oreille  rêveuse  à  la  rumeur  immense  de  la 
grande  ville,  prenait  un  mélancolique  plaisir  î'i  ce 


1.  Le  P.  Hernsfieim  de  V  ordre  des  Frères  prêcheur  s,  par  le  P.  Dan- 
zas,  provincial  du  même  ordre.  Paris,  Poussielgue,  1856. 


CHAPITRE  IV.  67 

bruit  confus,  à  ces  ténèbres,  image  du  mal  dont  il 
souiïrait! 

Les  catholiques  qui  ne  doutaient  de  rien,  quand 
il  s'abaissait  de  sauver  une  âme,  concertèrent  leurs 
efTorts  pour  assurer  cette  difficile  capture.  Ils  tendi- 
rent les  filets,  espérant  de  Dieu  la  poche  miraculeuse. 
Un  ami  leur  avait  déjà  préparé  les  voies;  Adrien  Dé- 
roulède  s'était  pieusement  acharné  à  la  conversion  de 
son  infortuné  camarade;  mais  cet  angélique  jeune 
homme  venait  de  quitter  volontairement  l'École,  après 
un  séjour  de  six  mois,  pour  se  faire  prêtre.  Il  devait 
succomber  plus  tard,  aumônier  du  lycée  d'Angou- 
lèmc,  aux  pénibles  labeurs  de  son  dévouement.  Le 
départ  de  ce  saint  ami  fut  un  motif  de  plus  pour  Oli- 
vaint  et  ses  lieutenants  de  livrer  au  juif  incrédule 
de  nombreux  assauts,  qui  peut-être  eussent  été  im- 
puissants à  rompre  une  opiniâtre  résistance,  sans  le 
concours  inespéré  et  bien  involontaire  de  M.  Cousin. 

Le  directeur  de  l'École  normale  ne  dissimulait  pas 
l'aversion  profonde  qu'il  nourrissait  contre  Hernsheim. 
Exerçant  une  sorte  de  haut  domaine  sur  l'enseigne- 
ment philosophique,  il  voyait  avec  déplaisir  ce  juif 
d'un  caractère  si  compromettant  aspirer  â  une  chaire 
universitaire,  d'autant  plus  que  le  jeune  indépendant 
repoussait  avec  hauteur  les  axiomes  convenus  et  les 
formules  banales  de  la  philosophie  officielle.  Hern- 
sheim fut  donc  recommandé,  non  par  bienveillance, 
â  i'ami  peu  scrupuleux  de  M.  Cousin,  le  trop  fameux 
Libri  Bagnano,  examinateur  pour  le  baccalauréat  es 
sciences.  Au  grand  étonnement  de  tous,  le  brillant 
candidat  fut  refusé. 


68  PIERRE  OLIVAINT. 

Pour  comprendre  ce  qu'un  pareil  échec  avait  d'îm- 
miliant  et  de  douloureux,  il  faut  savoir  que,  d'après 
les  règlements  rigoureusement  appliqués,  Hernsheim 
était  dès  lors  réduit  à  quitter  l'École,  avant  d'avoir 
subi  répreuve  d'agrégation.  Lui,  qui  avait  rêvé  de  S6 
^aire  un  nom  à  Paris,  était  envoyé  dans  un  collège 
«.'ommunal,  au  fond  d'une  province  éloignée.  En  vain 
M.  Vacherot,  professeur  de  philosophie  et  directeur 
des  études,  vanta-t-il  le  mérite  exceptionnel  de  son 
élève,  entré  à  l'École  avec  le  premier  prix  de  disser- 
tation latine  au  grand  concours.  En  vain  lui  ménagea- 
t-il  l'occasion  de  montrer  son  talent  précoce  dans  une 
belle  leçon  sur  les  monades  de  Leibnitz.  En  vain  Hern- 
sheim lui-même  en  appela-t-il  au  ministre  de  l'in- 
struction publique.  Celui-ci  cassa  la  première  nomi- 
nation, mais  ce  fut  pour  lui  confier  un  poste  des  plus 
modestes,  la  chaire  de  philosophie  au  lycée  de  Pon- 
tivy!  Ainsi  .la  disgrâce  était  complète,  le  jeune  incré- 
dule se  voyait  enseveli  vivant  dans  une  petite  ville  de 
Bretagne,  encore  inféodée,  disait-il,  à  de  gothiques 
préjugés.  Il  partit  frémissant  de  colère;  mais  il  ne 
parvint  pas  au  terme  du  voyage. 

Déjà  souffrant, quand  il  se  mit  enroule,  Hernsheim 
tomba  dangereusement  malade  à  Rennes,  et  passa 
plusieursjours  dans  un  étatd'évanouissementpresquc 
continu.  Un  éminent  professeur  à  la  Faculté  def. 
lettres,  M.  Th. -Henri  Martin,  prit  un  soin  paternel  du 
pauvre  enfant  dont  les  médecins  désespéraient,  et  le 
fit  transporter  à  rinfirmerie  du  lycée  «  Là,  que  se 
passa-t-il  entre  Dieu  et  cette  âme  longtemps  re- 
belle? Gomment  ce  nouveau  Saul  fut-il  terrassé  sur 


CHAPITRE  IV.  69 

le  chemin?  Hernsheim  lui-môme,  qui  plus  lard  ra- 
contait sa  conversion  avec  la  candeur  d'un  enfant 
regénéré  dans  le  Christ,  ne  put  jamais  nous  l'ap- 
prendre.... Rendu  à  la  vie  contre  toute  prévision, 
Hernsheim  était  chrétien  quand  il  reprit  ses  sens'.  « 
Le  triomphe  de  la  grâce  fut  complet. 

Dès  qu'il  putparler,  il  appela  un  prêtre;  dès  qu'il  put 
marcher,  il  se  fit  conduire  à  l'église  pour  assister  à  la 
sainte  messe.  Il  s'y  rendait,  appuyé  sur  le  bras  d'une 
vieille  femme,  infirmière  au  collège,  et  la  pieuse  Bre- 
tonne s'étonnait  qu'un  homme  si  savant  lui  deman- 
dât, avec  tant  de  simplicité,la  signification  des  termes 
qu'il  lisait  dans  son  livre  de  prières.  Ainsi  l'orgueil- 
leux philosophe  se  faisait  le  disciple  d'une  pauvre 
femme  du  peuple. 

Au  mois  de  septembre  1838,  un  intime  ami  de  Pierre 
Olivaint  reçut  à  l'École  normale  une  lettre  tracée  d'une 
main  incertaine  et  tremblante.  «  Je  l'écris  deux  mots 
dans  ma  faiblesse,  lui  disait  Hernsheim,  car  je  suis 
bien  malade.  J'ai  craché  le  sang  et  je  n'en  reviendrai 
certainement  pas.  Je  lis  un  peu  de  Pascal  qui  me  con- 
vertit. J'ai  communié.  Je  t'assure  que  la  religion  ca- 
tholique est  belle  et  vraie.  Ne  montre  ma  lettre  à  per- 
sonne. Je  ne  veux  pas  afficher  ce  que  je  fais.  Adieu, 
pense  à  moi  si  je  meurs  ici.  » 

Le  confident  avait  eu  le  malheur  de  partager  les 
préventions  antireligieuses  de  Hernsheim;  celui  ci 
sans  doute  voulait,  par  ce  billet,  réparer  un  scandale 
et  donner  un  bon  exemple.  Pierre,  Félix  et  Charles 

i.  Notice  &ur  le  P.  Hernsheim,  par  le  H.  P.  Danzas,  p.  18. 


70  PIERRE  OU  VAIN  T. 

furent  mis  seuls  dans  le  secret,  et  ce  jour-là  ils  re- 
mercièrent avec  une  extraordinaire  ferveur  Notre- 
Dame  des  Victoires.  De  temps  en  temps,  par  la  même 
voie,  leur  arrivaient  des  nouvelles  du  convalescent.  Il 
disait  à  son  ami  :  «  Tu  ne  m'as  pas  blâmé;  cela  ne 
m  étonne  pas.  Sous  ta  légèreté  il  y  a  quelque  chose 
de  sérieux  ;  mais  ton  esprit,  dis-tu,  se  révolte.  Il  y  a 
deux  choses  très-propres  à  nous  jeter  dans  les  bras 
de  la  religion  :  le  loisir  et  la  pensée  de  la  mort.  Le 
loisir,  ne  Ta  pas  qui  veut  ;  la  pensée  de  la  mort,  on 
peut  l'avoir  au  milieu  de  ses  occupations  mêmes.  Es- 
saye de  ce  moyen,  et  tu  verras  ce  qui  en  résultera. 
Pour  moi,  la  maladie  m'a  donné  et  le  loisir  et  la  pen- 
sée de  la  mort,  ce  qui  fait  que  mon  cœur  est  devenu 
meilleur  et  mon  âme  plus  éclairée  et  plus  tranquille, 
à  mesure  que  mon  corps  s'en  allait.  Cependant  j'ai 
bien  à  faire,  et  que  je  me  trouve  petit  et  misérable 
quand  je  lis  la  vie  de  ces  martyrs  qui  se  sont  fait 
rôtir  sur  des  grils  et  ouvrir  les  entrailles  avec  des  fers 
ardents  plutôt  que  de  renier  le  Christ  !...  » 

Hernsheim  ajoutait  :  «  Tu  peux  dire  à  tes  camara- 
des, auxquels  cela  ferait  plaisir,  ce  que  tu  sais.  Je  te 
délie  la  langue.  Je  m'imagine  qu'ils  auront  de  la  peine 
à  te  croire!  Il  faut  nous  repentir,  mon  cher  ami,  de 
nos  frivoles  médisances  de  l'an  dernier.  Quanta  moi, 
je  suis  à  présent  lavé  de  ces  fautes,  dont  le  souvenir 
me  déplaît.  Peut-être  mes  lettres  sérieuses  le  déplai- 
sent-elles aussi  et  me  traites-tu  de  sermonneur?  S'il 
en  est  ainsi,  dis-le-moi  franchement.  « 

Tout  au  contraire,  l'ami  léger  et  incroyant  était 
vivement  ému  et  recueillait  avec  empressement  ces 


CHAPITRE   IV.  71 

impressions  salutaires  qui  devaient  fructifier  plus 
tard. 

Enlin  Cliarles  Hernsheim  eut  assez  de  forces  pour 
supporter  la  fatigue  du  voyage  ;  il  revint  à  Paris,  il 
reparut  à  l'École  et  ce  fut  un  jour  de  fêle  pour  lui  et 
pour  ses  amis  de  se  revoir.  Qu'il  était  changé  cepen- 
dant! La  cruelle  maladie  avait  pâli  et  amaigri  le  vi- 
sage ;  mais  l'âme  rayonnait,  joyeuse  et  pure,  sur  son 
front  et  dans  ses  yeux.  Olivaint,  attentif  à  encourager 
et  à  consoler  le  jeune  converti,  s'empressa  de  le  con- 
duire à  son  «  cher  Père  de  Ravignan.  » 

Quant  à  M.  Cousin,  il  se  montra  plus  que  jamais 
impitoyable.  «  Je  me  souviens,  raconte  Charles,  que 
je  me  promenais  un  jour  avec  Hernsheim  dans  la 
cour  de  l'École.  Survint  M.  Cousin,  qui,  surpris  et  ir- 
rité de  l'y  trouver,  donna  sur-le-champ  au  concierge 
l'ordre  de  ne  le  plus  recevoir.  Il  n'en  fallut  pas  da- 
vantage pour  déterminer  son  ancien  élève  à  lui 
écrire  qu'il  renonçait  à  l'enseignement  et  «  qu'il  ai- 
merait mieux  labourer  la  terre  rpce  de  faire  de  la  plii' 
losophie  à  son  école.  » 

La  carrière  du  jeune  professeur  était  irrémédiable- 
ment brisée;  mais  ce  déclin  apparent  devait  être  l'au- 
rore d'une  belle  vie.  11  fallait  que  l'humiliation  achevât 
de  purifier  cette  âme  que  Dieu  voulait  tout  entière. 
Hernsheim  le  comprenait  bien,  lui  qui,  peu  d'années 
plus  tard,  écrivait  à  Charles  ces  lignes  touchantes  : 
«Pour  moi,  pauvre  enfant  échappé  du  double  piège  de 
l'infidélité  et  de  l'incrédulité,  ignorant  tous  les  senti- 
ments chrétiens,  toutes  les  idées  chrétiennes;  pour 
^oi,  malheureux,  \  qui  on  n'avait  point  parlé  de  Dieu 


72  PIERRE  OLIVAINT. 

pendanl  loiite  mon  enfance,  accoutumé  à  mépriser,  à 
insulter  la  foi,  il  fallait  bien  que  Dieu  me  frappât 
tout  à  coup,  qu'il  m'arrachât  violemment  à  tant  de 
mauvaises  habitudes  pour  me  vaincre  par  la  nécessite 
subite  de  devenir  meilleur.  Oh!  que  de  bonté,  que 
d'amour  de  la  part  de  Dieu,  que  d'ingratitude  de  la 
mienne!  Je  l'avoue,  j'en  suis  quelquefois  effrayé,  il 
semble  que  ce  soit  une  lutte  entre  Dieu  et  moi  ^  » 

Admirable  lutte  que  celle-là,  dans  laquelle  Dieu  se 
donne  à  l'homme  et  l'homme  à  Dieu  avec  une  libéra- 
lité toujours  grandissante  !  Hernsheim  la  poursuivra 
jusqu'à  la  mort. 

S'ils  avaient  eu  moins  de  courage,  Pierre  Olivaint 
et  ses  amis  eussent  été  parfois  tentés  d'abandonner 
quelques-uns  de  leurs  camarades  qui  résistaient  ob- 
stinément à  toutes  leurs  avances.  Ils  comptaient  sur 
Dieu  et  poursuivaient  leur  œuvre. 

Et  la  preuve  qu'un  grand  travail  se  faisait  dans  les 
esprits,  que  leur  influence  commençait  à  s'étendre 
autour  d'eux,  c'est  que  non-seulement  il  n'était  plus 
question  delaba7idedes  niaiSj  mais  que  tout  le  monde, 
M.  Cousin  lui-même,  en  était  venu  à  compter  avec  les 
catholiques.  Le  directeur  de  l'École  usait  désormais 
pour  eux  de  certains  ménagements,  et,  les  prenant  à 
part,  nous  raconte  un  témoin  de  cette  petite  scène,  il 
leur  disait  d'un  air  de  condescendance  :  «  Eh!  Mes- 
sieurs, il  faut  savoir  se  faire  tout  à  tous,  comme  disait 
Fénelon!  » 

Plus  sincèrement,  d'aulres  maîtres  s'attachaient  à 

1.  Lettre  du  26  juillet  1845. 


CHAPITRE  IV.  73 

ces  courageux  jeunes  gens.  M.  Filon,  par  exemple, 
leur  témoignait  de  bienveillants  égards  et  les  réunis- 
sait môme  à  sa  table.  Une  fois  il  invita,  un  vendredi, 
Pierre,  Charles,  et  l'un  de  leurs  amis,  ce  confident  de 
Hernsheim,  dont  nous  parlions  plus  haut.  Ce  der- 
nier, bien  que  le  repas  fût  servi  presque  exclusive- 
ment en  maigre,  fit  seul  exception  à  l'abstinence,  par 
habitude  et  par  légèreté.  Mais  l'exemple  du  bien  a 
aussi  sa  contagion  ;  quelques  années  plus  tard,  l'en- 
nemi du  maigre,  dans  un  voyage  en  Egypte,  fut  con- 
verti à  la  pratique  chrétienne  par  la  vue  des  pauvres 
musulmans  qui  conduisaient  sa  barque  sur  le  Nil. 
En  les  trouvant  toujours  si  fidèles  aux  prescriptions 
minutieuses,  souvent  ridicules,  de  leur  faux  culte  : 
«  Et  moi,  se  dit-il,  chrétien  baptisé,  plus  croyant  que 
je  ne  veux  dire,  pourquoi  ne  point  professer  publi- 
quement ce  que  j'avoue  au  fond  du  cœur  être  la  véri- 
té? »  Ce  trait  de  lumière  lui  suffit;  le  professeur  in- 
crédule, devenu  parfait  chrétien,  fit  dès  lors  de  l'en- 
seignement de  l'histoire  un  véritable  apostolat.  Zélé 
pour  le  bien  de  ses  disciples,  ce  maître  excellent  ne 
B'oublia  pas  lui-même,  et  plusieurs  fois  on  le  vit  ve- 
nir au  collège  de  Vaugirard,  pour  faire  pieusement 
sa  retraite  annuelle  sous  la  conduite  de  son  ancien 
tamarade,  le  P.  Olivainl. 

Pierre,  non  content  d'exercer  son  zèle  au  -dedans, 
entretenait  à  l'extérieur  d'intimes  relations  avec  ses 
anciens  amis  de  collège  et  s'efforçait,  avec  une  géné- 
reuse insistance,  de  les  porter  au  bien.  Parfois  il  eut 
l'occasion  de  remplir  envers  quelques-uns  d'entre 
eux  le  devoir,  si  peu  compris,  de  la  correction  fra- 


74  PIERRE  OLIVAINT. 

ternelle.  Dans  ces  occasions,  il  poussait  la  franchise 
jusqu'à  l'extrême  limite,  et  l'on  ne  sait  vraiment 
qu'admirer  davantage,  de  son  courage  atout  dire  ou 
de  la  patience  avec  laquelle  ses  amis  avaient  coutume 
de  tout  entendre.  Mais  il  mêlait  au  reproche  tant 
d'affection,  il  égayait  les  dures  vérités  par  une  si  fine 
raillerie! 

Parmi  les  plus  chers  camarades  d'Olivaint,  il 
s'en  trouvait  un  qui  s'abandonnait  aux  brillants  dé- 
fauts d'un  esprit  satirique  et  vaniteux.  Après  quel- 
ques précautions  de  langage,  Pierre  aborde  ce  sujet 
délicat.  «  Depuis  plusieurs  mois,  écrit-il  à  cet  ami, 
depuis  un  an  peut-être,  il  me  semble  que  tu  as 
beaucoup  changé.  Tu  te  répands  trop  au  dehors; 
tu  cherches  à  briller,  à  imposer;  tu  ne  retiens  pas 
assez  ta  langue;  tu  abuses  de  ton  esprit;  tu  sem- 
blés atteint  à  un  haut  degré  d'une  maladie  qui  tra- 
vaille tant  de  gens,  l'orgueil  et  l'amour  de  toi- 
même.  A  travers  une  foule  de  phrases  que  tu  laisses 
tomber  dans  la  conversation,  je  vois  percer  une  pré- 
tention qui  m'afflige,  un  désir  immodéré  de  paraître 
doué  d'une  sensibilité  plus  vive,  de  passions  plus 
ardentes  que  qui  que  ce  soit.  Dans  la  lettre  même 
à  laquelle  je  réponds,  dans  cette  lettre  qui  m'a  fait 
tant  de  plaisir,  je  rencontre  des  paroles  qui  sem- 
blent venir  de  la  tête  plutôt  que  du  cœur.  Prends 
garde,  mon  cher  ami,  de  trop  le  souvenir  d'avoir 
lu  René,  Werther ,  Obermann....  Pourquoi  donc 
me  dis- tu  ces  choses  :  Je  vois  un  abîme  sous  mes 
pas;  ..  les  pensées  les  plus /tmèôres,  les  plus  mélan- 
coliques passent  devant  moi;...  la  pensée  de  la  mort 


CHAPITPxE  IV.  75 

se  dresse  devant  mes  yeux?...  Pourquoi  ces  mois 
dmbitieux  :  angoisse  solennelle^  époque  formidable, 
crainte  déchirante?..  .  En  voulant  peindre  ce  que  lu 
éprouves,  ne  t'aperçois-tu  pas  que  lu  te  laisses  al- 
ler à  une  orgueilleuse  exagération?  Ne  va  pas  sur- 
tout par  orgueil  te  faire  illusion  sur  ton  orgueil 
même  ;  les  aulres,  tu  le  sais,  voient  mieux  en  nous 
que  nous-mêmes  !  « 

Celle  gronderie  amicale,  pour  porter  ses  fruits, 
voulait  être  tempérée  par  d'affectueuses  paroles. 
Pierre  met  vite  le  baume  sur  la  blessure  :  «  J'ai  cher- 
ché longtemps  à  me  persuader  que  je  voyais  mal,  et 
mon  amitié  a  eu  bien  de  la  peine  à  l'avertir  ;  mais, 
dans  ta  lettre,  lu  m'as  appelé  ton  frère;  je  me  suis 
alors  décidé  à  rompre  le  silence.  Je  m'appuie  sur  ce 
titre  de  frère  pour  espérer  que  tu  ne  t'offenseras  pas 
de  ma  franchise.  ^> 

Ce  jeune  homme  élail  un  de  ces  convertisseurs  non 
encore  convertis  à  la  pratique  chrétienne.  Pierre,  qui, 
dans  son  élan  généreux,  a  laissé  bien  loin  derrière 
lui  ceux  qui  naguère  lui  traçaient  la  roule,  revient 
avec  sollicitude  vers  cet  ami  attardé  pour  lui  tendre 
la  main  et  l'entraîner  avec  lui  : 

«  Une  autre  chose  m'afflige  profondément,  quand 
je  me  rappelle  le  commencement  de  notre  liaison. 
Tu  étais  plein  de  foi  alors  et  lu  cherchais  à  me  con- 
vertir; tes  paroles  même  ont  exercé  sur  moi  une 
salutaire  influence.  En  entrant  dans  la  foi  de  plus  en 
plus,  j'étais  heureux  de  celte  amitié  que  le  nom  de 
Dieu  consacrait.  Depuis,  tu  es  tombé  dans  le  doute. 
Je  ne  fuis  que  te  plaindre  de  ta  chute,  mais  aussi  je 


76  PIERRE  OLIVAINT. 

dois  te  blâmor  de  n'avoir  pas  fait  assez  d'efforts 
pour  te  relever.  Si  j'avais  été  plus  instruit,  j'aurais 
regardé  comme  un  devoir  de  t'éclairer  moi-même  ; 
mais  je  ne  suis  pas  encore  un  médecin  des  âmes,  je  ne 
puis  que  t' adresser  à  ceux  qui  guérissent.  »  Et  après 
avoir  engagé  son  ami  à  rendre  au  plus  tôt  visite  à 
«  M.  de  Ravignan  »,  il  conclut  par  ces  paroles  tou- 
chantes :  «  J'ai  trop  besoin  d'indulgence  moi-même 
pour  ne  pas  en  avoir  pour  toi  et  je  sais  trop  bien 
que  je  mérite  peut-être  les  reproches  que  je  te  fais, 
que  j'en  mérite  de  plus  graves.  Avertis-moi  comme 
je  t'ai  averti;  sois  sévère  dans  tes  paroles  et  par- 
donne-moi dans  ton  cœur.  Si  tes  paroles  sont  rudes, 
je  n'oublierai  pas  l'intention  qui  les  a  dictées.  Fais  de 
même  en  ce  moment  pour  moi,  n'oublie  pas  l'inten- 
tion qui  m'a  animé  en  t'écrivant  cette  lettre.  » 

Combien  de  jeunes  gens,  au  milieu  des  dangers 
qu'ils  rencontrent  et  que  parfois  ils  recherchent,  à 
Paris  surtout,  garderaient  intactes  leur  foi  et  leur 
vertu,  s'ils  avaient  près  d'eux  un  ami  aussi  charitable 
et  aussi  sincère! 

Pierre  Olivaint  ne  tarda  pas  à  étendre  son  action 
au  delà  de  la  sphère  de  son  intimité,  en  se  dévouant 
aux  œuvres  fondées  ou  développées  avec  une  in- 
croyable ardeur  par  la  jeunesse  catholique. 

Le  P.  de  Ravignan,  dont  la  cellule  était  un  des 
principaux  foyers  de  la  charité  chrétienne  dans  le 
tumultueux  quartier  des  Écoles,  apprit  à  son  fervent 
disciple  l'art  de  gagner  des  âmes  à  Jésus-Christ,  et 
ce  fut  sous  cet  excellent  maître  que  Pierre  fit  l'ap- 
prentis&age  d'un  apostolat  qui,  dès  le  début,  fut  gé- 


CHAPITRE  IV.  77 

néreux  el  fécond.  Dès  lors  son  active  sympathie 
fut  acquise  à  tout  ce  qu'il  voyait  entreprendre,  dans 
une  intention  vraiment  chrétienne,  pour  la  gloire  de 
Dieu  et  le  service  du  prochain;  mais  il  s'imposa 
pour  règle  de  donner  la  préférence  à  ces  œuvres  qui 
produisent  un  bien  d'autant  plus  solide,  qu'elles 
exigent  de  leurs  coopérateurs  plus  d'abnégation,  d'hu- 
mililé  et  d'esprit  de  sacrifice. 

C'est  dire  assez  que  Pierre  Olivaint  se  dévoua  de  tout 
cœur  à  la  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul,  plante 
bien  jeune  alors,  mais  surabondante  de  sève  et  des- 
tinée dans  les  desseins  de  Dieu  à  devenir  un  grand 
arbre.  S'il  ne  fut  pour  rien  dans  sa  naissance,  il 
contribua  du  moins  efficacement  à  ses  progrès  et  eut 
le  privilège  d'écrire  l'histoire  officielle  de  ses  com- 
mencements. Ce  fut  lui,  en  eff'et,  qui  rédigea  le  pre- 
mier B.apport  général  sur  V origine  de  la  Société  et  ses 
travaux  jusqu'à  la  fin  de  Vannée  1841  ^  Ce  récit  fort 
bien  fait,  a  été  depuis  inséré  dans  le  Manuel  des  con- 
férences. Nous  en  citerons  une  page. 

«  En  l'année  1832,  à  Paris,  dans  une  maison  du 
quartier  des  Écoles,  depuis  longtemps  consacrée  à 
recevoir  la  jeunesse  studieuse^,  se  tenait  une  confé- 
rence littéraire  dont  les  discussions  avaient  toute  la 
vivacité  que  déjeunes  esprits  ont  coutume  de  porter 

1.  Société  de  Saint-Vincent  de  Paul.  Rapport  général  sur  l'origine 
de  la  Société  el  ses  travaux  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1841.  Paris,  au 
Bccrétariat  de  la  Société,  1845. 

2.  Cette  maison,  située  rue  de  l'Estrapade,  11,  près  du  Panthéon, 
avait  été  occupée  par  la  Société  des  Bonnes-Études,  avant  de  devenir 
le  siège  primitif  des  Conférences  de  Saint-Vincent  de  Paul, 


78  PIERRE  OLIVAINT. 

dans  cette  sorte  d'escrime  intellectuelle,  et  aussi  tout 
l'intérêt  sérieux  que  les  questions  religieuses  répan- 
dent sur  les  matières  où  on  les  fait  intervenir.  Car 
elles  intervenaient  fréquemment  entre  ces  étudiants 
assemblés  pour  parler  d'histoire,  de  littérature,  de 
philosophie  ;  ils  les  retrouvaient  au  fond  de  tous  les 
grands  problèmes  agités  par  leur  ardeur  juvénile.  Il 
arriva  donc  que  ceux  d'entre  eux  qui  étaient  demeurés 
fidèles  aux  croyances  catholiques  se  réunirent  et  se 
rapprochèrent  par  la  nécessité  de  les  professer 
hautement  et  de  les  défendre  contre  les  opinions 
adverses.  Une  foi  commune  et  chère,  la  puissance  des 
sympathies  religieuses,  une  sorte  de  fraternité  d'ar- 
mes contractée  par  l'habitude  de  combattre  sous  la 
même  bannière,  les  eurent  promptement  liés  de  cœur 
et  d'âme,  et  ils  étaient  devenus  amis  avant  même 
d'avoir  échangé  une  parole  d'amitié.  Ils  ne  tardèrent 
pas  à  se  demander  si  cette  foi  qu'ils  avaient  le  bon- 
heur de  posséder  ne  devait  pas  cimenter  leur  union 
par  quelque  œuvre  plus  consolante  que  des  contro- 
verses nécessaires,  mais  quelquefois  passionnées  et 
contristantes  pour  la  piété.  Ils  comprirent  qu'il  était 
bon  d'établir  une  autre  espèce  d'association  exclusi- 
vement chrétienne,  où  la  charité  seule  présidât,  et 
dont  l'objet  pacifique  fût  le  culte  de  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ  dans  la  personne  de  quelques  pauvres. 
«Telle  fut  la  pensée  ou  plutôt  l'instinct  et  le  besoin 
d'association  d'où  sortit  notre  première  Conférence. 
Elle  garda  cette  dernière  dénomination,  qui  est  con- 
sacrée à  Paris,  dans  le  quartier  des  Écoles,  pour  dési- 
gner les  réunions  studieuses  déjeunes  gens,  mais  qui 


CHAPITRE  IV.  79 

serait  bien  mal  interprétée,  si  on  en  induisait  que  son 
but  fût  de  faire  des  discours  sur  la  charité,  et  de  dis- 
cuter sur  les  améliorations  à  introduire  dans  le  sorl 
des  classes  pauvres. 

ce  En  se  plaçant  dès  l'origine  sous  l'invocation  de 
saint  Vincent  de  Paul,  afin  d'obtenir  par  ce  grand 
serviteur  de  Dieu  quelques  rayons  de  l'esprit  de 
charité  et  de  foi  dont  il  élait  enflammé,  la  Conférence 
indiqua  assez  nettement  que  ce  n'était  point  par  des 
études  purement  théoriques,  mais  par  des  œuvres  et 
uniquement  par  des  œuvres,  selon  la  mesure  de  sa 
faiblesse,  qu'elle  se  proposait  de  suivre  de  loin  les 
exemples  de  son  bienheureux  patron. 

«  Les  premières  réunions  eurent  lieu  au  mois  de 
mai  1833.  Elles  ne  se  composaient  alors  que  de  huit 
membres,  et  ce  fut  peut-être  un  avantage,  parce  que, 
dès  le  début,  grâce  au  petit  nombre  des  associés, 
s'établirent  dans  la  Conférence  ces  habitudes  de  cor- 
dialité, ces  façons  affectueuses,  simples,  familières, 
dont,  grâce  à  Dieu,  la  tradition  ne  s'est  pas  perdue. 
Ceux  qui  firent  partie  de  ce  groupe  primitif,  garderont 
toute  leur  vie  l'heureux  souvenir  des  amitiés  qu'ils  y 
formèrent.  » 

Voilà  l'histoire  que  Pierre  Olivaint  nous  a  laissée 
des  commencements  modestes  de  cette  œuvre  ins- 
pirée, à  notre  époque  d'indifférence  et  d'égoïsme, 
par  la  foi  et  la  charité  catholiques.  Comme  le  P.  La- 
cordaire  le  remarque,  il  y  avait  là  une  démonstra- 
tion sensible  de  la  divinité  du  christianisme.  «  Ces 
huit  jeunes  gens,  dit -il  dans  la  notice  qu'il  a 
consacrée  au   plus  illustre,  Frédéric  Ozanam,  ces 

8 


80  PIERRE  OLIVAINT. 

huit  jeunes  gens  eurent  donc  cette  inspiration, de 
prouver  une  fois  de  plus  que  le  christianisme  peut 
en  faveur  des  pauvres  ce  qu'aucune  doctrine  nu  pu 
avec  lui  et  après  lui;  tandis  que  les  novateurs  s'épui- 
saient en  théories  qui  devaient  changer  le  monde, 
eux,  plus  modestes,  se  prirent  à  monter  les  étages 
où  se  cachait  la  misère  de  leur  quartier.  On  les  vit, 
dans  la  fleur  de  l'âge,  écoliers  d'hier,  fréquenter 
sans  dégoût  les  plus  abjects  réduits  et  apporter  aux 
habitants  inconnus  de  la  douleur  la  vision  de  la 
charité.  La  charité  est  belle  en  quiconque  l'accom- 
plit,... mais  c'est  dans  le  jeune  homme  qu'elle  appa- 
raît tout  entière,  telle  que  Dieu  la  voit  en  lui-même 
au  printemps  de  son  éternité,  telle  que  Jésus  la 
voyait  au  jour  de  son  pèlerinage  sur  le  front  de  saint 
Jean.  Fille  de  la  foi,  Ozanam  et  ses  amis  voulurent 
lui  confier  la  leur  comme  ù  une  mère,  et  ce  fut  leur 
intention  que  la  charité  servît  de  médiatrice  aux  gé- 
nérations de  leur  siècle  et  y  versât  la  lumière  que  le 
raisonnement  éperdu  y  répandait  en  vain.  « 

Comme  la  Conférence  de  Saint-Étienne  du  Mont, 
mère  de  toutes  les  autres,  celle  de  Saint-Sulpice  était 
presque  exclusivement  composée  de  jeunes  gens 
des  Écoles'.  C'est  à  ce  second  cénacle  que  Pierre  Oli- 
vaint,  dès  l'année  de  sa  conversion,  était  venu 
se   présenter.    Mais    au  mois  de  juin   1839  il    fut 

l.  La  police  ayant  conçu,  bien  à  lort^  quelques  soupçons  ou  sujet 
de  ces  inoffensives  réunions  de  charité  tenues  à  Saint-Sulpice,  trois 
a°-ents  furent  clandestinement  envoyés  pour  les  surveiller.  Mais  quel- 
que temps  après,  le  commissaire  de  police  se  plaignait  de  ce  qu'ils 
étaient  devenus  tous  trois  dévots. 


CHAPITRE  IV.  81 

choisi  avec  quelques-uns  de  ses  amis,  pour  aller 
planter  le  drapeau  de  la  charité  au  milieu  des  pa- 
roisses de  Saint-Médard  et  de  Saint-Marcel,  «  dans  ce 
refuge  de  toutes  les  misères  parisiennes,  dont  les 
parages  jusque-là  inexplorés  par  la  charité  catho- 
lique, devaient  leur  ménager  bien  des  surprises  dou- 
loureuses'. » 

Les  jeunes  fondateurs  de  la  Conférence  de  Saint- 
Médard,  guidés  par  les  conseils  du  vénérable  M.  Bailly 
et  de  la  sainte  Sœur  Rosalie,  ne  se  laissèrent  décon- 
certer par  aucune  difficulté.  Ils  étaient  douze,  la 
plupart  élèves  de  TÉcole  normale,  deux  appartenant 
à  l'École  polytechnique.  Ce  petit  collège  apostolique 
se  fit  tout  d'abord  remarquer  par  un  zèle  extraordi- 
naire. C'était  la  fougue  de  la  jeunesse  tournée  au 
bien,  et  comme  une  exubérance  de  vie  qui,  chez  ces 
étudiants,  se  répandait  en  bonnes  œuvres.  Le  nombre 
des  membres  se  multiplia  rapidement,  et  leur  pro- 
pagande se  fit  sentir  en  province  où,  dans  un  inter- 
valle de  six  années,  ils  fondèrent  neuf  Conférences, 
entre  autres  celles  de  Grenoble  et  de  Montmirail 
dues  à  l'initiative  de  Pierre  Olivaint. 

Félix  Pitard  ne  tarda  pas  à  devenir  secrétaire  de 
la  Conférence  de  Saint-Médard.  Le  trésorier,  élève 
de  l'École  polytechnique,  était  d'une  générosité  sans 
bornes.  La  quête  qu'il  faisait  dans  son  chapeau 
galonné  se  trouvait  chaque  fois  si   abondante  que 

1.  Rapport  sur  Vhistoire  de  la  Conférence  de  Saint-Médard.  Ce 
rapport  fut  lu  par  M.  de  La[)parent,  ingénieur  des  mines,  aujourd'hui 
professeur  à  la  faculté  des  sciences  de  lUniversité  catholique  de  Paris, 
dans  la  séance  du  24  mai  18G8,  présidée  par  le  H.  P.  Olivaint. 


82  PIERRE  OLIVAINT. 

chacun  s'étonnait  de  voir  safaible  aumône  d'étudiant 
grossir*  comme  par  miracle  dans  la  bourse  impro- 
visée. M.  Bailiy,  le  président  général,  aurait  pu  don- 
ner la  clef  du  mystère.  Un  jour  que  le  jeune  trésorier 
lui  demandait  le  moyen  de  secourir  efficacement  un 
grand  nombre  de  pauvres  avec  le  peu  d'argent  qu'il 
recevait,  M.  Bailiy  lui  avait  suggéré  un  expédient 
d'une  simplicité  extrême  :  <^  Vous  donnez  un  franc, 
lui  dit-il,  donnez-en  dix.  »  Le  polytechnicien ,  chari- 
table et  riche,  suivait  ce  conseil. 

La  Sœur  Rosalie,  mère  adoptive  de  quinze  mille 
enfants  et  de  la  troupe  innombrable  des  pauvres 
du  quartier  Saint-Marceau,  regardait  le  futur  officier 
comme  un  des  anges  visibles  de  la  Providence^  Di- 
sons tout  de  suite  que  ce  trésorier  parfait  prit  si  bien 
goût  à  l'apostolat  des  pauvres,  qu'il  renonça  aux 
brillantes  perspectives  de  l'avenir  pour  entrer  dans 
la  Compagnie  de  Jésus  ;  depuis  de  longues  années 
missionnaire  en  Amérique,  après  avoir  dépensé  son 
or,  il  dépense  sa  vie  pour  les  âmes. 

C'est  à  Pierre  OUvaint  que  revient  l'honneur  d'avoir 
recruté  la  plupart  des  membres  de  la  Conférence  qui 
appartenaient  à  l'École  normale.  Ils  étaient  choisis 
parmi  les  élèves  les  plus  distingués;  cinq  d'entre 
eux  avaient  remporté  divers  prix  d'honneur  ;  mais 
tous  ne  cherchaient  plus  qu'à  rivaliser  en  humilité 
et  en  dévouement. 

1.  Apres  le  dépari  du  polytechnicien,  la  bonne  Sœur  continua  de 
donner  avec  la  même  largesse ,  si  bien  que  la  Conférence  eut  un  beau 
jour  une  dette  de  douze  cents  francs.  On  écrivit  un  mot  à  l'ancien  Iré- 
Éorier,  qui  paya  la  dette  el  se  déclara  l'oblige. 


CHAPITRE  IV.  83 

Pioire  et  sescharitai3ies  amis,  comme  ils  s'étaient 
déjà  compromis  pour  Dieu,  se  compromettaient  au- 
dacieusement  pour  le  service  des  pauvres.  Au  réfec- 
toire de  l'École,  ils  recueillaient  précieusement,  dans 
un  grand  vase  de  fer-blanc,  les  restes  des  repas,  ou 
plutôt  ce  que  chacun  prélevait  sur  une  assez  maigre 
part.  Les  jours  de  congé,  ils  obtenaient  de  leurs  ca- 
marades la  portion  de  pain  abandonnée  le  matin,  et 
ils  sortaient  ensuite  portant  sous  leur  manteau  le 
produit  de  leur  collecte,  semblables  à  de  bons  frères 
quêteurs.  Quelques  délicats  se  scandalisaient  et 
haussaient  les  épaules,  mais  les  pauvres  étaient  heu- 
reux, cl  les  anges  du  ciel  comptaient  les  pas  de  leurs 
émules  de  la  terre. 

La  visite  des  pauvres  à  domicile  ne  suffisait  pas  à 
leur  zèle,  ils  ne  tardèrent  pas  à  y  joindre  d'autres 
œuvres  de  miséricorde.  «  Nos  pieux  fondateurs,  ra- 
conte l'historiographe  de  cette  Conférence*,  avaient 
compris  qu'il  est  de  l'essence  de  la  charité  de  se  sen- 
tir mal  à  l'aise  dans  une  voie  limitée,  et  que,  pour 
elle,  comme  pour  toutes  les  forces,  l'expansion  est 
une  condition  d'existence.  Aussi,  dès  le  début,  pre- 
naient-ils sous  leur  patronage  l'OEuvre  de  Saint 
François  Xavier,  fondée  à  Saint-Médard  pour  évan- 
géliser  les  familles  pauvres.  L'OEuvre  de  Saint  Fran- 
çois Régis,  pour  la  réhabilitation  des  unions  illicites, 
devait  tout  naturellement  trouver  dans  notre  Société 
son  plus  puissant  auxiliaire,  et  notre  Conférence  fut 
heureuse  de  lui  apporter  son  concours. 

l.  Bapport  de  M.  de  Lapparenl,  p.  17. 


84  PIERRE  OLIVAINT. 

La  Conférence  de  Saint-Médard  eut  dès  lors  une 
physionomie  particulière  que,  grâce  à  Dieu,  elle  n'a 
pas  perdue.  Recrutée  parmi  les  élèves  des  grandes 
écoles,  elle  unissait  dans  la  même  pensée  de  dé- 
vouement, ingénieurs  des  ponts  et  chaussées  et  des 
mines,  élèves  de  l'École  normale  et  de  l'École  poly- 
technique, de  l'École  d'état-major  et  de  l'École  cen- 
trale, étudiants  en  droit,  en  médecine,  en  pharmacie. 
Ces  jeunes  confrères  étaient  unis,  mais  non  point 
confondus,  accueillis  avec  une  cordialité  qui  les  met- 
tait à  l'aise,  heureux  de  retrouver  quelques  devan- 
ciers autour  desquels    ils  pussent  se  grouper  selon 
leurs  origines  respectives.  «  Nulle  contrainte  n'est  im- 
posée, dit  le  même  témoin;  la  solennité  est  chose 
inconnue   dans  nos  délibérations,  et  je  dirai  môme 
que  nous  aimons  mieux  un  peu  de  désordre,  qu'un 
ordre  du  jour  bien  réglé.  Le  droit  d'interpellation  lui- 
même  n'est  pas  réglementé,  et  pour  tout  dire,  un  jeu 
de  mots  n'expose  pas  son  auteur  à  une  expulsion 
immédiate.  Habitants  du  quartier  Mouffetard,  il  faut 
bien  que  nous  ayons  quelque  prise  sur  le  gamin  de 
Paris,  et  la  verve,  pourvu  qu'elle  soit  honnête,  n'est 
pas  incompatible  avec  la  charité.  Tout  ce  qu'on  nous 
demande,  c'est  d'être  bons  enfants  ;  c'est  de  nous  lais- 
ser inscrire,  de  temps  à  autre,  sur  les  listes  des  pa- 
tronages, de  la  Sainte-Famille,  de  l'Adoration  Noc- 
turne; c'est  de  nous  défendre  le  moins  possible  contre 
les  tentations  de  bien  faire  qu'on  se  charge  de  faire 
naître  sous  nos  pas  ;  c'est,  en  un  mot,  d'être,  dans 
toute  la  force  du  terme,  homines  honse  voluntatis.  w 

Cet  esprit  de  franche  et  joyeuse  cordialité   s'est 


CHAPITRE  IV.  85 

transmis  d'autant  plus  aisément  des  premiers  fonda- 
teurs à  leurs  jeunes  héritiers,  que,  par  un  bonheur 
bien  rare,  la  Conférence  de  Saint-Médard  n'a  subi, 
dans  son  existence  de  trente-huit  années,  aucun 
changement  de  gouvernement,  aucune  révolution;  la 
transmission  régulière  des  pouvoirs,  durant  cette 
longue  période,  n'a  même  eu  lieu  que  deux  fois,  et  le 
président  actuel  est  le  successeur  direct  de  Félix 
Pitard,  dont  il  avait  été  dix  ans  le  secrétaire.  Cette 
unité  parfaite  de  direction,  jointe  au  renouvellement 
périodique  du  personnel  actif  que  les  nécessités  des 
diverses  carrières  dispersent  de  tous  côtés,  a  toujours 
fait,  de  Saint-Médard,  l'école  d'application  du  zèle 
et  la  pépinière  de  la  charité.  Mais  un  autre  trait 
caractéristique  de  celte  Conférence  de  Saint-Vincent 
de  Paul ,  c'est  qu'elle  est  presque  un  noviciat  et 
un  séminaire.  Une  fidèle  statistique  en  fournit  la 
preuve.  De  ses  douze  fondateurs,  six,  parmi  les- 
quels Pierre,  Charles  et  Félix,  se  sont  donnés  à  Dieu 
dans  la  Compagnie  de  Jésus,  et  cet  exemple  a  été 
/merveilleusement  efficace.  En  1868,  quarante-deux 
vocations  religieuses  et  ecclésiastiques  témoignaient 
de  l'ardeur  avec  laquelle  la  première  impulsion  avait 
été  suivie.  Un  lazariste,  deux  oratoricns,  six  domi- 
nicains, dix  jésuites*,  vingt-deux  prêtres  séculiers, 


1.  A  la  séance  où  fut  lu  le  rr.pport  de  M.  de  Lapparcnt,  le  P.  Oli- 
vaint  avait  exprimé  le  souhait  que  le  zèle  pour  les  vocations  religieuses 
uc  se  ralentît  pas  dans  la  Conférence.  Or,  en  cette  môme  année  1868, 
parmi  les  membres  présentés  au  mois  de  novembre,  trois  entrèrent 
dans  la  Compagnie  de  Jésus.  L'un  d'eux,  le  pieux  Frère  Ricci,  s'est 
envolé  au  ciel. 


86  PIERRE  OLILAINT, 

tel  était  le  bilan.  Sur  les  quarante  deux,  douze  avaient 
appartenu  à  l'École  normale,  six  à  lÉcole  polytech- 
nique. En  1877,  le  nombre  des  vocations  religieuses 
s'élevait  à  soixante;  la  Compagnie  do  Jésus  en  comp- 
tait vingt  pour  sa  part 

Si  l'on  rétléchit  que,  pendant  près  de  quarante  an- 
nées, des  centaines  de  familles  indigentes  ont  été  sou- 
lagées, consolées,  ramenées  à  Dieu  par  des  centaines 
déjeunes  gens',  que  ces  apôtres  de  la  charité,  après 
avoir  donné  leur  généreux  concours  à  toutes  les  bon- 
nes œuvres  dont  Paris  est  le  théâtre,  sont  allés  jeter 
la  semence  dans  plusieurs  villes  de  province,  et  jus- 
qu'au fond  des  villages,  on  comprendra  sans  peine 
quel  mérite  revient  devant  Dieu  aux  jeunes  fonda- 
teurs de  la  Conférence  de  Saint-Médard. 

Tandis  que  Pierre  Olivaint  se  dévouait  aux  mem- 
bres souffrants  de  Jésus-Christ,  un  grand  travail 
s'opérait  en  lui  ;  la  grâce  le  poussait  au  complet  sa- 
crifice de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu,  et  déposait  en 
son  cœur  les  germes  de  la  vocation  religieuse. 


1.  Voici  les  chiffres  exacts.  Dès  1842,  92  familles  étaient  visitées  par 
3G  membres  avec  un  budget  de  856  francs,  qui,  1  année  suivante,  s'c- 
ievait  déjà  à  1500  francs.  En  1868,  75  membres  actifs  visitaient  200  fa- 
milles et  dislribuaicnl  plus  de  7700  francs,  soit  à  peu  près  100  francs 
par  visiteur.  —  En  1877,  la  Conférence  de  Saint-Médard  avait  déjà 
anrôlé  1186  membres,  dont  291  polytechniciens  et  115  élèv  c§  del'Ki^^^l 
uornidle. 


CHAPITRE  V 


premières  aspirations  vers  la  vie  religieuse.  —  Rapports  inlimca 
et  correspondance  avec  le  P.  I.acordaire. 


Au  mois  de  septembre  1838,  Pierre  Olivaint,  alors 
en  vacances,  lut  un  jour,  dans  VUnivers,  cette  note 
imprimée  à  la  première  page,  en  gros  caractères  : 
«  Nouvelle  consolation  pour  l'Église.  —  M.  l'abbé 
Lacordaire  est  en  ce  moment  à  Rome.  Il  s'y  occupe 
du  rétablissement  de  l'Ordre  de  Saint-Dominique  en 
France,  pensée  qui  était  déjà  depuis  longtemps  la 
sienne....  Il  se  propose  de  revenir  incessamment  en 
France  pour  y  réunir  quelques  hommes  d'une  foi 
profonde  et  généreuse  et  de  retourner  avec  eux  à 
Rome,  où  ils  feront  une  année  de  noviciat,  etc...''.  » 

Acette  nouvelle,  Olivaintfutému  jusqu'aux  larmes. 
Depuis  longtemps  il  répétait  :  «  Seigneur,  me  voici  ; 
que  voulez-vous  que  je  fasse?...  >  Il  lui  sembla  lire  en 
ce  moment  la  divine  réponse-  Jésus-Christ  lui  disait, 

l.  VUnivere,  11  septembre  1838. 


88  PIERRE  OLIVAINT. 

au  fond  du  cœur,  comme  à  l'adolescent  de  l'Evangile: 
«  Voulez-vous  être  parfait,  allez,  vendez  ce  que  vous 
avez  et  le  distribuez  aux  pauvres;  puis  venez,  suivez- 
moi  *.  »  Et  loin  de  s'attrister  de  cet  appel,  Pierre  en 
éprouvait  une  indicible  joie.  Comme  ce  jeune  homme 
riche,  que  n'avait-il  de  grands  biens  à  quitter  pour 
Dieu?  Mais  après  tout,  ne  donnerait-il  pas  beaucoup, 
en  ne  se  réservant  rien  ? 

Bientôt  il  apprit  que  le  futur  dominicain  était  à 
Paris;  «  qu'il  cherchait  quelques  jeunes  gens  de  foi  et 
de  courage,  capables  de  se  donner  réciproquement 
les  uns  aux  autres,  avec  un  dévouement  sans  bornes, 
mais  avec  une  humilité  véritable;  qu'il  appelait  de 
tous  ses  vœux  de  jeunes  hommes,  des  hommes  nou- 
veaux qui  n'eussent  pas  jeté  ailleurs  leur  premier 
fcu^  n 

Hippolyte  Réquédat  se  sentit  aussitôt  touché  du 
même  désir  que  son  ami  Pierre  Olivaint.  Tous  deux, 
anciens  disciples  de  Bûchez,  s'étaient  voués  au  ser- 
vice de  Dieu  avec  un  égal  enthousiasme  et  n'avaient 
plus  d'autre  ambition  que  de  s'immoler  ensemble  par 
un  sacrifice  absolu  d'eux-mêmes.  Ils  se  firent  la  con- 
fidence de  leurs  aspirations  secrètes;  leur  vie  se  res- 
semblait trop  dans  le  passé,  pour  ne  pas  se  confondre 
dans  un  môme  avenir;  ils  voulaient  quitter  le  monde, 
embrasser  la  vie  religieuse  et  répondre  les  premiers 
à  rappel  du  P.  Lacordaire. 

Jamais  résolution  ne  fui  plus  désintéressée  ni  plus 


1.  Luc,  xviii,  22. 

2.  \'ie  du  R.  I\  Lacordaire,  par  M.  Foissel;  ï,  p.  460. 


CHAPITRE  V.  89 

généreuse  «  Quand  je  m'interroge,  écrivait  Pierre, 
sur  toutes  ces  opinions  et  ces  passions  diverses  que 
j'ai  traversées  depuis  environ  sept  ans,  je  ne  sais  si 
je  me  fais  illusion  par  orgueil,  mais  il  me  semble 
qu'un  mot  les  explique  toutes  cl  les  concilie  :  c'est 
celui  de  dévouement  *.  » 

Non,  il  ne  se  faisait  pas  illusion;  c'est  bien  le  dé- 
vouement qui  lui  inspirait  dès  lors  la  pensée  de 
s'ollrir  sans  délai  et  sans  réserve.  Mais  l'armée  de 
sacrifice  compte  de  nombreux  bataillons;  au  chef  de 
désigner  à  chaque  soldat  son  poste.  Saintement  im- 
patient, Pierre  dit  à  Jésus-Christ  :  Ecce  ego,  mille  me! 
Par  la  voix  des  événements, en  suscitant  sur  la  route 
d'infranchissables  obstacles,  Dieu  lui  répondit  :  Mon 
heure  n'est  pas  encore  venue. 

Ces  obstacles,  Pierre  les  avait  bien  confusément 
prévus;  il  se  promettait  de  les  vaincre.  Tous  lui  ve- 
naient du  côté  de  sa  famille:  elle  réclamait  une 
protection  et  des  secours  que  seul  le  fils  aîné  pour- 
rait lui  assurer  dans  un  avenir  prochain.  N'était-ce 
pas  tenter  la  Providence  que  de  partir  en  disant  : 
Dieu  y  pourvoira? 

Mais  dans  le  pieux  transport  qui  l'avait  saisi,  il 
détournait  sa  pensée  d'une  préoccupation,  croyait-il, 
trop  humaine,  et,  si  Tinquiétude  troublait  son  cœur, 
il  s'accusait  de  lâcheté  et  de  défiance. 

Le  jour  approchait  cependant  où  Lacordaire  et  ses 
jeunes  compagnons  devaient  quitter  la  France.  Gli- 
vaint  se  fit  alors  un  devoir  de  confier  son  dessein  de 

1.  Lcltre  de  Pierre  Olivaint  au  P.  Larordairo,  du  8  avril  1839. 


90  PIERRE  OLIVAINT. 

fuite  à  son  plus  vieil  ami  de  collège ,  pour  lequel  il 
n'avait  jamais  eu  rien  de  caché.  Celui-ci,  un  peu 
moins  âgé,  mais  d'une  maturité  précoce  et  que  ses 
intimes  appelaient  à  cause  de  cela  le  philosophe,  ad- 
mira, sans  l'approuver,  une  détermination  qu'il  ju- 
geait imprudente.  De  graves  raisons,  selon  lui,  s'op- 
posaient au  départ  d'Olivaint.  La  plus  forte,  celle  à 
laquelle  ce  dernier  ne  pouvait  rien  opposer,  consis- 
tait dans  le  tableau  rigoureusement  exact  du  triste 
état  de  fortune  où  se  trouvait  la  famille  de  Pierre. 
Abandonnerait-il  sa  mère  presque  sans  ressources, 
son  frère  sans  position,  sa  sœur  souffrante?  Dans  une 
telle  situation,  son  rigoureux  devoir  n'était-il  pas  de 
se  dévouer  aux  siens,  du  moins  jusqu'au  jour  où  sa 
présence  ne  leur  serait  plus  indispensable  ? 

Cette  froide  discussion,  présentée  en  style  d'affaires, 
déconcertait  par  son  évidence  toute  velléité  de  réfuta- 
tion. Ce  fut  un  coup  de  foudre  pour  Olivaint  qui  déjà 
avait  donné  sa  parole  à  celui  qu'il  appelait  «  son  père 
et  son  maître.  »  La  perplexité  de  son  esprit  fut  extrême. 
Rester,  n'était-ce  pas  manquer  à  l'appel  de  Dieu,  pour 
acquiescer  lâchement,  comme  il  disait,  «  à  la  chair  et 
au  sang?  »  Partir,  n'était-ce  pas  désobéir  au  comman- 
dement divin  d'honorer  sa  mère? 

La  lutte  fut  longue  et  terrible.  Un  ami  avait  fait 
pressentir  à  Mme  Olivaint  le  coup  douloureux  qui  la 
menaçait.  «  Elle  devint  toute  pâle,  raconte-t-il  dans 
une  lettre  écrite  le  jour  même,  et  elle  me  dit  seule- 
ment :  Qu'il  parte,  si  c'est  son  bonheur^  il  ne  doit  pas  se 
mcrifier  pour  moi.  Puis,  elle  alla  s'asseoir;  des  larmes 


CHAPITRE  V.  91 

coulaient  sur  ses  joues;  je  ne  pus  m'empcclicr  de 
pleurer,  je  n'osais  plus  lui  parler....  >^ 

Cependant,  plusieurs  personnes,  averties  de  cette 
détermination  imprévue,  conjuraient  Pierre  de  renon- 
cer à  son  projet.  Un  vieil  ami  de  la  famille,  égaré  par 
la  colère  et  la  douleur,  maudissait  «v  l'infâme  Hippo- 
lyte  «et  traitait  Olivaint  de  lâche,  de  jésuite,  ce  (lui, 
dans  sa  bouche,  était  la  dernière  injure.  Il  voulait, 
disait-il,  aller  trouver  Lacordaire,  pour  Implanter  six 
pouces  de  fer  dans  la  poitrine. 

Un  homme  plus  maître  de  lui,  sincèrement  dévoué 
à  Pierre  dont  il  voulait  protéger,  la  carrière  dans 
l'Université,  M.  Douillet,  intervint  vainement  à  son 
tour.  Les  intimes  confidents  d'Olivaint  le  trouvaient 
profondément  triste,  mais  inébranlable.' 

«  Il  devait  partir  le  lendemain  mardi,  poursuit  le 
témoin  cité  plus  haut.  J'allai  chez  sa  mère,  et  presque 
aussitôt  il  arriva.  En  entrant,  il  alla  droit  à  Mme  Oli- 
vaint, lui  prit  la  main,  puis  l'embrassa  sans  rien  dire: 
leslarmes  l'étoulTaient.  Il  s'enferma  quelques  instants 
avec  elle,  et  je  l'entendis  sangloter.  Sa  mère,  quand 
elle  revint,  n'avait  rien  obtenu.  Je  ne  savais  que  pen- 
ser ;  j'aurais  presque  accablé  Olivaint  de  reproches  : 
résister  aux  larn^ies  de  sa  mère!  Enfin,  je  m'assis  au- 
près de  lui.  Il  me  serra  les  mains,  sans  me  laisser  le 
temps  de  lui  parler:  «  Je  ne  t'en  veux  pas,  me  dit-il, 
j'en  aurais  fait  autant  à  ta  place,  mais  je  ne  suis  pas 
le  maître  :  je  sens  quelque  chose  qui  m'entraîne....  « 
Je  ne  pus  que  lui  dire  quelques  mots,  l'heure  était 
venue  pour  moi  de  me  retirer.  D'ailleurs,  je  pensais 
qu'un  tiers  serait  peut-être  de  trop  :  il  lui  fallait  le 


92  PIERRE  OLIVAINT. 

spectacle  de  sa  mère  accablée  de  douleur....  J'ai  su 
depuis  qu'elle  ne  lui  avait  rien  dit.  Après  être  restée 
quelque  temps  avec  lui,  elle  s'était  enfermée  dans  sa 
chambre  pour  donner  libre  cours  à  ses  pleurs.  C'est 
alors  que  Pierre,  enfin  vaincu,  alla  lui  promettre  de 
ne  pas  partir.  Elle  l'emmena  aussitôt  chez  son  protec- 
teur, M.  Bouillet,  pour  lui  faire  renouveler  sa  pro- 
messe. Elle  voulait  l'engager,  elle  craignait  une  ré- 
tractation :  elle  en  serait  morte,  je  crois.  Quelle 
triste  affaire,  mon  cher  ami  !  Je  ne  comprends  pas 
même  qu'Olivaint  ait  seulement  pu  concevoir  l'idée 
d'abandonner  sa  mère. 

ce  Hier,  elle  est  allée  le  voir  à  l'École;  il  était  tout  à 
fait  calme.  Pendant  qu'elle  causait  avec  lui,  Hippolyte 
apporta  la  réponse  de  M.  Lacordaire  :  Olivaint  avait 
passé  la  nuit  à  lui  écrire.  M.  Lacordaire  l'approuve; 
Hippolyte  seul  sera  dominicain.  H  voulait  éviter  tout 
chagrin  à  Mme  Olivaint  et  parlir  sans  rien  dire  à  la 
place  de  Pierre,  dans  le  cas  où  le  choix  serait  tombé 
sur  celui-ci.  H  mérite  plutôt  des  éloges.  J'étais  fâché 
d'avoir  mal  jugé  Hippolyte;  je  lui  en  ai  offert  des  ex- 
cuses. H  s'est  mis  à  pleurer,  en  me  disant  qu'il  ne 
m'en  voulait  nullement.  H  était  temps  de  mettre  un 
terme  à  toutes  ces  scènes....  » 

Pour  compléter  le  récit,  il  ne  reste  plus  qu'à  tran- 
scrire la  touchante  lettre  de  Pierre  Olivaint  au  P.  La- 
cordaire. 

«  Vous  aviez  bien  raison  dédire,  monsieur,  que  le 
plus  fort  obstacle  était  du  côté  de  ma  mère.  Je  l'ai  bien 
mieux  compris  encore  quand  je  suis  allé  lavoir,  après 
vous  avoir  quitté.  J'étais  entré  dans  une  église  pour 


CHAPITRE  V.  93 

demander  ù  Dieu  un  peu  de  force,  et  je  m'étais  relevé 
de  ma  prière  calme,  plein  de  confiance,  et  prêt  à  vous 
suivre.  Aussi  j'ai  supporté  les  premiers  transports  de 
la  douleur  de  ma  mcrc  sans  être  ébranlé.  J'étais 
étonné  de  me  trouver  si  ferme  ou  plutôt  si  dur,  et,  je 
le  crois,  si  je  n'avais  eu  à  vaincre  que  ses  larmes  et 
SCS  plaintes,  mon  courage  n'aurait  pas  failli.  Mais  elle 
m'a  révélé  sursa  position  des  circonstances  que  j'igno- 
rais et  sur  lesquelles,  par  conséquent,  Je  n'avais  pu 
réfléchir.  Toujours  elle  me  les  avait  cachées  jusqu'ici, 
comme  elle  me  cachait  toutes  ses  souffrances,  m'ai- 
mant  trop  pour  me  faire  partager  ses  peines,  et  trop 
dévouée  pour  me  laisser  voir  à  quels  sacrifices  elle 
avait  été  réduite.  Je  croyais  que  la  maison  qu'elle  oc- 
cupe pouvait  suffire  à  ses  besoins  et  à  ceux  de  ma 
sœur,  et  j'espérais  que  Dieu  maintiendrait  les  choses 
en  cet  état.  Mais  si  je  pars,  ma  mère  sera  obli- 
gée d'épuiser  ses  dernières  ressources,  de  vendre  ce 
qui  lui  reste  de  tant  d'objets  qu'elle  a  déjà  vendus, 
sans  me  le  dire,  pour  soutenir  mon  frère  et  ma  sœur, 
et  payer  les  dettes  qu'elle  a  contractées  sans  me  le 
dire  aussi,  mais  en  attendant  toutefois  mon  secours 
avec  confiance.  Si  je  pars,  elle  sera  obligée  délaisser 
là  sa  maison  et  de  se  mettre  au  service  des  autres 
malgré  son  âge  et  sa  faiblesse.  J'ai  cédé,  monsieur,  en 
apprenant  tout  cela,  non  pas  avec  l'effusion  de  la  piété 
filiale,  mais  après  deux  heures  de  réflexions  froides, 
pendant  lesquelles  je  ne  pouvais  ni  prier  ni  pleurer. 
J'ai  pensé  qu'il  était  de  mon  devoir  de  rester,  et  ce- 
pendant je  pensais  aussi  qu'il  était  de  mon  devoir  de 
partir.  Lâche  si  je  reste,  lâche  si  je  pars,  je  suis  ac- 


s 4  PIERRE  OLIVAINT. 

câblé  sous  la  décision  que  j'ai  prise  !  Si  je  vous  suivais 
maintenant,  ma  conscience  ne  me  laisserait  pas  en 
repos,  je  m'accuserais  du  malheur  des  miens  dont  je 
suis  l'appui.  En  ne  vous  suivant  pas,  je  me  reproche 
amèrementd  avoir  résisté  à  rEsprit-Saint,puisque  c'est 
en  son  nom  que  vous  m'aviez  dit  de  venir.  Peut-être 
les  persécutions  vous  attendent,  et  je  ne  souffrirai  pas 
avec  vous,  je  ne  porterai  pas  avec  vous  ma  croix.  Je 
me  suis  rappelé  déjà  bien  des  fois  saint  Pierre  qui 
renonça  son  maître,  et  je  ne  sais  pas  si  je  n'ai  pas 
connu  hier  quelques-unes  de  ses  larmes,  quand  j'ai 
dit  à  ma  mère  que  je  lui  étais  rendu.  Je  n'ai  plus  alors 
été  maître  de  ma  douleur,  et  j'ai  compris  que  de  tous 
les  sacrifices  auxquels  j'ai  dû  penser  depuis  quelque 
temps,  le  plus  grand  était  de  ne  pas  me  donner  tout 
entier  à  Dieu  en  me  donnant  à  vous. 

c*  Maisjerespère,monsieur,  je  pourrai  vous  rejoindre 
un  jour,  bientôt  peut-être;  ma  mère  me  demandait 
hier  un  délai  d'une  année  seulement.  Qu'il  soit  plus 
long  ou  plus  court,  mon  âme  n'en  sera  pas  moins 
toujours  avec  vous;  je  n'oublierai  point  que  vous 
m'avez  serré  contre  votre  sein,  que  vous  avez  impri- 
mé sur  mon  front  et  sur  mes  joues  un  triple  baiser  de 
paix  et  de  fraternité  qui  m'a  fait  penser  à  la  très  sainte 
Trinité  divine,  à  l'aimable  trinité  des  vertus  théolo- 
gales, qui  doivent  resplendir  dans  un  bon  serviteur 
de  Jésus-Christ,  et  aussi  à  cette  trinité  providentielle 
que  vous  avez  formée  avec  les  deux  compagnons  qui 
se  joindront  à  vous.  Mon  ami  aura  le  bonheur  de  vous 
suivre.  Puisse  Dieu  mettre  en  lui  le  courage  qui  m'a 
manqué 


CHAPITRE  V.  95 

a  Pourrez-vous,  monsieur,  me  pardonner  ma  fai- 
blesse et  mon  attachement  à  la  chair?  Je  voudrais  sa- 
voir si  vous  me  pardonnez,  et  il  me  semble  que  je 
n'oserais  plus  paraître  devant  vous.  J'aurais  cepen- 
dant désiré  bien  vivement  recevoir  avant  votre  départ 
votre  bénédiction  au  nom  du  Christ  et  du  Saint-Pcre 
qui  vous  a  envoyé.  J'aurais  désiré  obtenir  de  vous 
quelque  signe  sensible  qui  forçât  mon  souvenir  à  vous 
rester  fidèle  et  dont  la  vue  me  rappelât,  au  milieu  de 
mon  travail  et  dans  les  heures  de  sécheresse  et  de 
dégoût,  que  vous  me  permettez  encore  de  penser  à 
vous  rejoindre;  que  je  dois  faire  de  continuels  efforts 
vers  la  science,  la  piété,  le  dévouement  pour  devenir 
digne  de  votre  œuvre  ;  que  vous  m'avez  marqué  de 
votre  cachet  et  que  vous  avez  en  quelque  sorte  attaché 
la  corde  à  mon  cou,  pour  me  servir  d'une  parole  que 
vous  disiez  hier  et  qui  m'a  fait  tressaillir  de  joie  et 
d'amour  pour  l'obéissance  :  Diilce  jugum  ! 

c<  Priez  Dieu,  monsieur,  pour  que  plus  tard  je  ne 
me  démente  pas  une  seconde  fois,  pour  qu'il  m'ac- 
corde un  grain  de  sénevé.  De  mon  côté,  je  ne  man- 
querai point,  quoique  mes  prières  ne  puissent  être 
bien  agréables  à  Dieu,  de  prier  chaque  jour,  plusieurs 
fois,  pour  vos  ouvriers,  pour  votre  œuvre,  comme  si 
je  pouvais  me  dire 

«  Un  de  vos  soldats,  un  de  vos  frères  sous  l'habit 
de  saint  Dominique, 

«  Olivaint. 

<  13  février  1839.  r, 

Pierre  ne  renonçait  donc  pas  à  rejoindre  un  jour 


96  PIERRE  OLIVAINT. 

celui  qu'il  ne  pouvait  suivre  encore.  S'il  ne  parlait 
pas  aussitôt,  ce  n'était  point,  comme  il  s'en  accusait 
dans  son  humilité,  que  le  courage  lui  manquât;  sa 
conscience  lui  dictait  un  devoir  auquel  tous  les  attraits 
les  plus  héroïques  devaient  pour  un  temps  céder. 

L'abbé  Lacordaire  approuva  ces  délais  nécessaires 
et  consola  de  son  mieux  la  douleur  de  son  jeune  ami 
Yingt  jours  plus  tard,  le  7  mars  1839,  il  se  mit  en 
route  pour  Rome  avec  Hippolyte  Réquédatetunjeune 
prêtre  versaillais  qui  ne  persévéra  pas  dans  son  pre- 
mier dessein. 

Olivaint  accompagna  les  pèlerins  jusqu'à  la  voi- 
ture, et  là,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  il  leur  fit  les 
adieux  et  la  reconduite.  »  Absents,  il  ne  les  oublia 
pas.  Apeineles  premiers  dominicains  français  étaient- 
ils  établis  au  couvent  de  la  Quercia,  près  de  Viterbe 
qu'une  lettre  de  Pierre  leur  parvint.  Cette  lettre  est 
datée  du  8  avril.  Or,  Lacordaire  et  ses  compagnons 
ne  partirent  de  Rome  pour  Viterbe  que  le  10  du  même 
mois  ;  Pierre  était  donc  fidèlement  tenu  au  courant  de 
tout  ce  qui  intéressait  les  novices  de  la  Quercia. C'était 
son  frère  Hippolyte,  correspondant  assidu,  qui  lui 
racontait  les  moindres  événements  survenus  dans  la 
nouvelle  famille. 

«  Paris,  8  avril  1839. 

«  Mon  père', 

a  II  y  a  quelques  années,  quand,  cédant  au  senti- 
ment religieux  qui  s'éveillait  en  moi,  j'allais  vous 

1.  Celle  lellre  est  adressée  à.  Monsieur  Réquêdat.,  au  couvent  da, 
Dominicains,  à  Viterbe.  Malgré  celle  suscriptionj  elle  est  écrite  tou 
entière  au  P.  Lacordaire. 


CHAPITRE  V  97 

entendre  au  collège  Stanislas,  j'étais  loin  de  penser 
qu'un  jour  j'aurais  franchi  pour  vous  aborder  celle 
foule  qui  me  séparait  de  vous.  Cependant  j'étais  attiré 
vers  vous  par  une  force  puissante,  car  votre  parole 
répondait  à  tout  ce  qui  agitait  mon  cœur,  l'amour  du 
peuple,  l'amour  de  la  France,  l'amour  de  Dieu.  De- 
puis, j'étais  toujours  ému  à  votre  nom  ;  je  m'infor- 
mais avec  inquiétude  de  toutes  vos  voies,  comme  s'il 
devaity  en  avoir  une  oùje  pusse  vous  rencontrer.  Enfin 
je  vous  ai  connu.  Je  me  suis  donné  à  vous  tout  entier 
par  l'âme  ;  je  vous  appartiens,  mon  père  et  mon  maî- 
tre ;  et  puisqu'il  ne  m'est  pas  encore  permis  de  re- 
noncer à  tout  pour  servir  avec  vous  Jésus-Christ 
dans  l'œuvre  qu'il  vous  inspire,  je  mets  sous  votre 
garde,  en  même  temps  que  sous  celle  de  Dieu,  mon 
désir  de  vous  rejoindre  et  cet  attrait  que  je  n'oserais 
nommer  une  vocation,  si  vous  ne  l'aviez  ainsi  nommé 
vous  même.  Yeillez  de  loin  sur  moi  par  les  conseils 
elles  encouragements  de  votre  amour.  Qu'une  ligne 
de  vous  ajoutée  aux  lettres  démon  bon  frère  Réquédat 
me  rappelle  de  temps  en  temps  queje  vous  suis  atta- 
ché, que  je  dois  être  prêt  à  répondre  quand  le  moment 
sera  venu  et  à  me  dévouer  derrière  ceux  qui  m'ont 
donné  l'exemple.  Quand  je  m'interroge  sur  toutes  ces 
opinions  et  ces  passions  diverses  et  contradictoires- 
que  j'ai  traversées  depuis  environ  sept  ans,  je  ne  sais 
si  je  me  fais  illusion  par  orgueil,  mais  il  me  semble 
qu'un  mot  les  explique  toutes  et  les  concilie  :  c'est 
celui  de  dévouement.  Par  le  sentiment  que  ce  mot 
représente,  mon  frère  et  moi  nous  avons  ôXé  con- 
stants dans*notre  inconstance.  Quels  reproches  j'au- 


98  PIERRE  OLIVAINT. 

rais  à  me  faire  toute  ma  vie,  si,  maintenant  que  vous 
avez  proposé  la  tache  à  notre  ardeur  incertaine,  je 
laissais  mourir  en  moi  un  sentiment  si  longtemps 
entretenu  !  Avec  la  grâce  de  Dieu,  j'espère  le  conser- 
ver encore.  Cependant,  chaque  jour,  l'égoïsme  aussi 
m'entraîne  et  je  retombe  dans  les  pensées  de  la  chair  ; 
chaque  jour  des  heures  mauvaises  détruisent  et  dis- 
persent l'ouvrage  commencé  avec  bien  de  la  peine 
dans  une  heure  plus  recueillie,  et  ces  défaites  si  fré- 
quentes me  font  assez  voir  que  je  ne  dois  nullement 
m'assurer  en  moi-même.  Souvent,  quand  je  cherche 
à  me  relever,  je  me  dis  qu'il  me  serait  plus  facile  de 
m'élancer  tout  d'un  coup  à  l'extrémité  du  bien  par 
l'effet  d'un  sacrifice  complet  et  sans  retour,  que  de 
rester  tranquille  et  ferme  dans  la  pratique  des  plus 
simples  devoirs  ;  mais  ce  n'est  là  sans  doute  qu'un 
raisonnement  commode  pour  excuser  ma  faiblesse  et 
flatter  mes  espérances.  Comment  serais-je fidèle  dans 
les  grandes  choses,  si  je  ne  le  suis  pas  dans  les  pe- 
tites? Vous  m'avez  dit,  mon  père,  que  vous  m'em- 
portiez avec  vous  dans  votre  solitude  romaine;  je 
m'aperçois  bien  tristement  à  mes  chutes  si  faciles  et 
si  nombreuses  que  je  vis  encore  à  Paris  loin  du  cloî- 
tre. Cependant  si  quelquefois,  en  parcourant  les 
corridors  du  monastère,  vous  me  rencontrez  par  la 
pensée,  comme  une  âme  en  peine  qui  vous  cherche, 
priez  pour  que  loin  de  vous  je  commence  à  me  sanc- 
tifier comme  si  j'étais  auprès  de  vous,  pour  que  je 
me  prépare  dignement  à  entrer  dans  votre  pieuse 
milice,  si  plus  tard,  avec  la  permission  de  Dieu,  vous 
consentiez  encore  à  me  recevoir.  Je  ne  puis  prévoir 


CHAPITRE  V.  99 

l'époque  où  je  serai  libre.  Je  crains  d'êlre  retenu  par 
mes  liens  pendant  longtemps  encore,  même  après 
votre  arrivée  en  France,  et  cependant  je  n'ose  pas  dé- 
sirer que  ces  liens  soient  rompus,  tant  je  vois  de  dou- 
leurs pour  d'autres  dans  ce  sacrifice.  Si  ma  pauvre 
mère  retrouvait  la  foi  de  sajeunesse,  et  cette  ferveur 
qui  la  portait  alors  à  vouloir  aussi  se  consacrer  à 
Dieu,  elle  m'offrirait  elle-même  à  Dieu  à  sa  place,  et 
la  première  elle  me  dirait  de  partir  et  de  prononcer 
en  quelque  sorte  les  vœux  pour  elle-même.  Je  prie  et 
j'espère. 

«  Le  nombre  de  vos  compagnons  sera  bien  accru 
sans  doute  quand  je  viendrai  timidement  me  mêler 
à  eux.  Il  semble  que  le  bienheureux  P.  Jour- 
dain, le  courtisan  qui  gagne  les  hommes,  le  fasse 
encore  de  nouveau.  Plusieurs  jeunes  gens  m'ont  fait 
connaître  leur  dessein  secret  de  s'associer  à  vous,  et 
l'un  d'eux  que  vous  avez  vu,  Hernslieim,  me  charge 
de  vous  parler  de  lui  dans  ma  lettre.  Il  réclame 
avec  instance  la  faveur  d'aller  dès  maintenant  s'en- 
fermer avec  vous  dans  votre  couvent.  Voici  ce  qu'il 
vient  de  m'écrire  : 

ce  Je  me  suis  retiré  pour  deux  ou  trois  jours  à  la 
campagne,  afin  d'être  tranquille.  Je  profite  de  mon 
repos  pour  causer  un  peu  avec  toi.  —  La  vie  que  je 
mène  maintenant  me  déplaît  fort  ;  je  ne  puis  pas  étu- 
dier à  mon  aise  et  je  n'ai  certes  pas  étudié  assez  pour 
être  en  quoi  que  ce  soit  utile  à  la  nouvelle  cause  que 
j'ai  embrassée.  Gela  me  tourmente  et  me  désole 
presque.  Je  suis  obligé  de  disDuter  au  monde  le  loisir 

10 


100  PIERRE  OLIVAINT 

de  peniser  et  de  réfléchir,  et  je  ne  puis  revenir  à  moi- 
même  qu'à  travers  les  mille  obstacles  de  la  vie  mon- 
daine. 11  est  impossible  quecela  dure  ainsi  longtemps. 
J'ai  formé  depuis  quelque  temps,  pour  échapper  à 
ces  influences  et  à  ces  distractions  que  je  déteste,  un 
projet  qui  te  paraîtra  peut-être  aventureux.  Je  veux 
avant  quelques  mois  aller  à  Rome  retrouver  M.  La- 
cordaire  et  me  faire  dominicain.  Mon  intention  était 
de  le  faire  plus  tard,  mais  pourquoi  pas  toutdesuite? 
Pourquoi  ne  pas  chercher  maintenant  déjà  une  soli- 
tude qui  me  plaît  et  qui,  plus  tôt  j'irai,  plus  tôt  me 
donnera  les  moyens  et  la  force  nécessaires  pour  con- 
vertir les  hommes  à  la  foi  et  les  amener  à  un  bonheur 
qu'ils  ignorent?  Il  ne  faut  pas  faire  de  la  religion  à 
demi.  La  religion  suffît  pour  tous  les  instants  du  jour 
et  de  la  vie.  Je  ne  veux  pas  être,  je  ne  peux  pas  être 
à  la  fois  catholique,  philosophe,  homme  du  monde  : 
Je  veux  et  j'espère  que  je  pourrai  être  exclusivement 
catholique.  L'orgueil  de  la  raison  libre  n'a  pas  grand 
mérite.  Chacun  peut  dire  :  je  ne  crois  pas.  Mais  le 
difficile  c'est  de  croire,  au  contraire.  C'est  une  triste 
indépendance  que  celle  qui  se  révolte  contrôla  parole 
môme  de  Dieu.  C'est  une  morale  aisée  de  se  conten- 
ter d'être  honnête  homme  et  de  supprimer  ainsi  d'un 
trait  les  devoirs  envers  Dieu,  quand  on  reconnaît  les 
devoirs  envers  les  hommes.  —  La  foi  revient  aujour- 
d'hui et  commence  à  reprendre  un  juste  empire; 
mais  il  faut  soutenir  cet  élan  chrétien  ;  il  ne  faut  pas 
que  cet  enthousiasme  qui  renaît  passe  en  un  jour  et 
ne  laisse  au  monde  qu'une  triste  déception.  Pour  cela 
il  faut  agir  toujours  et  par  mille  moyens.  Les  églises 


CHAPITRE  V.  101 

se  remplissent,  il  est  vrai;  les  jeunes  gens  se  conver- 
tissent ;  mais  il  n'y  a  pas  assez  d'hommes  qui  com- 
munient, n  semble  qu'ils  aient  honte  d'approcher  de 
Tautel.  Le  respect  humain  les  arrête  ou  l'indifleience 
les  aveugle.  Il  faut  tuer  le  respect  humain  en  nous- 
mêmes  d'abord,  puis  dans  les  autres.  Il  faut  tuer  l'in- 
différence.  Les  exemples  d'une  vie  sainte,  de  bonnes 
et  nombreuses  prédications  y  feront  beaucoup.  Il  y  a 
tant  à  espérer  des  dominicains!  Si  on  les  empêche  de 
s'établir  en  France,  tant  mieux  !  Ils  auront  plus  de 
force  et  d'influence  si  on  les  chasse,  et  de  la  frontière 
ils  seront  tout-puissants.  Il  y  aura  des  émigrations 
vers  eux  et  un  grand  mouvement  se  fera. 

«  Il  faut  que  tu  écrives  pour  moi  à  M.  Lacordaire, 
et  fais  lui  les  questions  suivantes  : 

r  S'il  consentirait  à  me  recevoir  cette  année; 

2°  S'il  faut  del'argentouune  pension  annuelle  pour 
entrer  dans  l'Ordre,  ce  qui  malheureusement  serait 
pour  moi  un  obstacle  ; 

S"*  Ce  que  coûte  le  voyage,  —  s'il  en  coûte  davan- 
tage d'aller  par  terre  ou  par  mer. 

«  J'ai  bien  pensé  à  une  objection  que  tu  me  feras . 
Il  faut  être  robuste  pour  être  dominicain,  il  faut  avoir 
une  santé  éprouvée,  ce  que  je  n'ai  pas,  il  est  vrai. Mais 
si  j'ai  assez  de  force  pour  être  professeur  de  philoso- 
phie, j'en  aurai  assez  pour  être  dominicain.  Car  le 
métier  de  professeur  n'est  pas  une  sinécure,  et  comme 
je  voudrais  savoir  ce  que  je  dis,  cela  ne  me  coûterait 
pas  peu  de  peine  de  faire  une  leçon  tous  les  jours,  et 
d'ailleurs  il  me  répugne  de  commencer  à  parler  dès 
maintenant  ;  je  n'ai  pas  assez  de  science  et  je  serais 


102  PIERRE  OLIVAINT. 

forcé  de  me  faire  des  opinions  philosophiques  au  jour 
le  jour.  Ce  sont  là  des  tours  de  force  inutiles.—  Si  d'un 
autre  côté  je  ne  dois  pas  vivre  longtemps  et  si  les  fa- 
tigues d'une  vie  occupée  doivent  me  tuer,  j'aime 
mieux  mourir  en  étudiant  la  religion  qu'en  enseignant 
la  philosophie,  et  il  faut  que  je  fasse  l'un  ou  l'autre. 
Il  ne  m'est  pas  donné  de  vivre  en  rentier  et  tout  pai- 
siblement. Ainsi  donc,  fatigue  pour  fatigue,  j'aime 
mieux  un  travail  dont  le  moindre  avantage  sera  d'être 
utile  cà  mon  âme  et  à  mon  salut,  qu'un  travail  qui 
ne  me  rapportera  que  des  rêves  et  des  imaginations 
vaines.  L'exemple  seul  d'ailleurs  aura  peut-être  quel- 
que influence,  et  quand  je  devrais  seulement  ramener 
deux  ou  trois  jeunes  gens,  j'aimerais  mieux  cela  que 
beaucoup  de  leçons  de  philosophie  inutiles.  « 

'<  Je  vous  ai  copié  fidèlement,  mon  père,  la  plus 
grande  partie  de  la  lettre  d'Hernsheim,  pour  que  vous 
puissiez  juger  de  ses  dispositions.  Je  me  serais  repro- 
ché d'ailleurs  de  substituer  ma  manière  d'exprimer  ce 
qu'il  éprouve  à  la  sienne.  Quand  je  me  rappelle  tou- 
tes les  circonstances  de  sa  conversion,  quand  je  vois 
par  quelle  mystérieuse  influence  il  est  poussé  et  avec 
quelle  ardeur  il  entre  dans  la  voie  nouvelle,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  croire  que  Dieu  a  sur  cet  homme 
des  desseins  particuliers  et  qu'il  veut  en  faire  un  des 
fermes  soutiens  de  son  Église.  Déjà  il  lui  avait  donné 
le  talent  et  les  forces  pour  écrire  et  parler,  et  mainte- 
nant il  vient  de  lui  donner  la  foi  dans  laquelle  il 
trouvera  une  force  bien  autrement  puissante.  Hern- 
slieim  a  été  frappé  comme  Saul  et,  d^  persécuteur,  il 


CHAPITRE  V.  103 

s'est  relevé  comme  lui  témoin  et  défenseur  de  la  vc- 
rilé.  Pendant  qu'il  était  à  Rennes,  je  songeais  déjà 
qu'il  pourrait  devenir  dominicain;  je  songeais  à  le 
nicltre  en  rapport  avec  vous  s'il  arrivait  à  temps 
pour  cela.  Les  choses  se  sont  arrangées  par  la  vo- 
lonté de  Dieu  de  telle  sorte  qu'il  a  pu  vous  voir.  Au- 
jourd'hui il  est  décidé  à  vous  rejoindre;  il  commence 
même  à  donner  des  leçons  dans  le  but  de  gagner, 
s'il  se  peut,  l'argent  du  voyage.  Quelle  réponse  dois-je 
lui  foire  de  votre  part? 

«  Si  vous  acceptez  son  dévouement,  avant  qu'il  me 
quitte  je  veux  établir  en  Dieu,  entre  lui  et  moi,  par 
la  sainte  communion  le  rapport  mystique  qui,  mal- 
gré la  séparation,  m'unit  à  vous  dans  votre  œuvre 
même.  Car  en  prenant  avec  vous  et  les  vôtres  le  corps 
et  le  sang  de  Jésus-Christ,  je  ne  me  suis  pas  seule- 
ment associé  par  les  vœux  de  mon  cœur  «à  votre  en- 
treprise, mais  il  me  semble  que  j'ai  contracté  en  quel- 
que sorte  au  pied  de  l'autel  les  mêmes  engagements 
que  vous.  Je  voudrais  pouvoir  dire  que  j'ai  reçu  les 
mêmes  grâces.  Je  vous  ai  accompagné  jusqu'au  der- 
nier moment;  si  vous  appelez  Hernsheim,  j'irai  lui 
faire  comme  à  vous  les  adieux  et  la  reconduite. 
Ainsi,  je  vous  aurai  tous  vus  partir,  et  je  serai  resté 
là  comme  un  voyageur  inquiet  dont  le  tour  n'est 
pas  venu. 

«  Aimez-moi,  mon  père,  comme  vous  aimez  mon 
frère  Réquédat,  animœ  dimidium  meœ. 

«  Priez  pour  moi,  mon  père,,  avec  mon  frère  Ré- 
quédat. Et  si  j'ose  appeler  sur  d'autres  l'intention  de 
vos  pieuses  veilles,  priez  aussi  pour  ma  mère  qui 


104  PIERRE  OLi^AlNT. 

revient  à  Dieu  et  pour  celui  qui  a  été  mon  père  selon 
la  chair  comme  vous  l'êtes  selon  l'esprit.  Hippolyte 
vous  dira  quelques  mots  sur  sa  triste  mort.  L'espoir 
de  soulager  un  peu  sa  pauvre  âme  est  l'une  des  rai- 
sons qui  m'entraînent  vers  une  vie  de  sacrifice  et  de 
pénitence. 

«  Encore  une  fois,  mon  père,  priez  pour  moi  com- 
me je  prie  pour  vous.  Que  l'esprit  de  Dieu  se  repose 
sur  vous;  qu'il  vous  sanctifie  et  vous  conduise!  Dieu 
depuis  quelques  années  regarde  la  France  en  pi  lié, 
et  sa  clémence  se  fait  merveilleusement  sentir.  Puis- 
siez-vous  être  dans  ses  mams  des  instruments  doci- 
les, et  en  même  temps  que  vous  appellerez  au  salut 
les  âmes  dévoyées,  régler  par  la  foi  la  marche  de 
notre  pays,  et  le  pousser  vers  des  destinées  meil- 
leures. La  France  en  ce  moment  s'agite  comme  un 
malade  ;  elle  ne  paraît  pas  penser  que  l'Église  veille 
sur  elle  comme  sur  sa  fille  aînée  et  que,  dans  un  cloî- 
tre de  Rome,  quelques  moines,  prêts  à  mourir  pour 
elle,  se  préparent  dans  les  austérités  à  guérir  ses 
blessures.  Beaucoup  cependant  ont  les  yeux  tournés 
vers  vous  avec  espérance  et  seront  heureux  de  se  con- 
sacrer à  la  même  cause;  mais  peu  d'entre  eux,  je  le 
crois,,  peuvent  se  dire  autant  que  moi 

a  Votre  enfant  et  votre  dévoué  serviteur  eD 
Jésus- Christ, 

ce  Olivaint.  » 

11  résulte  de  cette  lettre  que  Pierre   n'avait  pas 
perdu  tout  espoir  de  revêtir  la  robe  blanche  de  saint 


CHAPITRE  V.  105 

Dominique,  et  qu'en  attendant,  il  s'employait  avec 
ardeur  à  recruter  à  la  nouvelle  milice  de  vaillants 
soldats.  Dans  le  dessein  de  Dieu,  Hernsheim  devait 
être  son  digne  remplaçant. 

A  peine  convalescent  de  la  miséricordieuse  maladie 
qui  l'avait  transfiguré,  le  juif  converti,  le  rationa- 
liste pénitent,  s'était  consacré  tout  entier  à  la  prière 
et  aux  bonnes  œuvres;  il  se  plaisait  surtout  aux  pieux 
entretiens  de  ses  amis  de  l'École.  Il  était  naturel  qu'il 
suivît  les  plus  fervents  jusqu'au  modeste  apparte- 
ment de  la  rue  de  Grenelle  où  le  futur  dominicain 
parlait  de  ses  projets  avec  une  chaleur  communica- 
tive.  Hernsheim  se  demanda  bientôt  si  Dieu  ne  l'ap- 
pelait pas,  lui  aussi,  à  la  perfection  religieuse;  mais 
il  mit,  à  s'en  ouvrir,  moins  de  hâte  que  Réquédat 
et  Olivaint.  Non  pas  qu'il  posât  des  bornes  à  sa 
générosité  et  prétendît  ne  se  donner  qu'avec  réserve: 
son  âme  était  de  celles  qui  ne  savent  rien  faire  à 
demi.  Olivaint,  excellent  juge  en  fait  de  dévouement, 
répétait  constamment  que  ce  qui  lui  plaisait  dans 
Hernsheim,  c'était  l'afcso/it  de  son  sacrifice  et  la  fran- 
chise de  sa  conversion. 

Maintenant  qu'il  se  croyait  à  peu  près  certain  de 
la  volonté  divine,  Hernsheim  confiait  son  secret  à 
Pierre,  et  le  faisait  son  médiateur  auprès  du  P.  La- 
cordaire.  Celui-ci  accéda  joyeusement  à  la  prière  de 
l'humble  postulant,  mais  il  crut  qu'une  aussi  faible 
santé  exigeait  des  ménagements  incompatibles  avec 
les  rigueurs  du  noviciat,  et  il  ajourna  la  réception  <\ 
l'année  suivante,  malgré  les  supplications  du  géné- 
reux jeune  homme,  qui  «  aurait  mieux  ^inié  mourir 


106  PIERRE  OLIVAINT. 

en  étudiant  la  religion  qu'en  enseignant  la  philoso- 
phie. « 

Il  dut  pourtant  se  soumettre,  et  après  un  an  donné 
au  repos  et  à  la  rétlexion,  il  prit  enfin  la  mer  à  Mar- 
seille; quelques  jours  après,  il  entrait  au  noviciat  de 
Sainte-Sabine.  Il  n'avait  que  vingt-quatre  ans. 

Hernsheim  laissa  après  lui  d'universels  regrets, 
u  Je  l'ai  connu,  dit  un  de  ses  amis,  dans  notre  so- 
ciété de  Saint-Yincent  de  Paul,  où  il  était  entré  avec 
beaucoup  de  simplicité,  où  il  a  fait  un  bien  in- 
croyable par  son  activité  et  son  dévouement,  et  dont 
enfin  il  avait  accepté  la  vice -présidence.  Nous  l'ai- 
mions tous  beaucoup,  et  il  nous  le  rendait  bien  ;  car 
lorsqu'il  dut  nous  apprendre  son  départ,  le  cœur  lui 
manqua.  Il  me  pria  de  m'en  charger,  parce  qu'il  m'a- 
vait déjà  tout  dit,  et  il  put  voir  à  la  manière  dont  cha- 
cun de  nous  lui  serra  la  main  et  l'embrassa  que 
nous  sentions  bien  vivement  la  douleur  de  le  per- 
dre*. « 

Hernsheim,  de  son  côté,  révélait,  avec  son  habi- 
tuelle sincérité,  le  déchirement  de  son  âme  au  mo- 
ment de  la  séparation.  «  C'est  en  m'éloignant  que 
j'ai  senti  combien  je  suis  attaché  à  vous  et  à  mes 
confrères  de  la  Conférence  de  Saint-Médard.  C'est  en 
m'éloignant  que  je  me  suis  aperçu  que  le  moindre  de 
mes  sacrifices  n'était  pas  de  quitter  brusquement 
cette  chère  et  petite  société  de  Saint-Vincent  de 
Paul.  .   Le  cœur  me  bat  à  l'idée  de  quitter  la  France 

1.  Le  P.  Hernsheim,  par  le  II.  T.  Danzas,  p.  25,  2û. 


CHAPITRE  V.  107 

que  j'aime  tant;  mais  aussi  mes  regrets  sont  môles 
d'une  joie  paisible  qui  vient  de  Dieu.  » 

Pierre  Olivaint,  durant  l'année  d'épreuve  imposée  à 
son  ami,  l'avait  soutenu,  encouragé  dans  son  dessein 
par  sa  parole  et  par  ses  lettres,  enviant  son  bonheur 
et  attendant  que  sonnât  pour  lui-même  l'heure  de  le 
suivre. 

Dieu  l'appelait  ailleurs;  il  voulait  sous  la  bannière 
de  saint  Ignace  celui  qui,  dans  un  premier  élan, 
avait  failli  s'enrôler  parmi  les  premiers  compagnons 
du  P.  Lacordaire. 

Si  l'on  demande  pourquoi  Pierre  Olivaint,  au  lieu 
d'être  Dominicain  fut  Jésuite,  il  n'y  a  qu'une  seule 
réponse,  c'est  que  le  Ciel  en  décida  ainsi.  Les  hommes 
n'y  furent  pour  rien  ;  tout  au  plus,  servirent-ils  d'in- 
terprètes à  la  volonté  divine.  Olivaint  lui-môme  ne 
fut  pas  l'auteur  du  changement  qui  se  produisit  in- 
sensiblement en  lui  :  tout  abandonné  à  la  grâce,  il  se 
laissa  faire.  La  main  de  Dieu  le  plaça  où  elle  voulut; 
ce  fut  vraiment  l'accomplissement  de  la  parole  sacrée 
du  Maître  :  «  Yous  ne  m'avez  pas  choisi,  je  vous  ai 
choisis  moi-môme  et  je  vous  ai  posés  dans  la  voie  où 
il  vous  faut  marcher*.  » 

Chose  remarquable,  tandis  que  Pierre  inclinait 
vers  l'ordre  de  Saint-Dominique,  celui  qui  bientôt 
allait  être  le  plus  illustre  disciple  de  Lacordaire  et  le 
vicaire  général  des  Frères  Prêcheurs,  l'abbé  Jandel, 
songeait  à  embrasser  l'institut  de  Saint-Ignace.  Il  a 
fait  lui-même  le  récit  du  changement  opéré  dans  son 

1.  Joan.,  XV,  16. 


108  PIERRE  OLIVAINT. 

âme  sous  raclion  de  la  grâce,  et  il  nous  semble 
qu'en  le  reproduisant  ici  nous  aiderons  le  lecteur  à 
comprendre  la  transformation  analogue  qui  eut  lieu 
dans  les  idées  d'Olivaint. 

«  Déterminé  à  embrasser  la  vie  religieuse,  j'é- 
tais depuis  longtemps  accepté  par  le  Provincial 
des  Jésuites  de  France;  et,  dès  1836,  je  me  serais 
soustrait,  en  entrant  au  noviciat,  à  la  charge  de 
supérieur  du  petit  séminaire,  que  m'imposait 
Mgr  Donnet,  alors  coadjuteur  de  Mgr  l'évêque  de 
Nancy,  si  le  R.  P.  Morin,  supérieur  de  la  maison  des 
Jésuites  de  Metz  et  mon  directeur,  n'eût  jugé  ma 
santé  trop  faible  encore  pour  supporter  la  discipline 
et  la  fatigue  du  noviciat.  J'avais  donc  été  forcé  d'a- 
journer mon  projet;  mais  comme  ma  santé  s'était 
améliorée,  il  était  décidé  qu'aux  vacances  de  1839  je 
quitterais  le  séminaire  pour  entrer  enfin  au  noviciat. 
Or,  ce  fut  précisément  au  printemps  de  1839  que 
l'abbé  Lacordaire  publia  son  «  Mémoire  pour  le  réta- 
blissement des  Frères  Prêcheurs  ».  Le  R.  P.  Jandel 
raconte  quelle  vive  impression  la  lecture  de  cet  ap- 
pel éloquent  fit  sur  son  esprit,  les  perplexités  où  il 
tomba  et  le  dessein  qu'il  conçut  d'aller  à  Rome  pour 
y  chercher  la  lumière.  Puis  il  poursuit  :  «  Je  m'en 
ouvris  au  P.  Morin,  qui  me  répondit  qu'à  ma  place  il 
prendrait  ce  parti;  que  seulement  il  me  recomman- 
dait de  ne  rien  précipiter,  de  bien  prendre  mon  temps 
pour  tout  examiner  et  de  ne  faire  ma  retraite  d'élec- 
tion à  Rome,  ni  chez  les  Jésuites,  ni  chez  les  Domi- 
nicains, afin  d'être  plus  sûr  de  ne  subir  aucune  in  - 
fluence.  Dès  lors  ma  résolution  fut  arrêtée,  et  aux 


CHAPITRE  V.  109 

vacances  de  1839,  j'arrivais  à  Rome  après  m'ôtrc  ar- 
rêté un  jour  à  Viterbe  pour  y  conférer  avec  le  P.  La- 
cordaire,  alors  novice  au  couvent  de  la  Quercia,  et  y 
apprendre  de  lui  avec  quelques  détails  ses  espéran- 
ces et  ses  projets. 

«  Dans  le  désir  d'attirer  les  grâces  de  Dieu  sur 
l'importante  démarche  que  j'allais  faire,  etde  mieux 
sanctifier  mon  séjour  dans  la  ville  éternelle,  je  réso- 
lus, tout  à  mon  arrivée,  d'y  faire  une  retraite.  Et 
comme  je  ne  songeais  à  prendre  aucune  détermination 
avant  plusieurs  mois,  je  ne  crus  pas  aller  contre  les 
conseils  du  P.  Morin  en  demandant  au  Pi.  P.  deYil- 
lefort  à  qui  j'avais  été  recommandé  par  lui  et  dont 
l'excellent  accueil  etl'expression  de  sainteté  m'avaient 
lout  d'abord  séduit,  la  permission  de  faire  une  re- 
traite à  Saint-Eusèbe  sous  sa  direction.  Malgré  la  dis- 
tance qui  sépare  cette  maison  de  celle  du  Gesù  il 
voulut  bien  y  consentir  et  j'entrai  en  retraite  au  com- 
mencement de  novembre  dans  un  grand  état  de  calme 
et  de  paix  intérieure.  Au  bout  de  quelques  jours,  le 
P.  de  Yiilefort,  voyant  cette  disposition  de  mon  âme, 
me  proposa  de  procéder  à  l'élection.  Je  lui  répondis 
que  je  n'en  avais  pas  l'intention  et  que  je  comptais 
faire  à  Pâques,  dans  ce  but  spécial,  une  seconde  re- 
traite. Il  insista  en  m'engageant  à  essayer,  ajoutant 
que  ce  serait  toujours  une  préparation  et  que  si  la  lu- 
mière ne  se  faisait  pas  suffisamment,  rien  ne  m'empê- 
cherait alors  de  recourir  à  une  seconde  retraite.  Je  me 
conformai  à  son  avis,  et  après  avoir  pesé  devant  Dieu 
et  mis  par  écrit, 'selon  la  méthode  de  saint  Ignace,  les 
diverses  raisons  qui  me  portaient  soit  chez  les  Jésui- 


110  PIERRE  OLIVAINT 

tes,  soit  chez  les  Dominicains,  je  demeurai  indéciset 
attendis  le  P.  deYillefort  pour  les  lui  communiquer. 
Celui-ci,  après  les  avoir  lues,  me  dit  sans  hésiter  : 
«  Offrez-vous  au  P.  Lacordaire,  et  demain,  en  célé- 
«  brant  la  sainte  messe,  remerciez  Dieu  de  la  grâce 
«  qu'il  vous  fait  en  fixant  votre  vocation.  » 

«  Malgré  une  décision  si  nette  et  si  désintéressée, 
je  ne  pouvais  encore  me  résoudre  à  la  suivre;  je  vou- 
lais profiter  de  mon  séjour  à  Rome  pour  la  soumettre 
au  Souverain  Pontife  et  recevoir  de  la  bouche  du  vi- 
caire de  Jésus-Christ  une  réponse  qui  me  fixât  pour 
toujours.  J'obtins  donc  une  audience  de  Grégoire  XVI, 
qui  après  avoir  entendu  l'exposé  de  mes  hésitations, 
se  contenta  de  répondre,  avec  cette  admirable  pru- 
dence qui  caractérise  le  Saint-Siège  :  ce  Les  deux  or- 
6  dres  ont  été  fondés  par  de  grands  saints;  tous  les 
n  deux  ont  donné  à  lÉglise  de  grands  saints,  et  dans 
a  les  deux  on  peut  devenir  un  grand  saint.  »  Je  m'in- 
clinai devant  cette  réponse;  mais  je  n'étais  pas  plus 
avancé.  Je  voulus  alors  avoir  le  jugement  du  Père 
général  de  la  Compagnie  de  Jésus,  et  l'excellent 
P.  de  Yillcfort  consenlit  encore  à  se  prêter  à  mon  dé- 
sir. 11  eut  la  bonté  de  soumettre  toute  la  question  au 
T.  R.  P.  Roothaan  et  de  me  présenter  ensuite  à  lui. 
Celui-ci  meditenm'accueiilantavecbonté:  «Ne songez 
«  plus  à  la  Compagnie,  et  soyez  Dominicain.»  Dès  lors 
iln'y  avait  plus  d'hésitation  possible.  J'écrivis  donc  au 
P.  Lacordaire  pour  me  mettre  à  sa  disposition,  etpeu 
après  j'allai  moi-même  le  trouver  à  la  Quercia. 

«  On  me  pardonnera,  ajoute  le  P.  Jandel  comme 
conclusion  de  cette  histoire  intime,  d'être  entré  dans 


CHAPITRE  V.  111 

ces  détails;  mais  je  tenais  à  rendre  un  hommage  de 
justice  et  de  reconnaissance  à  la  Compagnie  de  Jé- 
sus que  j'ai  tant  de  fois  entendu  accuser  d'accapare- 
ment, et  à  laquelle  nous  avons  dû,  dans  les  premiers 
jours  de  notre  œuvre  naissante,  une  bonne  partie  do 
nos  premiers  compagnons.  Ainsi  le  P.  l^esson  avait 
pour  directeur  le  P.  Rozaven*;  lep.  Aussant  avait  été 
envoyé  au  P.  Lacori/aire  par  un  père  jésuite  de  Paris 
qui  était  son  directeur,  et  le  P.  Danzas  le  fut  à  Rome 
par  le  P.  de  Yillefort".  ^^ 

K  Assislanl  de  la  pro\'inc<?  do  Franco,  à  norno. 

2.  Ce  récita  été  publié  par  la  revue  dominicaine,  In  Couronne  ùe 
Maric^sous,  ce  lilre  :  Hi^loire  d'une  vocal  ion;  cxlrail  d'un  mémoire 
inédit  du  R.  P.  Jandel  (année  1873,  p.  174  el  suiv.}. 


CHAPITRE  YI 


Pierre  Olivainl  à  Grenoble.—  Mort  de  sa  jeune  sœur. —  Retour  à  Paris. 
Une  année  au  collège  hourbon. 


La  troisième  année  d'École  normale  s'acheva  pour 
Pierre  Olivaint  au  milieu  de  ces  incertitudes  et  de 
ces  graves  préoccupations.  Tout  en  aspirant  à  la 
perfection  de  la  vie  religieuse,  il  n'oubliait  pas  que 
le  mieux  qu'on  ne  peut  réaliser  ne  vaut  pas  le  bien 
possible,  et  que  c'est  une  illusion  de  négliger  le  pré- 
sent pour  songer  à  l'avenir. 

Réduit  à  vivre  encore  dans  le  monde,  il  se  dit  que 
le  meilleur  parti  à  prendre  était  de  s'y  sanctifier  par 
les  deux  grands  moyens  qui  s'offraient  à  lui  :  le  tra- 
vail et  la  charité.  Le  travail  était  indispensable  pour 
assurer  l'existence  des  siens  auxquels  il  s'immolait. 
La  charité  était  l'arôme  qui  préserverait  son  âme  de 
toute  corruption  et  la  préparerait  à  la  vie  religieuse, 
terme  éloigné,  mais  immuable,  de  ses  vœux. 

L'heure  vint  de  franchir  le  seuil  de  l'École;  Pierre 
ne  put  la  quitter  sans  regret.  N'était-ce  pas  lu   qu'il 


CHAPITRE  VI.  113 

avait,  contre  toute  prévision  et  malgré  les  hommes, 
rencontré  Dieu?  N'était-ce  pas  là  qu'il  avait  noué 
des  amitiés  fortes  et  tendres,  scellées  par  le  sang  de 
Jésus-Christ,  et  signalé  son  premier  apostolat  par 
l)lus  d'une  heureuse  conquête? 

Cette  première  peine  s'aggravait  d'une  séparation 
hien  autrement  cruelle.  Nommé  professeur  d'histoire 
à  Grenoble,  il  allait  donc  quitter  Paris.  Peu  lui  im- 
portait le  Paris  de  la  dissipation  et  du  plaisir,  le 
Paris  de  la  politique  et  des  affaires.  Mais  il  est,  dans 
cette  immensité  et  celte  multitude,  un  autre  Paris 
inconnu  du  grand  nombre  et  que  les  Guides  oublient 
de  signaler  aux  touristes.  C'est  le  Paris  catholique. 
Pierre  le  savait  par  cœur  ;  il  avait  prié  dans  ses  églises, 
pris  part  à  ses  fêtes,  concouru  à  ses  œuvres.  Il  fallait 
dire  adieu  à  Notre-Dame,  aux  célèbres  Conférences, 
aux  imposantes  solennités  du  carême  et  de  la  re- 
traite pascale ,  ne  plus  visiter  de  longtemps  le  sanc- 
tuaire béni  de  Notre-Dame  des  Victoires,  déserter 
sa  chère  conférence  de  Saint-Médard  et  les  pauvres, 
sa  famille  adoptive. 

Et  que  dire  de  son  chagrin  à  la  pensée  de  vivre 
loin  de  sa  mère!  Seul  l'amour  filial  put  adoucir  le  sa- 
crifice que  lui-même  imposait  :  «  Je  ne  veux  pas  m'ex- 
poser  à  végéter,  écrivait  Pierre,  puisque  avant  tout, 
ie  veux  aider  m i  petite  mère....  Tout  pour  elle  et  rien 
pour  moi.  •>-> 

Cette  séparation  fut  sa  grande  douleur.  Heureuse- 
ment ses  intimes  amis  d'enfance  s'engagèrent  à  tenir 
sa  place  auprès  de  cette  mère  désolée,  et  ils  furent 
admirablement  fidèles  k  leur  promesse.  Voici  en  quels 


114  PIERRE  OLIVAINT. 

termes   Pierre  les  remerciait  tous ,  en  s'adressant  à 
l'un  d'eux. 

«  Grenoble,  25  novembre  1839. 

«  Cher  ami,  cher  frère,  car  je  le  voudrais,  que 
maintenant  je  ne  pourrais  plus  t'appeler  autrement, 
après  tous  ces  soins,  aussi  empressés  que  ceux  d'un 
fils,  que  tu  prodigues  à  ma  mère,  comme  si  elle  était 
ta  mère.  Cher  frère,  laisse-moi  t'exprimer  d'abord  la 
joie  et  la  consolation  que  j'ai  éprouvées  de  ton  dé- 
vouement A  notre  amitié,  et  la  reconnaissance  qu'il 
m'inspire.  Je  savais  bien  que  je  pouvais  compter  sur 
toi,  sur  vous  tous,  et  après  la  confiance  que  j'avais 
en  Dieu,  c'est  la  sécurité  que  je  trouvais,  en  songeant 
à  vous  par  rapport  à  ma  mère,  qui  a  soutenu  mon 
courage  ;  si  je  n'ai  pas  versé  une  seule  larme  pendant 
mes  cent  cinquante  lieues,  c'est  bien  à  vous  que  je 
le  dois. 

«  J'ai  peu  de  choses  à  te  dire  sur  mon  installation, 
sur  tout  ce  qui  me  concerne.  Je  considère  mes  lettres 
à  ma  mère  comme  des  lettres  communes,  et  je  sais 
qu'avec  des  restrictions  bien  rares,  h  cause  de  la 
franche  amitié  qui  règne  entre  nous,  mes  lettres  vont 
passant  de  main  en  main,  en  attendant  que  je  vous 
passe  de  bras  en  bras  pour  vous  embrasser  tous  au 
retour.  ^^ 

Le  Parisien  dépaysé  s'était  établi  de  son  mieux 
dans  sa  nouvelle  résidence.  «  J'occupe,  écrivait -il, 
une  fort  gentille  petite  chambre,  au  troisième  étage 
d'une  maison  de  ia  rue  Vaucanson,  numéro  2,  la 
plus  belle  rue  de  Grenoble.  »  C'est  \h  qu'il  demeura 


CHAPITRE   VI.  115 

durant  les  quelques  mois  de  son  séjour.  La  proprié- 
taire qui  lui  loua  cet  appartement  était  une  vénérable 
et  pieuse  veuve,  bien  connue  à  Grenoble  par  son  dé- 
vouement à  toutes  les  bonnes  œuvres.  Elle  témoigna 
au  jeune  professeur  une  sollicitude  maternelle  et 
jusqu'à  sa  mort  elle  regarda  comme  une  grâce  de 
Dieu  d'avoir  reçu  «  cet  ange  du  ciel.  »  C'est  ainsi 
qu'elle  se  plaisait  à  nommer  Pierre  Olivaint*. 

Celui-ci,  malgré  la  beauté  de  la  rue  Vaucanson  et 
la  gentillesse  de  sa  petite  chambre,  eut  quelque  peine 
à  se  faire  à  sa  situation  nouvelle.  Dans  son  exil,  il 
désirait  que  quelqu'un  vînt  lui  apporter  des  conso- 
lations. «  Je  te  supplie,  mon  cher  Henri,  de  venir  me 
montrer  un  peu  un  visage  parisien  et  ami  où  je  re- 
trouve comme  l'expression  de  tout  ce  que  j'ai  quitté. 
J'espère  bien  qu'aux  environs  de  Pâques,  un  beau 
soir  ou  un  beau  matin,  on  viendra  me  dire  qu'un 
monsieur  me  demande,  et  j'aurai  le  bonheur  de  sau- 
ter dans  tes  bras.  Que  de  choses  tu  vas  avoir  à  me 
dire!  Que  de  nouvelles!  Mais  pour  moi,  je  n'aurai 
que  bien  peu  h.  le  raconter.  La  vie  de  province  que  je 
ne  soupçonnais  guère,  n'est  pas  variée  par  les  évé- 
nements !  Le  travail  des  idées  ne  se  fait  pas  ici.  » 

Pierre  Olivaint  semble  avoir  eu  d'abord  quelques 
préventions  conlre  cette  ville  où,  dit-il,  «  l'esprit  po- 
litique dont  on  lui  fait  honneur  est  bien  froid,  le 
mouvement  religieux  bien  faible  aussi,  le  nombre  des 


1.  <»  Si  je  n'avais  pas  rencontre  ceùe  bonne  Mme  Bonnet,  qui  m'a 
soigné  comme  une  mère,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  serais  devenu.  »  (Let- 
tre du  12  mai  1840.) 

11 


116  PIERRE  OLIVAINT. 

jeunes  gens  catholiques  qui  veulent  agir  bien  res- 
treint encore.  »  Mais  peu  à  peu  Grenoble  gagna  toutes 
ses  sympathies.  Malgré  quelques  apparences  con- 
traires, la  capitale  du  Dauphiaé  était,  en  effet,  pro- 
fondément attachée  à  la  foi.  Elle  l'avait  bien  prouvé, 
en  1805,  à  l'époque  du  jubilé  et  de  la  grande  mission 
prêchée  parles  PP.  Gloriot  et  Lambert,  et  plus  tard, 
en  1818,  durant  le  séjour  de  M.  Rauzan  et  des  mis- 
sionnaires de  France.  Or,  dans  l'hiver  de  1839,  Pierre 
Olivaint  eut  la  joie  d'assister  à  de  semblables  mani- 
festations religieuses,  tandis  que  le  P.  de  Ravignan 
prêchait  la  station  de  Tavent  à  la  cathédrale.  «  Le 
passage  de  M.  de  Ravignan  parmi  nous,  mande-t  il 
à  ses  amis  de  Paris,  a  produit  une  admirable  im- 
pression. »  Pour  lui,  il  mit  à  profit  la  présence  de 
son  sage  guide,  afin  de  régler  sa  vie  nouvelle.  S'in- 
spirant  de  ses  conseils,  il  se  promit  de  faire  à  Gre- 
noble tout  le  bien  possible,  par  l'enseignement  à  l'in- 
térieur du  collège,  au  dehors,  par  le  dévouement  aux 
bonnes  œuvres. 

Malgré  le  zèle  de  plusieurs,  l'indifférence  et  le  res- 
pect humain  exerçaient  sur  un  grand  nombre  d'âmes 
leur  triste  tyrannie.  Pour  lutter  contre  ce  mal,  il 
fallait  un  grand  courage,  surtout  dans  une  ville  de 
province  où  tout  le  monde  se  connaît,  se  surveille, 
se  critique;  là,  malheur  à  celui  qui  se  singularise  en 
montrant  des  opinions  plus  saines,  une  conduite 
plus  édifiante!  Il  ne  déplaisait  pas  à  Olivaint  de  re- 
monter le  courant,  et  d'affirmer  hautement  son  in- 
dépendance. Il  choisit  pour  directeur  un  professeur 
du  Grand  Séminaire,  M.  Albertin,   mort  depuis  en 


CHAPITRE  VI.  117 

odeur  de  sainlclc*.  Ces  doux  ùmcs  se  comprirent  bien 
vite.  M.  Albertin,  découvrant  dans  son  jeune  péni- 
tent, avec  des  qualités  éminentes,  une  volonté  droite 
et  énergique,  l'invita  à  communier  souvent,  c'est-à- 
dire  quatre  ou  cinq  fois  par  semaine.  Olivaint  obéit 
avec  transport.  On  le  voyait  pieusement  agenouillé 
chaque  matin  dans  la  chapelle  de  la  Sainte-Vierge 
à  l'église  de  Notre-Dame,  cathédrale  de  Grenoble. 
C'est  là  qu'il  faisait  ordinairement  ses  dévotions.  Le 
dimanche,  après  avoir  communié  le  matin,  il  se  ren- 
dait à  la  messe  du  collège,  et  il  y  assistait  avec  tout 
le  respect  et  toute  la  piété  possible,  afin  d'inspirer 
aux  élèves  par  son  exemple  les  mêmes  sentiments. 
Aux  quatre  grandes  fêtes  de  l'année,  il  recevait  pu- 
bliquement la  sainte  communion  à  la  chapelle  du 
collège,  ce  Ces  enfants  ne  pourraient  en  comprendre 
davantage,  >>  disait-il  un  jour  à  l'un  de  ses  amis; 
«  c'est  cette  mesure  qu'il  leur  faut.  » 

Pierre  préludait  à  la  vie  religieuse  par  une  obéis- 
sance filiale  aux  moindres  conseils  de  son  sage 
directeur.  Il  en  était  récompensé  par  la  paix  ineffable 
dont  son  cœur  était  inondé. 

M.  Albertin  aimait  à  raconter  qu'un  jour,  il  invita 
son  disciple  à  faire  avec  lui  une  promenade,  dont  le 
terme  devait  être  un  des  sites  les  plus  pittoresques 


1.  -iPour  vivre  dans  un  séminaire,  M.  l'abbé  Albertin  n'en  était  pas 
moins  l'homme  des  œuvres  extérieures.  Il  les  favorisait  toutes,  celle  de 
la  Propagation  de  la  foi  en  particulier.  Il  aimait  par  prédilection  celles 
qui  ont  pour  but  le  soulagement  spirituel  et  temporel  des  pauvres, 
des  enfants,  des  ouvriers....  »  {Vie  de  M.  l'abbé  Gérin,  par  le  R.  P. 
de  DamaSj  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Grenoble,  1870,  p.  87.) 


118  PIERRE  OLIVAINT. 

des  environs  de  Grenoble,  les  grolies  de  Sassenage. 
Ce  trajet  de  six  kilomètres  se  fit  rapidement,  sans 
qu'Olivaint  laissât  distraire  son  regard  par  ce  paysage 
enchanteur,  tant  il  était  absorbé  dans  un  pieux  en- 
tretien. On  eût  dit  qu'il  avait  perdu  tout  sentiment 
de  sa  propre  personne.  Cette  montagne  était  pour  lui 
un  Thabor,  et  volontiers  il  se  fût  écrié,  comme  autre- 
fois saint  Pierre  :  «  Qu'il  fait  bon  ici!  »  Au  moment 
d'entrer  dans  les  grottes  rafraîchies  par  les  cascades 
qui  s'en  échappent,  le  vieux  prêtre,  plein  de  sollici- 
tude pour  la  santé  délicate  de  son  jeune  ami  et  lui 
voyant  le  visage  tout  enflammé  :  «  Yous  avez  trop 
chaud  pour  entrer,  lui  dit-il;  nous  attendrons.  — 
Gomme  il  vous  plaira,  mon  père.  —  Mais  ne  croyez- 
vous  pas  avoir  trop  chaud?  —  Vraiment,  je  n'en  sais 
rien....  comme  vous  voudrez.  »  Le  vieillard  fut  obligé 
de  poser  palernellement  la  main  sur  le  front  brûlant 
du  jeune  homme  pour  en  décider  lui-même. 

La  piété  d'Olivaint  passait  dans  ses  discours^  et  la 
bouche  parlait  vraiment  de  l'abondance  du  cœur. 
Un  jour  qu'il  conversait  avec  un  ami  :  ~  «  Gomme 
moi,  lui  dit-il,  vous  aimez  beaucoup  V Imitation  de 
Notre -Seigneur  Jésus-Christ;  mais  quel  est  le  chapitre 
de  ce  livre  incomparable  que  vous  préférez?  ^^  L'ami 
lui  dit  son  sentiment. —  «  Pour  moi,  poursuivit  Pierre, 
le  chapitre  que  je  mets  au-dessus  de  tous  les  autres, 
c'est  celui  qui  a  pour  titre  :  Du  merveilleux  effet  de 
VamourdivinK  »  Et  alors  il  se  prit  à  lire  avec  enthou- 
siasme cette  page  lyrique  qu'on  dirait  écrite  par  un 

1.  Livre  III,  chap.  v. 


CHAPltRli:  VI.  119 

prophète  sous  la  dictée  de  l'Esprit-Saint  :  c<  Noble  est 
l'amour  de  Jésus,  il  pousse  aux  grandes  actions,  il 
excite  à  désirer  toujours  le  plus  parfait. 

«  L'amour  s'élance  en  haut,  et  ne  souiïre  pas  d'être 
retenu  par  les  choses  intimes.  L'amour  veut  être 
libre  et  dégagé  de  toute  affection  mondaine. 

«  Il  n'est  rien  de  plus  doux  que  l'amour,  de  plus 
fort,  de  plus  élevé,  de  plus  large,  de  plus  charmant, 
de  plus  rempli  ni  de  meilleur  au  ciel  et  sur  la  terre. 

«  Car  l'amour  est  né  de  Dieu  et,  par  delà  toutes  les 
choses  créées,  il  ne  trouve  son  repos  qu'en  Dieu.  » 

Mais  cette  ferveur,  si  grande  qu'elle  fût,  ne  se  tra- 
hissait jamais  par  des  manifestations  intempestives. 
Tout  dans  la  conduite  d'Olivaint  était  cahiie,  réglé, 
sans  la  moindre  exagération.  Un  ami  qui  le  connut 
alors  intimement,  témoigne  qu'en  le  voyant  la  pensée 
de  saint  Augustin  se  présentait  d'elle-même  à  l'es- 
prit. Dans  le  jeune  professeur  de  Grenoble,  il  y  avait 
quelque  chose  de  cette  élévation  de  sentiments,  de 
cette  tendresse  de  cœur,  de  cette  gravité  sereine  qui 
furent,  pour  Augustin,  les  fruits  et  la  récompense 
de  son  plein   retour  à  Dieu. 

Les  amitiés  qu'Olivaint  ne  tarda  pas  à  nouer  lui 
rendirent  facile  l'accomplissement  de  son  plus  cher 
dessein,  la  fondation  d'une  Conférence  de  Saiat-Yin- 
cent-dc-Paul.  Sa  charité,  comme  un  aimant,  avait 
attiré  vers  lui  les  quelques  jeunes  gens  de  la  ville 
qui  pratiquaient  ostensiblement  leurs  devoirs  de  ca- 
tholiques; ils  s'abandonnèrent  à  ses  inspirations  avec 
confiance.  Sans  perdre  de  temps,  Pierre  alla  s'ouvrir 
de  son  projet  à  M.  Gérin,  curé  de  Notre-Dame.  Ce  bon 


120  PIERRE  OLIVAINT. 

prêtre,  heureux  de  trouver  dans  de  jeunes  laïques 
d'humbles  et  zélés  coopérateurs,  accueillit  leur  pro- 
position avec  joie,  et  dès  cette  heure  la  Conférence 
fut  fondée.  Pour  parler  exactement,  elle  fut  greffée 
sur  une  association  plus  ancienne,  également  placée 
sous  le  patronage  de  saint  Vincent  de  Paul  et  qui 
s'occupait  de  mettre  les  enfants  en  apprentissage  et 
de  faire  l'école  aux  ouvriers.  La  Conférence  se  recruta 
d'abord  parmi  les  membres  de  cette  réunion  chari- 
table, alors  peu  prospère,  et  leur  adjoignit  une  élite 
de  jeunes  gens  qui  rivalisèrent  avec  eux  de  dévoue- 
ment et  d'abnégation.  Elle  ne  tarda  pas  à  compter 
soixante-quinze  membres  actifs,  qui  à  la  visite  des 
pauvres  unissaient  plusieurs  autres  bonnes  œuvres*. 
Les  réunions  avaient  lieu  dans  le  salon  même  du 
curé  de  Notre-Dame,  sous  la  présidence  de  Pierre 
Olivaint.  Celui-ci  s'acquitta  d'une  fonction  que  son 
âge,  sa  qualité  d'étranger  et  la  composition  peu  ho- 
mogène de  la  Conférence  rendaient  fort  délicate,  avec 
une  prudence,  un  tact,  une  charité  et  une  humilité 
admirables.  Il  faisait  lui-même  l'éducation  de  ses 
jeunes  confrères,  s'offrait  à  les  accompagner  dans 
leurs  premières  visites  aux  pauvres,  et  plus  encore 
par  l'exemple  que  par  le  conseil,  il  leur  apprenait  à 
traiter  avec  respect  les  membres  souffrants  de  Notrc- 
Seigneur,  à  s'insinuer  aimablement  dans  la  confiance 
des  parents  par  quelques  témoignages  d'amitié  don- 
nés  aux  petits  enfants,  à  déployer  enfin  toutes  les 


1.  Rapport  général  sur  l'origine  et  les  travaux  de  la  Société  de 
Saint-Vincent-de-Paul  (par  P.  Olivaint),  p.  42,  43. 


CHAPITRE  VI.  121 

autres  industries  de  la  charité.  Oiivaint,  suivant  une 
coutume  dont  il  ne  se  départit  jamais,  après  avoir 
fondé  l'œuvre,  s'empressa  de  se  confondre  dans  la 
foule.  M.  de  Noailles,  président  de  chambre  à  la  cour 
de  Grenoble',  étant  entré  dans  la  Conférence,  en  reçut 
la  direction;  mais,  durant  quelque  temps,  Pierre,  à 
chaque  séance,  prenait  place  à  ses  côtés,  pour  le 
mettre  au  courant  de  toutes  choses.  Il  se  réservait 
ainsi  une  bonne  part  de  la  peine,  après  avoir  abdiqué 
tout  l'honneur. 

Celui  qui  fut  le  témoin  oculaire  de  tout  ceci,  con- 
clut en  ces  termes  :  «  Nous  serions  infini  si  nous  de- 
vions dire  tout  ce  que  M.  Oiivaint  fît  à  Grenoble,  et 
tous  les  exemples  qu'il  donna  durant  un  séjour  pour- 
tant bien  court.  Pendant  plusieurs  années,  le  par- 
fum qui  s'exhalait  de  sa  vie  se  fit  sentir  encore.  Il 
ne  s'estalîaibli  que  lentement,  à  mesure  que  ceux  qui 
avaient  eu  des  rapports  avec  M.  Oiivaint  sont  morts 
ou  se  sont  éloignés.  » 

Dans  une  lettre  du  10  janvier  1840,  Pierre  lui- 
même  raconte  quels  sont  ses  occupations  et  ses 
plaisirs. 

ce  Nous  avons  ici  une  petite  Conférence  de  Saint- 
Yincent-de-Paul  qui,  je  crois,  est  appelée  à  faire 
beaucoup  de  bien.  Nous  faisons  en  ce  moment  tous 


1.  M.  de  Noailles  n'appartenait  pas  à  l'illustre  maison  de  ce  nom.  Sa 
famille  était  originaire  du  midi,  et  son  père  avait  été  premier  prési- 
dent de  la  cour  de  Grenoble,  Homme  d'intelligence  et  de  foi,  d'une 
vertu  à  toute  épreuve,  il  fut  souvent  l'inspirateur  et  toujours  lo  sou- 
lien  des  bonnes  œuvres  de  la  ville.  Il  est  mort  peu  après  le  P.  Oiivaint, 
ègé  de  quatre-vingts  ans. 


122  PIERRE  OLIVAINT. 

les  soirs  des  cours  pour  les  ouvriers,  et  c'est  ce  soir 
que  ton  serviteur  aura  l'honneur  d'aller  faire  sa 
leçon  à  son  tour.  11  y  a  ici  une  maison  d'orphelins 
dont  nous  allons  probablement  ôlre  bientôt  chargés*. 
Nous  songeons  à  étendre  notre  école  dans  les  hôpi- 
taux, la  prison  et  les  casernes.  Mais  nous  ne  far- 
sons  que  de  naître,  et  nous  ne  savons  pas  si  Dieu 
nous  prêtera  vie.  Les  hommes,  en  attendant,  sont 
assez  bien  disposés  pour  nous.  L'évêque  est  naturel- 
lement notre  chef;  le  maire  et  le  préfet  nous  protè- 
gent; le  recteur  encourage  et  tolère,  les  ouvriers 
viennent  en  assez  grand  nombre.  Il  n'y  a  plus  qu'à 
prier,  et  j'espère  que  tu  ne  me  refuseras  pas  tes 
prières.  Sainte  Thérèse  disait  en  secourant  un  pau- 
vre :  un  écu  et  Thérèse,  ce  n'est  rien;  mais  Dieu,  un 
écu  et  Thérèse,  cest  tout.—  Il  est  donc,  tu  le  vois,  de 
la  dernière  importance  que  nous  mettions  Dieu  dans 
nos  intérêts.  « 

La  chanté  ne  prélevait  néanmoins,  sur  les  jour- 
nées du  professeur,  que  les  heures  de  loisir.  Ce  que 
d'autres  réservent  au  repos,  il  le  consacrait  avec  bon- 
heur au  service  des  pauvres  ;  mais  l'étude  sérieuse, 
la  préparation  assidue  de  ses  classes  d'histoire  occu- 
pait, après  la  prière,  la  première  place  dans  sa  vie. 

ce  En  arrivant  à  Grenoble,  écrivait-il  le  12mai,  quoi- 
que je  fusse  déjà  très-fatigué,  je  me  suis  mis  cependant 
à  travailler  beaucoup  pour  mes  cours;  mais  le  lende- 
main môme  de  mon  arrivée,  j'ai  été  attaqué  par  une 


1.  Cette  œuvre,  placée  sous  le  patronage  de  saint  Joseph,  a  pris  da 
merveilleux  accroissements,  —  Vie  de  M.  Gérin,  p.  Uh  et  suiv. 


CHAPITRE  VI.  123 

indisposition  qui  dure  encore.  Toutefois,  je  n'ai  man- 
qué que  quelques  classes,  et  je  n'ai  pas  voulu  inter- 
rompre malgré  les  recommandations  de  mon  provi- 
seur qui  voulait  me  faire  partir  pour  Paris,  afin  que 
je  pusse  rétablir  ma  sanlé.  De  plus  j'ai  gagné  vers 
Noël  une  toux  qui  ne  m'a  pas  quitté,  et  pour  laquelle 
une  classe  de  deux  heures  par  jour,  dans  laquelle  il 
faut  toujours  parler,  n'est  pas  un  excellent  remède. 
On  m'effrayait  en  me  disant  que  j'avais  une  phthisie 
pulmonaire,  une  péripleuropneumonie,  des  tubercu- 
.es  au  poumon...,  que  sais-je?  Je  me  perds  dans  tous 
ces  termes  que  je  ne  comprends  pas,  et  je  n'en  suis 
pas  moins  assez  gai,  comme  à  Paris  dans  les  beaux 
jours.  J'oubliais  de  te  dire  aussi  que  j'avais  eu  l'in- 
comparable bonheur  de  loger  pendant  quelque  temps 
la  grippe.  « 

Ce  ton  de  joyeuse  humeur  dissimulait  à  peine  la 
gravité  du  mal;  aussi  recommande-t-il  à  ses  amis  de 
n'en  rien  dire  à  Mme  Olivaint,  «  pour  ne  pas  tour- 
menter inutilement  sa  petite  mère.  »  Il  les  conjure 
de  ne  penser  qu'à  elle  seule.  «  Quand  je  songe,  écrit- 
il,  à  toutes  ces  âmes  chéries,  moi  maintenant  si  loin, 
les  larmes  me  viennent  aux  yeux,  mais  j'éprouve  en 
même  temps  une  consolation  bien  vive.  J'ai  donc  des 
frères  qui  n'abandonnent  pas  ma  bonne  petite  ma- 
man! Chers  amis,  me  sera-t-il  jamais  possible  de 
m'acquitter  envers  vous?  Pour  toi,  mon  bon  frère, 
plus  que  jamais,  je  sens  combien  je  te  suis  attaché. 
Il  n'y  a  pas  une  goutte  de  mon  sang  que  je  ne  don- 
nasse volontiers  pour  toi.  En  portant  à  ma  bonne 
petite  mère,  à  ma  pauvre  petite  mère  des  soins  si 

12 


124  PIERRE  OLIVAINT. 

assidus,  tu  m'as  fait  plus  de  bien  que  si  tu  me  les 
avais  prodigués  à  moi-môme....  Il  y  a,  dans  les  amitiés 
humaines,  une  action  de  Dieu  invisible  et  pourtant 
manifeste, qui  les  féconde  et  qui  les  vivifie.  D'anciens 
amis  se  sont  retirés  quand  ils  ont  compris  que  leurs 
secours  allaient  devenir  nécessaires,  mais  vous,  vous 
avez  été  les  consolateurs....  » 

Sept  mois  se  passèrent  ainsi  :  Pierre  Olivaint,  qui 
toussait,  disait-il,  «  à  faire  trembler  les  maisons,  « 
fut  contraint  plusieurs  fois  de  garder  la  chambre.  Il 
avouait  que  le  plus  fameux  médecin  du  pays,  d'ac- 
cord avec  toute  la  faculté,  lui  ordonnait  le  repos  et 
un  prompt  changement  d'air.  Son  désir  était  donc  de 
revenir  à  Paris,  à  condition  d'y  gagner  assez  pour 
n'être  en  rien  à  la  charge  de  sa  mère.  «  Je  ne  veux 
pas  courir  le  risque  de  tomber,  moi  aussi  et  à  vingt- 
cinq  ans,  sur  les  bras  de  cette  pauvre  mère  qui  n'en 
peut  mais;  et  crois-le  bien,  je  m'imposerais  encore 
une  année  d'éloignement,  plutôt  que  de  consentir  à 
cette  lâcheté.  » 

Le  retour  auquel  il  songeait  fut  brusqué  par  un 
bien  douloureux  événement.  Nous  avons  dit  que  la 
jeune  sœur  de  Pierre  avait  été  admise  à  la  succursale 
de  la  Maison  de  la  Légion  d'honneur.  Cette  entant 
était  particulièrement  chérie  de  son  frère  aîné,  qui 
remplissait  à  son  égard  tous  les  devoirs  d'un  père. 

«  Nathalie  Olivaint,  écrit  la  digne  Supérieure  de  la 
Maison  d'Écouen',  était  douée  d'un  extérieur  plein  de 

1.  Celle  maison  d'éducation  de  la  Légion  d'Jjonneur,  dirigée  par  les 
religieuses  de  la  Sociélé  de  la  Mère  de  Dieu,  élait  alors  siluée  à  Taris, 
rue  IJarbelle,  2;  elle  a  élé  Iransférée  en  1851  au  châleau  d'Écouen. 


CHAPITIIE  VI.  Vlb 

charmes,  d'une  intelligence  remarquable,  d'un  carac- 
tère doux  et  d'une  vertu  au-dessus  de  son  âge.  Aussi, 
quoique  des  milliers  d'enfants  aient  passé  depuis 
sous  nos  yeux,  le  souvenir  de  Nathalie  n'est  pas  ellacé. 
La  mère  infirmière  qui  l'a  soignée,  —  car  elle  était 
presque  toujours  souffrante,  —  se  la  rappelle  par- 
faitement malgré  son  grand  âge;  il  est  vrai  que  sa 
mémoire  est  aussi  fraîche,  aussi  fidèle  qu'à  vingt  ans. 
Cette  enfant  l'a  tellement  frappée,  qu'il  a  suffi  de  pro- 
noncer son  nom  pour  que  sa  physionomie  môme  lui 
revînt  à  l'esprit. 

«  Déjà  atteinte  de  la  terrible  maladie  de  poitrine 
dont  elle  mourut  à  seize  ans,  Nathalie  fut  en  proie 
à  de  continuelles  douleurs  pendant  ses  trois  années 
et  demie  de  pension,  mais  à  l'infirmerie  comme  dans 
les  classes  elle  édifia  tout  le  monde.  Ses  compagnes 
dont  elle  était  le  modèle,  l'aimaient  comme  une  sœur, 
et  SCS  maîtresses  voyaient  avec  consolation  se  déve- 
lopper tous  les  jours  dans  son  âme  les  précieux  ger- 
mes que  la  grâce  divine  y  avait  déposés. 

^c  Douce  et  patiente  durant  la  maladie,  elle  ne 
laissa  jamais  échapper  une  plainte,  ne  manifesta  ja- 
mais aucun  de  ces  caprices,  aucune  de  ces  petites 
exigences  si  ordinaires  en  pareil  cas  à  des  enfants  de 
douze  à  quatorze  ans.  Le  médecin  lui-môme,  M.  le 
docteur  Gaillard^  ne  la  visitait  jamais  sans  en  ôtrc 
édifié.  ^> 

Avant  de  partir  pour  Grenoble,  Pierre  Olivaint 
avait  constaté  déjà  l'état  de  langueur  et  de  mélan- 
colie auquel  sa  jeune  sœur  était  réduite.  Mais  il  l'at- 
tribuait moins  à  la  maladie  qu'à  une  sorte  de  nos- 


126  PIERRE  OLIVAINT. 

talgie,  éprouvée  par  l'enfant  à  chaque  séparation 
d'avec  les  siens.  Il  vint  donc  au  couvent  afin  de  se 
mieux  renseigner  sur  la  santé  de  celle  qu'il  appelait 
«  sa  petite  religieuse.  »  La  bonne  mère  infirmière  dut 
le  désabuser  et  lui  fit  comprendre,  avec  tous  les  mé- 
nagements possibles,  que  Nathalie  était  frappée  d'un 
mal  qui  ne  pardonne  pas.  Pierre  était  parti  pour  son 
poste,  plein  des  plus  tristes  pressentiments.  Bientôt 
on  lui  apprit  que  sa  sœur  avait  quitté  la  pension; 
puis,  qu'elle  respirait  l'air  de  la  campagne  à  Corbcil, 
qu'elle  souffrait,  elle  aussi,  de  la  grippe,  que  sa  mère 
était  inquiète.  Aussitôt  il  écrivait  à  son  ami  :  «  Parle- 
moi  de  Nathalie....  J'espère  bien  que  tu  ne  manqueras 
pas  de  me  dire  la  vérité  :  crois  bien  que  je  pourrai  la 
supporter, et  ne  t'impose  pas  comme  un  devoir  de  me 
cacher  ce  qui  me  ferait  de  la  peine.  Comment  la 
trouves-tu  et  qu'en  pense  le  docteur  ?  Il  y  a  là  encore 
bien  des  larmes  et  bien  des  douleurs  que  je  n'ai  pas 
connues,  et  je  riais  ici  peut-être,  et  j'étonnais  par  ma 
gaieté  ceux  qui  me  voient,  pendant  que  ma  pauvre 
mère  passait  les  jours  et  les  nuits  à  soigner  sa  petite 
malade  et  à  se  rendre  malade  elle-même.  » 

Vers  le  mois  de  juillet,  le  mal  fit  d'effrayants  pro- 
grès. Mme  Olivaint  ne  prenait  plus  aucun  repos  et 
passait,  en  effet,  les  jours  et  les  nuits  au  chevet  de  sa 
fllle.  Trois  ou  quatre  amis  intimes,  ceux-là  même  qui 
avaient  promis  à  Olivaint  de  le  remplacer  auprès  de 
sa  mère,  se  constituèrent  gardes-malade,  et  tour  à 
tour,  chacun  deux  fois  la  semaine,  ils  venaient  veiller 
auprès  de  la  pauvre  veuve,  dans  la  maison  solitaire. 

Une  nuit  que  l'un  d'eux  était  là,  Mme  Olivaint. 


CHAPITRE  VL  127 

épuisée  de  fatigue,  s'assoupit  un  moment.  L'enfant, 
qui  jusque-là  semblait  dormir,  leva  la  lôte  et  regar- 
dant sa  mère  avec  tristesse  :  «  Pauvre  môre  !  dit-elle, 
elle  ne  sait  pas  !  Bientôt  ce  sera  fini  !  —  Non,  mon  en- 
fant, murmura  tout  bas  le  jeune  avocat,  vous  irez  en- 
core à  la  campagne;  l'air  pur  vous  guérira.  ~  Oh! 
répondit-elle,  pour  moi  plus  de  campagne....  Pauvre 
mère!  elle  ne  sait  pas....  »  Celle-ci  rouvrit  les  yeux. 
Le  jour  commençait  à  blanchir  ;  l'ami  de  Pierre  partit, 
le  cœur  oppressé.  Quelques  heures  plus  tard,  tour- 
menté par  un  doute  cruel,  il  revint  en  courant  pour 
prendre  des  nouvelles  de  la  malade  et  les  écrire  à 
l'exilé.  L'enfant  venait  d'expirer  doucement  et  pieu- 
sement, comme  elle  avait  coutume  de  s'endormir. 

Une  lettre  était  déjà  partie  pour  Grenoble,  faisant 
pressentir  l'affligeante  nouvelle.  Pierre  répondit  sur- 
le-champ  :  «  Mon  bon  frère,  mon  bon  et  fidèle  ami, 
j'avais  bien  déjà  deviné  la  triste  vérité,  et  j'avais 
songé  à  avancer  mon  départ  de  quelques  jours.  Ta 
lettre    a    précipité    ma   résolution....    Encore    une 
épreuve  à  supporter,  mon  cher  ami,  après  bien  d'au- 
tres qui   sont  venues  depuis  dix  ans,  après  toutes 
celles  de  cette  année  !  Mais  je  ne  murmure  point  ;  je  me 
soumets,  j'adore  les  desseins  de  Dieu  et  je  m'aban- 
donne, en  disant /?ai,  à  sa  sainte  volonté!  Je  tâcherai 
d'avoir  du  courage,  c'est-à-dire  d'être  chrétien  et  de 
me  souvenir,  à  l'heure  du  danger,  des  principes  avec 
lesquels  je  veux  vivre  et  mourir.  Si  ma  pauvre  petite 
mère  était  dans  ces  sentiments,  sans  être  moins  sen- 
sible à  la  perte  de  notre  pauvre  Thalie,  sans  refuser 
ses  droits  à  la  nature,  elle  trouverait  bien  plus  facile- 

12* 


Î28  PIERRE  OLIVAINT. 

ment  la  consolation  et  la  force  de  supporter  ce  nou- 
veau coup  !  Quel  que  soit,  mon  cher  ami,  le  point  où 
tu  sois  arrivé  dans  la  foi,  tu  peux  et  tu  dois  le  com- 
prendre; fais  que  ma  mère  le  comprenne  aussij 
puisque  c'est  le  meilleur  moyen  de  la  soulager  un 
peu. 

«  Cher  ami,  dans  ce  malheur,  il  n'y  a  pas  lieu 
d'accuser  la  Providence.  Quelques  répétitions  me 
sont  arrivées  au  moment  où  le  besoin  d'argent  pour 
Paris  se  faisait  sentir  (tout  ceci  entre  nous,  tu  sais 
combien  ma  mère  garde  sur  ce  point  un  délicat  si- 
lence), et  la  santé  m'a  été  rendue  alors  que  les  forces 
étaient  de  nouveau  nécessaires.  Assure  bien  ma  pau- 
vre petite  mère  que  je  ne  lui  manquerai  point;  je  se- 
rai bientôt  dans  ses  bras  et  rien  ne  me  coûtera  pour 
adoucir  sa  peine  et  l'aider,  à  se  relever.  En  vérité, 
mon  cher  frère,  il  me  semble  que  je  serais  égoïste  si 
la  mort  de  Thalie  m'inspirait  une  trop  vive  douleur. 
Je  parle  comme  si  elle  était  morte,  cher  frère,  car  je 
ne  m'abuse  point!  Elle  est  encore  malade  dans  ta 
lettre,  mais  elle  a  dû  cesser  de  l'être  au  moment  où 
je  t'écris.  Avec  son  caractère,  sa  sensibilité,  son  orga- 
nisation, notre  pauvreté,  elle  n'aurait  eu  en  ce  monde 
qu'une  vie  traversée  par  toutes  sortes  d'infortunes 
comme  notre  pauvre  petite  mère  ;  ne  vaut-il  pas 
mieux  que  Dieu  la  prenne  quand  elle  n'a  pas  encore 
perdu  son  innocence  et  sa  foi ,  et  qu'après  l'avoir  pu- 
rifiée dans  une  maladie  si  cruelle  des  taches  de  la 
nature,  il  la  mette  au  nombre  de  ses  anges?  La  grâce 
que  je  demande  à  Dieu  en  ce  moment,  cher  frère, 
c'est  que  ce  dernier  coup,  dirigé  par  lui-même,  force 


*•  f'i.^ 


CHAPITRE  VI.  129 

ma  bonne  mère  à  reconnaître  le  mystère  réparateur 
de  la  croix,  à  se  donner  de  nouveau  à  Lui  avec  tout 
son  cœur  et  tout  son  amour,  avant  qu'il  ait  résolu  de 
la  rappeler  elle-même  !  Les  adversités  qui  nous  affli- 
gent sont  ordinairement  des  avertissements  de  Dieu 
qui  veut  nous  ramener  dans  la  voie. 

«  Cher  frère,  comment  pourrat-jc  jamais  reconnaître 
ton  dévouement  et  celui  de  nos  amis  !  Dis-leur  et  sa- 
che bien  que,  malgré  tous  les  raisonnements  que  je 
t'écris  et  que  je  me  fais  à  moi-même,  je  suis  profon- 
dément affligé,  mais  que  je  me  ranime  en  songeant 
à  eux  et  à  toi,  que  je  me  repose  dans  cette  amitié  qui 
nous  unit  et  qui  n'a  pas  été  une  fraternité  menson- 
gère. S'il  en  est  temps  encore,  dis  à  ma  petite  m.ère 
d'embrasser  Tlialie  pour  moi,  de  lui  dire,  de  ma  part, 
de  bien  se  recommander  à  Dieu  et  à  la  Sainte  Vierge 
et  de  me  donner  une  dernière  pensée  avant  son  der- 
nier soupir.  Que  je  voudrais  la  revoir  encore!  Que  de 
choses  je  donnerais  pour  avoir  ce  bonheur!....  « 

Lorsque,  dans  les  premiers  jours  du  mois  d'août, 
Pierre  quitta  Grenoble  et  revint  à  Paris,  il  y  trouva 
sa  famifle  en  deuil,  pleurant  la  douce  enfant  qui  fai- 
sait sa  joie  et  que  Dieu  venait  de  rappeler  à  lui.  La 
tristesse  inconsolable  de  sa  mère,  plus  encore  que 
les  exigences  de  ses  éludes  et  de  sa  santé,  lui  im- 
posait le  devoir  de  ne  plus  s'éloigner.  Le  proviseur 
du  collège  Bourbon*,  M.  Douillet,  lui  obtint,  dans 
cet  établissement,  la  chaire  d'histoire  avec  le  titre  de 
professeur  suppléant. 

1 .  Plus  lard  lycée  Donaparle,  puis  lycée  Fonlanes. 


i30  PIERRE  OLIVAINT. 

Ce  fut  sa  dernière  année  d'enseignement  dans 
l'Université.  Le  jeune  historien  remplit  avec  zèle  et 
talent  sa  tâche  modeste,  préoccupé  d'être  utile  et 
non  de  briller.  Nous  n'avons  pas  à  parler  d'un  cours 
élémentaire  fait  à  des  écoliers  par  un  maître  de  vingt- 
quatre  ans.  Aussi  bien  nous  le  retrouverons  plus 
tard,  dans  toute  sa  maturité,  et  nous  dirons  alors 
comment  il  comprenait  sa  difficile  mission  auprès 
de  la  jeunesse,  quelle  méthode  il  suivait,  de  quels 
principes  il  s'inspirait,  dans  le  récit  et  l'appréciation 
des  faits  historiques. 

Au  dehorSj  Pierre  se  partageait  entre  le  soin  de  sa 
mère  et  le  service  de  Dieu  et  des  pauvres.  Dieu  passait 
avant  tout.  Un  jour,  un  de  ses  amis,  désirant  ramener 
à  la  pratique  religieuse  un  jeune  homme  encore  in-, 
décis,  pensa  qu'Olivaint  pouvait  seul  tenter  cette  dé- 
licate démarche.  Il  se  mit  donc  à  sa  recherche,  cou- 
rut du  quartier  latin  au  faubourg  Saint-Antoine  où 
habitait  alors  Mme  Olivaint,  et  trouva  celle-ci  toute 
en  larmes.  Elle  n'avait  pas  revu  son  fils  depuis  le 
matin,  et  l'attendait  avec  une  impatience  inquiète. 
L'ami  déconcerté  revenait  sur  ses  pas,  quand,  à 
quelque  distance,  il  se  trouve  en  face  de  Pierre  qui 
se  hâtait  vers  la  maison  maternelle. 

a  Olivaint,  lui  dit-il  brusquement,  j'avais  besoin  de 
vous  pour  ramener  un  tel  à  Dieu;  il  sera  chez  moi  dans 
une  heure;  mais  à  parler  franchement  j'ai  peu  l'espoir 
de  vous  entraîner  :  votre  mère,  que  je  viens  de  voir, 
est  désolée  et  ne  peut  plus  supporter  votre  absence.  « 
Pierre  s'arrôta  un  instant,  le  front  soucieux.    Puis 


CHAPITRE  VI.  131 

l'Out  à  coup,  relevant  la  tète  :  «  Je  vous  suis,  dit-il, 
Jieu  avant  tout,  notre  mère  après!  » 

C'était  pour  les  pauvres  le  môme  dévouement-  il 
avait  retrouvé  Saint-Médard;  mais  les  travaux  d'une 
seule  Conférence  étaient  pourlui  peu  de  chose,  il  s'in- 
téressait à  toutes  et  assistait  aux  réunions  de  plu- 
sieurs. Il 'aimait  à  y  conduire  ses  amis,  afin  de  don- 
ner avec  eux,  à  des  jeunes  gens  parfois  découragés 
ou  novices  encore,  le  témoignage  fortifiant  de  sa 
sympathie.  «  Les  membres  qui  se  détachent  de  trois 
ou  quatre  sections  environnantes,  disait-il,  pour  for- 
mer le  noyau  d'une  colonie  nouvelle,  n'abandonnent 
pas  toujours  leur  ancienne  Conférence  et  continuent 
d'assister  à  ses  réunions,  lors  môme  qu'ils  ne  pour- 
raient pas  prendre  une  part  active  à  ses  œuvres. 
Cette  fidélité  à  d'anciens  amis  et  ce  rapprochement 
de  confrères  disséminés,  ont  beaucoup  contribué  à  res- 
serrer les  liens  entre  les  Conférences'.  ^>  C'est  ainsi 
qu'il  visitait  souvent  lui-même  la  Conférence  de 
Saint-Merry  qui  avait  débuté  avec  deux  membres, 
mais  en  comptait  soixante  bientôt  après.  Il  prit  part 
aussi  aux  bonnes  œuvres  de  la  Conférence  de  Saint- 
Louis. d'Antin,  dont  l'influence  rayonnait  autour  du 
collège  Bourbon.  Enfin,  ce  fut  lui  qui,  après  son  re- 
tour à  Paris,  en  fonda  une  nouvelle  sur  la  paroisse 
de  Saint-Vincent  de  PauP.  Un  de  ses  meilleurs  amis, 
le  docteur  Capitaine,  en  fut  le  premier  président, 
Olivaint  le  premier  secrétaire. 


1.  Rapport,  p.  16,  17, 

2.  3  novembre  184Q. 


132  PIERRE  OLIVAINT. 

Dans  le  procès -verbal  de  fondation,  Pierre  s'expri- 
mait ainsi  : 

«  Puisse  le  souvenir  de  celui  qui  a  passé,  comme 
le  Sauveur,  en  faisant  le  bien,  rester  présent  à  nos 
cœurs  et  émouvoir  en  nous,  avec  la  piété  et  le  zèle 
du  salut  des  âmes,  les  entrailles  de  la  miséricorde. 
Le  monde,  qui  a  pardonné  à  Vincent  de  Paul  d'être 
un  saint,  nous  permettra,  si  nous  savons  garder  son 
esprit,  de  chercher  à  imiter  ses  exemples.  Prépa- 
rons-nous aux  services  que  nous  devons  rendre 
aux  pauvres  de  Jésus-Christ,  en  commençant  à  nous 
connaître  et  à  nous  aimer,  en  priant  en  commun 
pour  attirer  sur  nos  elïorts  la  bénédiction  de  Dieu..  . 
Allons  au-devant  de  toutes  les  misères  physiques  et 
morales  et  consacrons  à  leur  soulagement,  selon  nos 
facultés  et  nos  ressources,  notre  temps,  nos  au- 
mônes, nos  prières  et  les  paroles  d'édification  que 
la  grâce  nous  inspirera.  C'est  l'âme  de  nos  frères  que 
nous  devons  chercher,  pour  les  rapporter  aux  pieds 
de  Jésus-Christ.  » 

Telle  était  la  disposition  humble  et  courageuse  de  ces 
chrétiens  d'élite.  Un  grand  malheur  vint  tout  à  coup 
les  éprouver.  Le  dévoué  président  de  la  Conférence, 
le  docteur  Capitaine,  mourut  presque  subitement 
d'une  fluxion  de  poitrine.  Cette  perte  fut  douloureuse- 
ment ressentie  par  Olivaint.  «  Il  serait  difficile  d'ex- 
primer, dit-il  dans  son  procès-verbal  du  21  janvier 
/841,  combien  M.  Capitaine  était  déjà  aimé  dans  cette 
Conférence  qu'il  avait  fondée  et  qu'il  animait  de  son 
esprit.  La  pensée  d'une  mort  si  imprévue  et  si  mal- 
heureuse pour  la  Société  tout  entière,  mais  pour  nous 


CHAPITRE  VI.  133 

surtout  qui  ne  faisons  que  de  naître,  nousjelte  dans 
une  profonde  tristesse.  « 

Non  moins  grande  fut  l'affliction  des  familles  que 
le  jeune  médecin  visitait.  L'une  d'elles  fit  spontané- 
ment le  vœu  de  prier  pendant  quarante  jours  pour 
celui  qu'elle  vénérait  comme  son  bienfaiteur. 

Pierre  Olivaint  remplaça  son  ami  dans  la  charge  de 
président;  mais,  dès  le  mois  d'avril  1841,  sur  le  point 
de  quitter  le  collège  Bourbon,  pour  se  rendre  à 
Montmirail,  il  dut  renoncer  à  sa  chère  Conférence. 
Les  adieux  furent  touchants  ;  le  président,  après  avoir 
exprimé  les  regrets  que  cette  séparation  lui  faisait 
éprouver,  engagea  ses  confrères  à  conserver  toujours 
cet  esprit  de  charité  qui  rendait  leurs  rapports  si 
consolants  et  si  doux.  Malgré  son  absence,  il  promit 
«  de  ne  pas  être  étranger  à  ces  réunions  fraternelles 
dont  il  emportait  dans  son  cœur  le  souvenir,  de  prier 
pour  ses  amis  et  pour  leurs  pauvres  de  toutes  les 
forces  de  son  âme,  réclamant  aussi  pour  lui  le  se- 
cours de  leurs  prières.  » 

L'émotion  fut  si  vive,  que  tout  le  monde  resta 
muet  et  l'allocution  de  Pierre  Olivaint  demeura  sans 
réponse.  Mais  cette  involontaire  omission  fut  bien- 
tôt réparée  par  la  lettre  qu'on  va  lire  : 

«  Paris,  15  mai  1841. 
«  Monsieur, 

«  Dans  la  séance  qui  a  suivi  votre  retraite,  la  Con- 
férence a  voulu  consigner  en  son  procès-verbal  tous 
les  regrets  qu'elle  en  éprouvait  et  la  gratitude  qu'elle 


134  PIERRE  OLIVAINT. 

conserverait  longtemps  pour  le  zèle  et  le  talent  avec 
lesquels  vous  avez  dirigé  ses  travaux.  Soit  par  res- 
pect pour  votre  modestie,  soit  par  ce  qu'il  était  trop 
difficile  d'exprimer  ce  que  chacun  de  vos  frères  avait 
dans  le  cœur,  tout  le  monde  s'est  tu  devant  vous 
à  la  nouvelle  de  votre  démission;  mais  chacun, 
rendu  à  sa  liberté,  a  voulu  donner  un  témoignage 
de  ses  sentiments  au  président  qu'il  venait  de  perdre. 
Devenu  votre  successeur  malgré  la  plus  juste  résis- 
tance, je  trouve  un  premier  adoucissement  à  mes 
regrets  dans  la  mission  que  je  remplis  en  ce  mo- 
ment, et  dans  la  satisfaction  que  j'éprouve  à  vous 
adresser  cette  lettre  au  nom  de  la  Conférence.  Elle 
me  charge  de  vous  dire  qu'elle  veut  vous  rester  tou- 
jours unie  de  cœur,  de  même  que  votre  esprit  de  cha- 
rité, vos  exemples  si  édifiants  seront  toujours  pré- 
sents au  milieu  de  nous.  Quant  à  ce  qui  meconcerne, 
si  les  éminentes  et  rares  qualités  de  mes  prédéces- 
seurs ont  dû  effrayer  ma  faiblesse  et  rendre  si  difO- 
cile  mon  adhésion  aux  vœux  de  la  Conférence  trop 
bienveillante  pour  moi,  je  trouve  du  moins  un  guide 
précieux  et  les  plus  sûrs  enseignements  dons  les 
procès-verbaux  que  vous  lui  avez  laissés  et  que  je 
viens  de  lire  avec  bonheur. 

ce  Recevez  donc,  Monsieur,  avec  le  témoignage  de 
gratitude  et  de  regrets  dont  je  suis  l'organe  officiel, 
mes  sentiments  profonds  d'estime  et  de  confra- 
ternité. 

«  Devaureix.  » 

Pierre  Olivaint  répondit  : 


CHAPITRE  VI.  135 


o  Monsieur, 

«  Permettez-moi  de  vous  remercier  de  la  lettre  si 
touchante  que  vous  m'avez  écrite  au  nom  de  la  Con- 
férence. Je  la  garderai  comme  un  dépôt  précieux, 
comme  l'un  des  souvenirs  les  plus  chers  de  ma  vie, 
comme  une  obligation  aussi  de  rester  uni  à  votre 
pieuse  phalange  dans  le  service  de  Dieu.  Veuillez, 
monsieur  le  Président,  vous  rendre  mon  interprète 
auprès  de  nos  bien-aimés  confrères  et  leur  dire  avec 
quel  étonncment  et  quel  bonheur  j'ai  reçu  le  témoi- 
gnage de  leur  amitié  trop  bienveillante.  Je  n'oublierai 
jamais  les  impressions  salutaires  que  j'ai  reçues  au 
milieu  d'eux,  la  confiance  désintéressée  qu'ils  avaient 
mise  en  moi,  malgré  ma  faiblesse,  le  concours  qu'ils 
m'ont  prêté  jusqu'à  la  fin,  et  cette  indulgence  qui  a 
dicté  votre  lettre. 

«  Depuis  que  je  vous  ai  fait  mes  adieux  je  n'ai  pu 
revoir  aucune  des  Conférences  de  Saint-Vincent  de 
Paul;  aussi  je  ressens  dans  mon  cœur  un  besoin  que 
rien  n'apaise  et  je  comprends  mieux  que  jamais,  pen- 
dant l'absence,  combien  nos  petites  réunions  sont 
douces.  Ecce  quam  honum  etquam  jucundum  hahitare 
fratres  in  unwm! 

«  Laissez-nnioi  la  consolation  d'espérer  que  quelque 
fois,  le  soir,  avant  de  vous  séparer,  vous  ne  prierez 
pas  seulement  pour  les  frères  morts,  mais  que  vous 
offrirez  aussi  à  Dieu  une  de  vos  pensées  pour  les 
frères  absents,  bien  tièdes  peut-être  et  bien  lâches, 

13 


1S6  PIERRE  OLIVAINT. 

parce  qu'ils  ne  peuvent  plus  puiser  au  milieu  de 
vous  le  zèle  et  le  courage. 

«  Votre  très -humble  et  très- obéissant  confrère 
en  Jésus-Christ  et  en  saint  Vincent  de  Paul. 

«  Olivaint.  » 

«  17  mai  1841.  >■ 


Cette  correspondance  heureusement  sauvée  de 
l'oubli  nous  fait  entrer  plus  avant  dans  l'intimité  des 
relations  affectueuses  que  les  membres  des  Conféren- 
ces de  Saint-Vincent-de-Paul  entretenaient  avec  Pierre 
Olivaint. 

M.  l'abbé  Lantier,  aujourd'hui  supérieur  général 
de  l'Institut  des  Frères  de  Saint  Vincent-de-Paul,  nous 
fait  aussi  l'éloge  du  zèle  intelligent  et  dévoué  de  son 
ami,  «  Rien  n'était  plus  intéressant,  dit-il,  plus  édi- 
fiant que  les  procès-verbaux  de  M.  Olivaint.  Mon  bon 
vieux  père  venait  à  la  Conférence  en  grande  partie 
pour  les  entendre.  Ce  n'était  pas  la  moindre  cause  du 
succès  de  cette  fondation.  Avantet  après  chaque  réu- 
nion on  échangeait  quelques  mots.  C'était  de  la  part 
de  M.  Olivaint,  l'accueille  plus  fraternel,  le  plus  cor- 
dial qu'on  pût  désirer.  Uni  à  quelques  amis,  il  avait 
entrepris  de  combattre  le  respect  humain  parmi  les 
hommes;  et  pour  cela,  ils  allaient  ensemble  com- 
munier dans  une  paroisse  désignée  d'avance,  à  une 
messe  où  le  concours  des  fidèles  devait  être  le  plus 
considérable.  Il  me  demanda  un  jour  pour  le  pieux 
combat,  et  je  lui  répondis  que  je  n'étais  pas  prêt 
comme  cela  à  communier  :  «  Mais,  mon  cher  ami, 


CHAPITRE  VI.  137 

répliqua-t-il,  avec  l'aimable  vivacité  qui  lui  était 
habituelle,  un  chrétien  doit  toujours  êtreprêt  à  mou- 
rir et  à  communier.  » 

Le  R.  P.  du  Fongcrais  rend  le  même  témoignage, 
ft  J'ai  eu  le  bonheur  de  connaître  le  P.  Pierre  Olivaint 
en  1841,  écrit-il,  d'abord  comme  membre,  et  plus 
tard  comme  président  de  la  Conférence  de  Saint- 
Vincent-de-Paul.  Il  y  entretenait,  sans  efîort  et  par 
sa  seule  présence,  la  piété,  la  vie,  l'entrain  et  la 
gaieté.  Il  possédait  l'art  de  communiquer,  dans  une 
mesure  convenable  à  chacun,  le  zèle  dont  il  était  lui- 
même  dévoré.  Il  encourageait  les  timides,  fortiflait 
les  faibles,  ranimait  les  indifférents,  et  nous  électri- 
sait  tous. 

«  Il  avait  eu,  dès  le  commencement  de  ce  que  je 
ne  craindrai  pas  d'appeler  son  apostolat,  la  pensée 
d'éveiller  la  foi  dans  certaines  paroisses  de  Paris 
où  elle  paraissait,  sinon  éteinte,  du  moins  endormie, 
et,  pour  cela,  il  allait  avec  quelques  amis,  le  di- 
manche à  la  messe  de  huit  heures,  pour  y  faire  la 
sainte  communion.  En  voyant  ces  jeunes  gens  s'ap- 
procher pieusement  et  modestement  de  la  Sainte 
Table,  les  paroissiens  toujours  assez  nombreux  à 
cette  messe  matinale,  s'étonnaient  d'abord,  puis, 
faisant  un  retour  sur  eux-mêmes,  se  promettaient 
de  profiter  d'un  si  bon  exemple.  » 

Durant  la  belle  saison,  on  s'aventurait  dans  les 
faubourgs  les  plus  éloignés  et  jusque  dans  la  ban- 
lieue, afin  de  rappeler  la  pratique  religieuse  à  ceux 
qui  trop  souvent  vivent  dans  une  sorte  de  paga- 
nisme. 


i38  PIERRE  OLIVAINT. 

Ainsi,  pour  ces  généreux  chrétiens,  la  sainte  com- 
munion n'était  pas  seulement  la  source  inépuisable 
de  la  sanctification  personnelle  et  des  consolations 
les  plus  pures;  elle  devenait  un  moyen  apostolique 
d'étendre  le  règne  de  Jésus-Christ  et  de  lui  conqué- 
rir des  âmes. 

Pierre  Olivaint,  qui  devait  consacrer  aux  enfants 
la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  aimait  de  préférence 
r(Euvre  du  Patronage  des  jeunes  apprentis,  et  n'en 
parlait  qu'avec  enthousiasme.  «  L'enfance  !  disait-il*, 
quoi  de  plus  digne  d'attirer  notre  attention?  Notre 
divin  Maître  la  faisait  venir  à  Lui,  et  une  des  gloires 
de  notre  saint  patron  est  de  lui  avoir  ouvert  un  asile. 
C'est  sur  l'enfance  que  reposent  toutes  les  espé- 
rances de  l'avenir.  Quand  nous  sommes  décourages 
de  nos  vains  efforts  pour  ramener  à  la  foi  des  mal- 
heureux, abrutis  par  l'ignorance  et  la  corruption, 
quoi  de  plus  naturel  que  de  reporter  nos  soins 
sur  leurs  pauvres  enfants?  Chez  eux  il  n'y  a  aucune 
prévention  à  vaincre,  aucun  vice  à  déraciner;  il  s'a- 
git seulement  de  leur  donner  un  appui,  de  leur  offrir 
un  abri  contre  les  premières  tempêtes,  de  favoriser 
le  développement  des  sentiments  généreux,  naturels 
à  leur  âge.  Cette  tâche  est  douce,  et  les  fruits  qu'elle 
procure,  des  plus  abondants;  il  est  bien  plus  facile  de 
maintenir  dans  le  bien  des  cœurs  droits  et  purs,  que 
de  conduire  à  la  pratique  des  vertus  chrétiennes  des 
gens  depuis  longtemps  endurcis  dans  l'oubli  de  Dieu. 
Souvent  même  il  advient  que  les  paroles  dites  pour 

1.  lla'pporty  p.  84 


CHAPITRE  VI.  139 

les  enfants  profilent  aux  parents.  Ces  derniers  accep- 
tent plus  volontiers  un  conseil  ou  un  enseignement 
qui  ne  leur  arrive  pas  directement,  et  si  leur  cœur 
a  besoin  d'être  touché,  il  l'est  davantage  encore  des 
soins  donnés  à  leurs  enfants  que  de  ceux  dont  ils 
pourraient  être  l'objet.  » 

Pierre  fut  aussi  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  Tun  des 
plus  ardents  propagateurs  de  la  Société  de  Saint-Fran- 
çois-Xavier. Cette  œuvre  admirable,  qui  établit  entre 
les  ouvriers  chrétiens  des  relations  de  fraternelle  as- 
sistance, semblait  alors  plus  redoutable  à  certains 
hommes  d'État  que  la  franc-maçonnerie  et  le  carbo- 
narisme. De  là  des  paniques  ridicules  dont  la  coui* 
elle-même  était  le  théâtre.  A  ce  sujet,  le  P.  de  Ponle- 
voy  a  raconté  dans  la  Vie  du  P.  de  Ravignan,  une 
scène  amusante*.  «  Le  premier  mai  1843,  jour  de 
la  fête  du  roi,  devant  les  princes  et  plusieurs  mi- 
nistres, réunis  dans  un  salon  des  Tuileries,  un  im- 
portant personnage  révélait  une  nouvelle  et  horrible 
Irame  :  les  souterrains  de  Saint-Sulpice  étaient  un 
dépôt  d'armes,  les  jésuites  y  tenaient  un  club,  et  la 
veille  encore  le  P.  de  Ravignan  s'y  était  concerté 
avec  ses  affidés.  »  Heureusement  un  témoin  plus  fi- 
dèle se  trouvait  là  :  ^c  J'étais  hier  à  cette  réunion, 
dit  une  dame  de  la  cour;  nous  avions  une  loterie 
pour  les  pauvres  de  la  Sainte-Famille.  »  Elle  ajouta 
avec  une  naïveté  malicieuse  :  «  11  y  avait  deux  ou 
trois  cents  ménages  bien  heureux  de  gagner  une  ca- 


1.  T.  [.  p.  262. 


140  PIERRE  OLÎVAINT. 

fetière  ou  une  marmite.  «  A  ce  trait  il  fallut  bien  rire 
de  ce  prétendu  complot. 

C'est  à  une  solennité  seml^lablc  que  Pierre  Olivaint 
conviait  Tun  de  ses  amis  par  une  lettre  datée  de  cette 
année  1843. 

ce  Cher  ami,  je  t'invite  à  une  fête  chrétienne.  Nous 
avons  ce  soir,  dans  la  chapelle  basse  de  Saint-Sul- 
pice,  rue  du  Petit-Bourbon,  une  assemblée  de  nos 
bons  ouvriers.  Nous  en  compterons  bien  quatre  ou 
cinq  cents;  plusieurs  évoques  seront  là  pour  les  en- 
courager par  leur  présence.  Je  crois  que  ce  spectacle 
te  fera  plaisir.  Si  je  ne  considérais  que  moi,  je  n'ose- 
rais pas  t'inviter,  car  je  dois  faire  une  lecture  ;  mais 
quand  on  veut  faire  plaisir  à  un  ami,  il  faut  savoir 
mettre  de  côté  toute  fausse  modestie,  toute  timidité, 
tout  mesquin  amour-propre.  Viens  donc,  si  cela  t'est 

possible. 

«  Tout  à  toi  d'amitié  in  Cliristo.  » 

e  Je  reçois  à  l'instant  ton  petit  billet  qui  me  rend 
heureux.  Oui,  tu  as  raison,  je  suis  sur  la  montagne. 
Tout  à  l'heure,  dans  l'Évangile  de  ce  jour,  je  lisais 
les  paroles  de  Saint-Pierre  à  Jésus  sur  la  montagne 
du  Thabor  :  Bonum  est  hic  esse.  Seigneur,  faisons  là 
une  tente  pour  celui  qui  vous  invoque  et  qui  vous 
offre  son  cœur!  Tu  sais,  mon  cher  ami,  comme  on 
juge  facilement  les  choses  quand  on  les  voit  du  haut 
d'une  montagne,  comme  la  vue  s'étend  loin,  comme 
elle  saisit  bien  l'ensemble!  C'est  sur  la  montagne 
qu'il  faut  être  pour  admirer  la  nature  et  comprendre 
ses  beautés. 


CHAPITRE  VI.  \k\ 

«  ïî  en  est  ainsi  du  monde  moral,  du  monde  des 
idées,  du  monde  des  intelligences  :  il  faut  monter 
pour  aller  au  ciel.  Bonum  est  hic  esse\  Viens  donc  et 
sois  des  nôtres  ;  nous  ne  sommes  pas  perdus  dans  les 
espaces  imaginaires;  placés  sur  la  montagne,  nous 
contemplons  déplus  près  le  soleil  deréternellevérité, 
et  nous  sommes  tout  pénétrés  de  sa  douce  chaleur» 

«  Encore  une  fois  à  toi  de  tout  cœur.  » 

Le  Thabor  où  se  plaisait  Pierre  Olivaint  n'était  pas, 
on  le  voit,  la  contemplation  stérile  et  l'amour  sans 
effet.  Des  hauteurs  où  s'élève  la  foi,  il  descendait 
sans  cesse,  par  la  charité,  vers  toutes  les  misères. 
L'une  des  plus  douloureuses  est  la  maladie,  qui  con- 
damne le  pauvre  à  l'hôpital.  Pierre,  au  chevet  des 
mourants,  fut  vraiment  l'ange  de  la  divine  miséri- 
corde. Un  jour,  par  exemple,  allant  d'un  lit  à  un 
autre,  il  détermina  cinquante  malades  à  se  confesser 
et  à  remplir  le  devoir  pascal. 

Une  fois  au  moins  par  semaine  il  se  rendait  à  l'hô- 
pital. «  Souvent,  raconte  encore  le  P.  du  Fougerais, 
j'ai  eu  la  faveur  de  l'y  accompagner.  Dans  ces  occa- 
sions, Olivaint  était  admirable  de  piété,  d'esprit  et  de 
charité.  Que  dirai-je  de  sa  patience?  A  quelles  épreu- 
ves je  l'ai  vue  soumise!  Et  pourtant  elle  ne  sedémen- 
tait  jamais.  Je  me  rappelle  surtout  une  circonstance, 
où  elle  atteignit  un  degré  vraiment  héroïque.  S'é- 
tant  approché  du  lit  d'un  jeune  mécanicien,  très-mal 
disposé,  mais  spirituel  et  railleur,  il  resta  près  d'un 
quart  d'heure,  sous  le  feu  roulant  de  ses  insolentes 


142  PIERRE  OLIVAINT. 

questions,  de  ses  quolibets,  de  cette  verve  moqueuse 
qu'on  appelle  ïesprit  parisien,  sans  donner  le  moin- 
dre signe  de  mécontentement  ou  d'impatience,  sans  se 
permettre  une  seule  de  ces  reparties  triomphantes 
dont  il  avait  si  bien  le  secret.  A  ce  mordant  persi- 
flage il  n'opposa  qu'une  parole  afîectueuse,  un  visage 
calme  et  un  aimable  sourire.  Mon  sang  bouillonnait 
dans  mes  veines,  on  eût  dit  le  sien  glacé.  Lorsque 
plus  tard  je  lui  témoignai  mon  ctonncment,  et  quel- 
que peu  mon  admiration,  il  se  contenta  de  me  ré- 
pondre :  «  Notre  Seigneur  en  a  bien  souffert  d'au- 
tres I  9 


CHAPITRE  VII 


Zèle  persévérant  de  Pierre  Olivaint  pour  la  coaversioa 
d'un  ami. 


Pierre  avait  un  ami,  chéri  comme  un  frère,  celui- 
là  même  qui,  durant  son  absence,  avait  consolé  sa 
mère  et  recueilli  les  dernières  paroles  de  sa  jeune 
sœur.  D'éminentes  qualités  faisaient  présager  déjà 
la  haute  position  qu'il  s'esl  faite  depuis  au  bar- 
reau et  dans  les  assemblées  parlementaires.  Xavier 
était  un  de  ses  prénoms  :  Olivaint  se  plaisait  à  l'ap- 
peler ainsi ,  et  nous  suivrons  son  exemple. 

La  conformité  de  sentiments  entre  les  deux  jeunes 
gens  était  parfaite,  sauf  en  ce  qui  touchait  à  la  re- 
ligion. La  généreuse  conversion  de  Pierre  et  sa  vie 
nouvelle  avaier-t  d'abord  jeté  Xavier  dans  une  pénible 
surprise;  il  lui  semblait  que  Dieu  lui  dérobât  son 
meilleur  ami;  il  se  demandait  ce  qu'allait  devenir 
leur  mutuelle  affection  ;  enfin,  plein  d'inquiétude, 
n'osant  exprimer  de  vive  voix  le  doute  qui  le  tour- 
ipentait,  il  écrivit  à  Olivaint  les  lignes  suivantes  : 


U4  PIERRE  OLIVAINT. 

«  Mon  ami,  l'ardeur  de  ta  foi,  ton  austérité  ext/éme 
nous  font  redouter,  à  ta  mère  et  à  moi,  des  consé- 
quences qui  nous  affligent...  Demande-toi  bien,  je 
t'en  prie,  si  la  résistance  que  tu  rencontrerais  dans 
mon  amitié  raisonneuse  ne  te  conduira  pas  à  te  sé- 
parer du  contact  des  non-croyants,  quels  qu'ils  soient. 
Loin  d'être  hostile  à  la  religion,  je  suis  disposé  à  faire 
tous  mes  efforts,  tu  lésais,  pour  croire  à  ses  dogmes; 
tu  sais  aussi  qu'une  fois  arrivé  là,  j'aurais  assez  de 
logique  dans  l'esprit,  pour  ne  pas  me  contenter  d'une 
théorie  vaine  et  par  cela  même  coupable.  Mais,  si  cet 
heureux  résultat  que  je  désire  n'arrivait  pas,  alors 
que  feras-tu?...  Voilà,  mon  ami,  la  question  que  je 
t'adresse  en  tremblant.  C'est  sur  l'avenir  que  j'ai  be- 
soin d'être  rassuré,  car  une  amitié  dont  on  prévoit  le 
terme  est  déjà  bien  compromise. 

«  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  et  cela  est  possible  ; 
car  tu  vis  dans  une  sphère  où  je  n'ai  pas  le  bonheur 
d'être  ;  mais  il  me  semble  que  ce  serait  agir  avec  une 
charité  évangélique  que  de  te  rapprocher  de  plus  en 
plus  des  amis  que  tu  vois  s'écarter,  de  les  ramener 
par  tes  conseils,  plutôt  que  de  les  abandonner  à  eux- 
mêmes.  L'homme  égoïste  qui  voit  faire  le  mal,  laisse 
le  méchant  préparer  et  consommer  sa  ruine  :  ce  ne 
sont  pas  ses  affaires.  L'homme  dévoué,  au  contraire, 
lui  prodigue  ses  secours,  le  retient  au  bord  du  préci- 
pice, et  ne  le  délaisse  pas,  tant  qu'il  reste  une  lueur 
d'espoir.  Le  chrétien  serait-il  moins  généreux  que  cet 
homme?  » 

Pierre  OUvaint  fut  vivement  ému.  La  piété,  chez 
lui,  avait  transformé  l'amitié  sans  la  détruire;  pour 


CHAPITRE   VIL  145 

aimer  Dieu  par-dessus  tout,  il  n'en  aimait  que  mieux 
ses  frères.  Il  répondit  : 

«  Tu  as  cru  un  instant  que  la  religion  m'éloignait 
de  toi.  Tu  n'as  plus  cette  pensée,  n'est-ce  pas?  La  re- 
ligion ordonne  l'amour  ;  mon  amitié  pour  loi  n'a  fait 
que  s'accroître  depuis  que  je  suis  entré  dans  la  foi' 
et  plus  j'aime  Dieu,  plus  je  t'aime.  C'est  à  cause  de 
cela  que  je  serais  prêt,  avec  le  secours  de  la  grâce,  à 
donner  ma  vie  pour  sauver  ton  corps,  à  donner  vingt 
fois  ma  vie  pour  sauver  ton  âme.  Vois,  cher  ami,  ce 
que  c'est  que  la  religion  catholique!  L'amitié  perd, 
en  quelque  sorte,  son  privilège:  ce  que  je  serais  prêt, 
ce  me  semble,  à  faire  pour  toi,  Jésus-Christ  nous  or- 
donne d'être  prêts  à  le  faire  à  chaque  instant  pour 
chacun  de  nos  frères,  pour  nos  ennemis,  comme  pour 
nos  amis.  » 

Et  dans  une  autre  lettre  : 

«  Quand  tu  seras  revenu  à  Dieu,  mon  bon  ami, 
nous  nous  trouverons  unis,  non  pas  seulement  par  le 
charme  de  cette  amitié  humaine  qui  nous  lie  depuis 
dix  ans,  non  pas  seulement  par  la  convenance  de  nos 
esprits  et  le  choix  de  nos  cœurs,  mais  par  la  môme 
espérance,  le  même  dévouement  au  service  de  Dieu  ; 
nous  n'aurons  plus  véritablement  qu'une  seule  âme, 
nous  ne  serons  qu'un  en  Jésus-Christ,  et  dans  l'éter- 
nité nous  resterons  unis  encore.  » 

«  ....Je  t'aime  bien,  mon  cher  ami,  notre  vieille 
amitié  m'est  toujours  bien  précieuse  et  bien  chère. 
Si  nos  esprits  ne  s'accordent  pas  encore  en  tout,  nos 
cœurs  ne  s'en  confondent  pas  moins  dans  l'amour 
du  Bien,  de  la  Vérité,  de  la  Vertu,  c'est-à-dire  dans 


146  PIERRE  OLIVAINT. 

l'amour  de  Dieu  qui  passe  pour  nous,  n'est-ce  pas, 
avant  toute  chose.  Oh!  tu  avanceras,  j'en  suis  sûr; 
je  l'ai  encore  demandé  à  Dieu  pour  toi  ce  matin,  en 
recevant  le  Corps  et  le  Sang  deNotre-Seigneur.  » 

Quelque  temps  après,  Pierre  se  croyait  en  droit  d'é- 
crire à  son  cher  Xavier  : 

«  Depuis  le  collège,  tu  as  pu  trouver  de  nouveaux 
amis;  mais,  j'ose  le  dire,  aucun  d'eux  ne  t'est  plus 
dévoué  que  moi,  qui  m'étais  mis  avant  eux  dans  ton 
cœur....  Dans  cette  lettre  que  j'ai  précieusement  con- 
servée, tu  me  demandais  si  mes  convictions  nou- 
velles changeraient  quelque  chose  à  nos  rapports. 
J'espère,  mon  ami,  que  le  temps  t'a  apporté  la  ré- 
ponse que  tu  désirais;  tu  as  vu  que  la  foi  ne  rompt 
pas  les  amitiés,  quand,  comme  la  nôtre,  elles  ont 
eu  dès  le  commencement  des  sentiments  purs  et  no- 
bles pour  base.  Mais  tu  allais  plus  loin  dans  ta  lettre, 
mon  cher  Xavier,  et  tu  me  priais  en  quelque  sorte 
de  faire  tous  mes  efforts  pour  gagner  mes  amis  aux 
principes  que  je  venais  d'embrasser,  plutôt  que  de 
m'éloigner  d'eux,  parce  que  nous  n'avions  plus  les 
mêmes  idées  en  toute  chose. 

«  Tu  me  rendras  cette  justice,  que  opportune,  im- 
portune, j'ai  tâché  de  suivre  sur  ce  pohit  l'impulsion 
que  tu  donnais  toi-même  à  mon  zèle.  Je  ne  suis  pas 
lassé  de  ce  rôle,  et  je  ne  m'en  lasserai  jamais;  et 
quand  mes  amis  me  repousseraient,  je  reviendrais  tou- 
jours à  la  charge;  ils  auront,  en  vérité,  bien  de  la  peine 
à  se  débarrasser  de  moi.  C'est  que  je  pense  que 
Dieu  n'a  pas  formé  en  vain  les  liens  qui  nous  unis 
sent;  et  s'il  devait  arriver  que  ta  ré&istance  fût^jien 


CHAPITRE  VIÏ.  147 

longue,  au  lieu  de  l'en  accuser,  je  demanderais  à  en 
porter  pour  toi  la  peine.  « 

A  ces  témoignages  d'un  dévouement  si  tendre,  Xa- 
vier répondit  par  un  cri  de  confiance  et  de  fraternel 
abandon  :  «  Convertis-moi,  je  t'en  supplie  ;  je  t'aime 
et  je  sens  que  c'est  par  ta  bouche  seule  que  la  vérité 
peut  me  venir.  » 

Et  Pierre,  tout  joyeux  :  «  Ainsi,  écrivait-il,  mon 
bien  cher  ami,  mon  bon  frère,  tu  comprends  notre 
amitié  comme  je  la  comprends  moi-môme.  Dieu  n'a 
permis  que  nous  nous  rencontrions  dans  la  vie  que 
pour  que  nous  allions  vers  Lui  en  nous  tenant  en- 
semble. Nous  nous  étions  éloignés  de  Lui,  l'un  et 
l'autre  ;  par  une  grâce  que  je  ne  méritais  pas,  je  suh 
revenu  le  premier  ;  il  faut  maintenant  que  je  t'attire  ; 
tu  m'imposes  toi-même  le  devoir  de  l'aider  à  fran- 
chir le  seuil  :  tu  fais  toi-même  peser  sur  moi  la  res- 
ponsabilité de  ton  avenir.  Ton  cœur  va  au-devant  de 
la  foi  ;  laisse-moi  te  répondre  avec  le  cœur.  C'est 
l'ami  que  tu  as  appelé  :  entre  amis  tout  va  du  cœur 
au  cœur,  et  quand  la  raison  apporte  ses  preuves, 
c'est  par  le  cœur  qu'elle  doit  les  faire  passer.  ^^ 

Ce  que  Pierre  veut  expliquer  avant  tout,  c'est  le 
motif  de  cette  confiance  absolue  que  Xavier  met  en 
lui  :  «  Ce  n'est  pas  à  fami  seulement  que  tu  demandes 
une  réponse,  c'est  à  l'ami  chrétien.  Si  j'étais  saint- 
simonicn,  panthéiste,  dévoué  à  une  opinion  humaine 
quelconque,  tu  ne  m'aurais  assurément  pas  dit  : 
«  Cestpar  ta  bouche  seule  que  la  vérilépeut  me  venir.  » 
Pourquoi  donc  est-ce  à  l'ami  chrétien  que  tu  t'adres- 
ses ?  Dieu  a  parlé,  tu  le  sens,  et  c'est  pour  cela  que  lu 


148  PIERRE  OLIVAINT 

as  donné  le  témoignage  le  plus  louchant  de  ta  con- 
fiance à  l'un  de  ceux  qui  vivent  dans  la  foi  à  sa  di- 
vine parole. 

«  Mais  encore,  pourquoi  est-ce  à  l'ami  chrétien  que 
tu  t'adresses?  Ton  âme  généreuse,  je  dirais  naiu- 
rellement  chrétienne,  a  depuis  longtemps  choisi  la 
bonne  part;  depuis  longtemps  tu  t'es  promis  dans 
ton  cœur  de  te  consacrer  à  la  pratique  du  bien  et  à  la 
vertu;  et  quand  tu  as  regardé  autour  de  toi  quels 
seraient  tes  compagnons  dans  cette  route  difficile,  tu 
as  vu  les  catholiques  fervents  et  sincères  au  premier 
rang;  tu  as  reconnu,  n'est-ce  pas?  que  les  plus  grands 
dévouements,  les  mœurs  les  plus  douces  et  les  plus 
pures,  la  charité  la  plus  vive,  se  trouvaient  dans  ceux 
qui  ont  franchement  accepté  le  joug  béni  du  Sei- 
gneur. 

«  Et  puis  tu  as  cherché  des  heureux  en  ce  pauvre 
monde,  et  cette  fois  encore  l'Église  t'a  montré  ses 
enfants,  ceux  du  moins  qui  aiment  Dieu  de  toutes 
leurs  forces,  qui  ne  savent  que  le  servir  et  dont  le 
visage  respire  constamment  cette  paix  inconnue  au 
monde,  cette  joie  pure  qui  ne  peut  appartenir  qu'à  la 
vérité  et  à  la  vertu.  » 

Comme  l'ange  gardien,  Olivaint  ne  cessa  plus  de 
veiller,  avec  une  sollicitude  fraternelle,  sur  fâme 
qu'il  voulait  sauver.  Se  décourageait -elle,  il  était 
là  pour  lui  prêter  son  appui.  Un  jour,  Xavier,  lui 
laissant  entrevoir  le  trouble  qui  l'agitait,  avait  brus- 
quement interrompu  sa  confidence,  et  terminé  sa 
lettre  par  ces  mots  :  «  Laissons  tout  cela....  »  «  Non, 
non,  réplique  Olivaint;  non,  mon  cher  philosophe; 


CHAPITRE  VII.  149 

il  y  a  devant  ta  conscience  une  question  posée  ;  c'est 
en  vain  que  les  affaires  feront  tumulte  autour  de 
loi  ;  lu  n'auras  de  repos,  tu  ne  connaîtras  la  paix 
que  quand  tu  te  seras  sérieusement  mis  à  l'œuvre 
pour  la  résoudre. 

«  Laissons  tout  cela^  dis-tu  à  propos  de  ce  qui  se 
passe  dans  ton  ame.  Non,  cher  ami,  ne  laissons  pas 
tout  cela,  ni  dans  nos  lettres,  ni  dans  nos  conversa- 
tions, ni  dans  nos  méditations,  ni  dans  nos  prières 
Tu  n'es  pas  de  ceux  qui  parviennent  à  s'étourdir. 
Ton  âme  veut  la  vérité,  elle  veut  Dieu  :  Vult  et  non 
vult  !  Quand  donc  le  voudra-t-elle  vraiment?  Quand 
donc  ne  voudra-t-elle  plus  autre  chose?  Quand  donc 
sera-t-elle  logique  dans  son  désillusionnement  ?  En 
poursuivant  les  pauvres  avantages  que  le  monde 
peut  offrir,  feras-tu  longtemps  comme  un  chasseur 
dégoûté  de  la  chasse,  et  qui  s'obstine  h  chasser  en- 
core? w 

Cependant,  Pierre  se  gardait  bien  de  compromettre, 
par  un  zèle  intempestif,  l'œuvre  de  Dieu  si  heureuse- 
ment commencée.  Il  savait  attendre,  et  quand  Xavier 
surpris  lui  demandait  la  raison  de  cette  circonspec- 
tion inattendue,  le  jeune  apôtre  répondait  : 

«  Dieu  m'en  est  témoin,  mon  bon  frère,  je  désirais 
vivement  ces  causeries  intimes  dont  tu  éprouves  le 
besoin  et  dans  lesquelles  j'aurais  voulu  recevoir  le 
fardeau  de  tes  inquiétudes  intérieures,  pour  t'offrir 
en  échange  ce  qui  me  rend  bientôt  la  joie  quand  je 
suis  triste  et  la  paix  quand  l'âme  est  troublée;  mais 
je  craignais  de  te  presser  trop,  de  te  chanter  une  an- 
tienne importune^  et  j'attendais  de  Dien  les  occasions 


150  PIERRE  OLIVAINT. 

favorables.  Les  âmes  même  les  plus  franches,  ne  sont 
pas  toujours  prêtes  à  recevoir  les  communications  de 
la  foi.  » 

Pierre  Olivaint  comprenait  à  merveille  que  tout  son 
zèle  serait  impuissant  à  convertir  cette  seule  âme,  si 
Dieu  n'intervenait  par  sa  grâce.  C'est  ce  qu'il  s'effor- 
çait de  bien  faire  entendre  à  son  ami  :  «  Une  conver- 
sion, cher  ami,  c'est  l'entrée  de  Dieu  dans  une  âme; 
c'est  le  soleil  qui  fait  sentir  sa  présence.  Les  hommes 
ne  convertissent  pas,  les  livres  ne  convertissent  pas; 
ils  peuvent  préparer  une  conversion  ;  ce  sont  les 
moyens  dont  Dieu  se  sert  quelquefois  pour  renverser 
les  murailles  qui  s'opposent  à  son  passage;  mais 
c'est  Lui  seul  qui  prend  véritablement  la  place  ;  elle 
ne  se  rend  que  quand  il  se  montre;  il  n'appartient 
qu'à  Lui  d'y  entrer  en  vainqueur.  » 

La  prière  était,  par  conséquent,  le  plus  efficace 
moyen  de  gagner  à  la  foi  catholique  l'ami  travaillé 
par  le  doute.  Pierre  ne  cessait  d'intercéder  en  sa  fa- 
veur, et  de  faire  pour  lui  violence  au  cœur  de  Dieu. 

«  J'ai  prié  pour  toi,  mon  cher  ami,  j'ai  fait  prier 
pour  toi  :  Ignoti  etiam  orant*.  Hier,  j'ai  communié 
pour  toi,  j'ai  offert  pour  toi  le  Corps  et  le  Sang  de 
Notre -Seigneur,  et  quand  j'ai  fait  la  visite  à  mes 
malades  et  à  mes  mourants,  je  t'ai  associé  dans  mon 
cœur  â  cette  œuvre,  de  sorte  qu'elle  pût  être  comp- 
tée comme  tienne  et  attirer  sur  toi  des  bénédictions. 
Nous  avons  ainsi,  à  ton  insu,  consolé  des  âmes  affli- 
gées, relevé  plusieurs  courages,  déterminé  quelques 

1.  Il  n^est  pas  jusqn^aux  inconnus  qui  ne  prient. 


CHAPITRE  VII.  151 

Heux  pécheurs  à  se  réconcilier  avec  Dieu,  et  Dieu 

aiônie  était  là  qui  nous  aidait.  » 
....  «  Oui,  j'ai  prié  avec  ardeur;  j'ai  prié  pour  que 

/e  rayon  de  la  grâce  divine  qui  a  un  jour  illuminé 
mon  entendement,  descende  aussi  sur  toi;  j'ai  prié 
pour  que  Dieu  soutienne  les  bons  désirs  de  ton 
cœur  et  qu'il  te  soit  donné  de  répondre  à  sa  douce 
inlluence,  et  en  l'écrivant,  je  prie  encore;  je  prie 
Dieu  pour  toi,  et  je  dirais  presque  que  je  te  prie 
pour  Dieu;  car  Dieu  ne  peut  s'emparer  du  cœur  de 
l'homme,  sans  que  l'homme  y  consente.  Au  fiât  du 
Verbe  éternel,  les  mondes  dociles  ont  jailli  du  néant; 
mais  l'homme  peut  résister  à  la  parole  créatrice  : 
en  faisant  l'homme  libre.  Dieu  l'a  fait  fort  contre 
Dieu  môme.  ^^ 

Peu  à  peu,  Pierre  Olivaint  s'enhardit  jusqu'à  de- 
mander à  Xavier  de  prier  lui-mcme  et  de  le  payer 
ainsi  de  retour.  Il  était  alors  à  Grenoble  et  l'absence, 
loin  d'attiédir  son  zèle,  semblait  en  aviver  l'ardeur. 
«  N'es-tu  pas  heureux  de  penser,  écrivait-il,  qu'il 
y  a,  à  cent  cinquante  lieues  de  toi,  un  frère  chrétien 
qui  supplie  Dieu  de  répandre  sur  toi  l'abondance  de 
ses  grâces  et  surtout  de  te  faire  rentrer  dans  le  giron 
de  notre  Sainte  Mère  l'Église?...  J'ai  une  belle  tête 
de  Christ  dans  ma  chambre.  J'aime  à  jeter  les  yeux 
sur  elle  avant  de  m'endormir,  et  souvent  je  la  regarde 
en  pensant  à  toi  et  à  tous  les  êtres  chéris,  à  tous 
les  amis  dévoués  que  je  reverrai  avec  tant  de  bon- 
heur. Prie  aussi  pour  moi,  cher  ami,  ta  conversion 
est  à  moitié  faite.  Tu  comprendras  que  je  réclame  le 
secours  de  tes  prières  et  tu  ne  peux  me  les  refuser. 

14 


Ï52  PIERRE  OLIVAINT. 

Soyons  unis  malgré  la  distance  par  cette  communion 
spirituelle  de  pieuses  pensées,  par  cet  élan  de  nos 
âmes  vers  le  Ciel  où  elles  vont  se  rencontrer  et  se 
confondre.  » 

Mais  Xavier,  s'exagérant  la  difficulté  d'élever,  en 
priant,  son  cœur  àDieu,  trouvait  une  excuse  spécieuse 
dans  les  studieuses  préoccupations  qui  l'absorbaient. 
A  quoi  son  ami  se  hâtait  de  répondre  : 

«  Un  demi-quart  d'heure  seulement  ravi  au  trouble 
des  afTaires  pourrait  te  valoir  devant  Dieu  de  longues 
heures.  Je  t'en  conjure,  laisse  Dieu  faire  en  toi  ce  que 
tu  semblés  attendre  de  moi  et  ce  que  l'homme  ne  peut 
faire.  Ne  sois  pas  de  ceux  qui  n'ont  que  de  stériles 
désirs,  qui  conçoivent  et  qui  n'enfantent  jamais.  Ne 
te  contente  pas  d'une  volonté  vague  et  languissante 
pour  le  bien,  pour  la  vertu,  pour  Dieu,  pour  le  bon- 
heur éternel.  Prie  beaucoup  :  la  prière  est  si  touchante 
et  si  douce  !  Que  la  pensée  de  Dieu  soit  toujours  pré- 
sente à  ton  cœur  ;  mets  une  âme  dans  toutes  tes  ac- 
tions; que  toutes  tes  actions  soient  en  quelque  sorte 
des  prières.  » 

Xavier,  docile  à  ce  conseil,  s'agenouillait-il  un  in- 
stant, son  esprit  se  révoltait  bientôt.  Il  se  relevait 
découragé,  incertain,  se  disant  qu'avant  tout  il  de- 
vait étudier  à  fond  la  religion  catholique,  soumettre 
tous  les  dogmes,  tous  les  préceptes  de  l'Évangile, 
tous  les  faits  de  l'histoire  sacrée,  à  l'examen  scienti- 
fique de  sa  raison.  L'illusion  était  dangereuse  :  à  cet 
ingrat  labeur  la  plus  longue  vie  ne  suffirait  pas. 
Pierre,  avec  beaucoup  de  fermeté  et  de  ménagement, 
sut  faire  justice  de  cette  présomptueuse  prétention 


CHAPITRE  VII.  153 

a  Sois  long  dans  ton  épreuve,  dit-il  à  son  ami.  A 
l'exemple  d'un  homme  dont  on  me  parlait  l'autre 
jour,  fais  table  rase,  en  quelque  sorte,  dans  ton  es- 
prit; chasse  avec  soin  tous  ces  jugements  préconçus 
dont  tu  n'as  pu  encore  te  rendre  compte  ;  mets-toi  à 
Tceuvre  avec  bonne  foi  ;  analyse,  critique,  discute, 
interroge,  arrête-toi  longtemps  avant  de  te  laisser 
convaincre;  et  après  vingt-neuf  ans  d'clTorts  con- 
stants, comme  cet  homme  très-distingué  et  très-cé- 
lèbre de  cette  ville,  auquel  je  fais  allusion,  après 
vingt-neuf  ans  d'une  lutte  acharnée  contre  la  vérité, 
dans  laquelle  tu  lui  auras  disputé  le  terrain  pied  à 
pied,  cherchant,  en  quelque  sorte,  à  lui  démontrer 
qu'elle  se  ment  à  elle-même,  après  vingt-neuf  ans  de 
recherches,  tu  viendras  enfin,  conduit  par  ta  conver- 
sion tardive,  demander  au  prêtre  de  répandre  sur  toi 
les  eaux  salutaires  de  la  pénitence,  et  t'agenouil- 
lant  devant  l'autel,  tu  lui  diras  de  te  donner  ton 
Dieu.  » 

Puis,  se  reprenant,  et  pressant  son  ami  avec  cette 
vivacité  et  cette  énergie  qui  donnaient  à  sa  parole 
quelque  chose  d'irrésistible,  il  poursuit  :  «  Mais  as-tu 
le  temps  d'étudier  vingt-neuf  ans?  Es-tu  sûr  de  vivre 
vingt-neuf  ans  encore?  Crois-tu  que  Dieu  permettrai! 
à  tous  les  hommes  de  combattre  contre  lui  pendani 
vingt-neuf  ans?  A  chaque  instant  la  mort  peut  venir, 
il  faut  te  presser....  Quel  malheur  te  prépares-tu  par 
tes  délais,  je  ne  dis  pas  seulement  pour  cette  vie, 
mais  encore  pour  la  vie  éternelle  !  » 

Ainsi,  ce  que  Pierre  Olivaint  condamne  avec  raison, 
ce  n'est  point  l'étude  consciencieuse  de  la  vérité,  il 


154  PIERRE  OLIVAINT. 

s'en  faut  bien!  mais  l'effort  superflu  d'un  esprit  opi- 
niâtre qui  cherche  la  lumière  en  face  du,  soleil. 

«  Si  tu  veux  te  rendre  compte  du  dogme  et  de 
l'histoire,  ajoute-t-il,  je  t'approuve  avec  empresse- 
ment.... Il  me  semble,  par  ta  lettre,  que  tu  ne  refuses 
pas  de  te  rendre  aux  vérités  fondamentales  de  la  re- 
ligion; tu  as  peut-être  moins  à  faire  maintenant  que 
tu  ne  crois,  pour  obtenir  leur  confirmation  scien- 
tifique. » 

Et  aussitôt  il  s'engage,  avec  son  ami,  dans  ce  champ 
d'investigations  sagement  limité.  Il  lui  montre  l'ina- 
nité des  systèmes  que  l'homme  oppose  à  l'immuable 
vérité;  il  lui  prouve  la  divinité  de  la  religion  par  les 
vains  efforts  tentés  pour  la  détruire,  par  «  l'attente 
inquiète  de  tant  d'âmes  que  le  doute  oppresse  et  qui 
fixent  les  yeux  vers  l'avenir,  comme  si  l'avenir  n'était 
pas  dans  le  passé,  comme  si  le  révélateur,  le  Ubéra- 
leur  n'avait  pas  déjà  versé  sa  parole  et  son  sang! 

«  Que  demandent-ils  donc  tous  ces  hommes  troublés 
au  dedans  d'eux-mêmes,  sinon  que  Dieu  leur  parle, 
qu'il  dise  aussi  son  mot  sur  les  choses  de  ce  monde 
auxquelles  il  ne  saurait  être  indifférent,  qu'il  dise  un 
peu,  lui  aussi,  ce  qu'il  pense,  pour  que  sa  pensée  se 
place,  comme  un  critérium  infaillible,  au-dessus  de 
tous  ces  systèmes  erronés,  de  ces  élucubrations  bi- 
zarres qui  peuvent  satisfaire  un  jour  celui  qui  les 
a  créées  par  le  travail  irrité  de  son  cerveau,  mais 
que  l'humanité  n'accepte  pas.  Quand  on  se  met  à 
considérer  ce  qu'ont  produit,  à  toutes  les  époques, 
les  efforts  de  la  pensée  humaine  cherchant  sans 
guide  sa  destinée  et  son  but  dans  cette  vallée  de  Té- 


CHAPITRE   Vil.  155 

garemeiît  où  Ton  trébuche  û  chaque  pas,  cela  rabat 
un  peu  l'orgueil  humain,  et  Ton  finit  bien  par  con- 
venir que  la  colonne  lumineuse  qui  doit  nous  éclairer 
sur  la  route,  ne  peut  venir  de  l'homme. 

«  Quand  je  n'aurais  d'autre  preuve  delà  révélation 
divine  que  cette  attente  malheureuse  dans  laquelle 
les  hommes  languissent,  tandis  que  beaucoup  déses- 
pèrent, rejetant  la  vie  avec  violence,  ou  s'enveloppant 
"dans  leur  manteau  pour  pleurer  ;  quand  je  n'aurais  de 
la  révélation  d'autre  preuve  que  ce  besoin  de  l'enseigne- 
ment divin  qui  tourmente  les  hommes  de  mon  temps, 
je  croirais  que  Dieu  a  parlé.  L'homme  a  un  besoin  im- 
périeux que  Dieu  Féclaire  :  cela  me  suffit.  Dieu  a  parlé  ! 
Quel  est  l'insensé  qui  me  dira  qu'il  ne  l'a  pas  fait?  La 
créature,  avec  un  syllogisme  audacieux,  parviendra- 
t-elle  donc  à  limiter  la  puissance  du  Créateur?  » 

Outre  ces  réflexions  générales  sur  la  révélation 
divine,  Pierre  met  toute  une  apologie  du  christia- 
nisme au  service  de  son  ami;  et  vraiment  on  s'étonne 
de  trouver,  sous  la  plume  d'un  jeune  homme  de 
vingt-trois  ans,  un  véritable  traité  de  la  religion^ 
résumé  très-exact,  très-logique,  et  parfois  éloquent, 
de  ce  que  les  théologiens  ont  écrit  de  meilleur  sur  ce 
grave  sujet. 

Nous  ne  saurions  citer  intégralement  toutes  les 
pages  que  nous  avons  sous  les  yeux;  du  moins  nous 
voulons  en  donner  ici  quelques  fragments,  dans 
l'espérance  que  plus  d'un  lecteur  sera  touché  de 
l'écho  d'une  voix  si  convaincue. 

Au  sentiment  d'Olivaint,  une  des  preuves  les  plus 
décisives  de  la  divinité  du  christianisme,  c'est  l'inef- 


156  PIERRE  OLIVAINT. 

fable  amour  que  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  témoigne 
aux  hommes  dans  l'Évangile.  Pierre  cite  à  Xavier 
pour  exemple  le  chapitre  xv«  de  saint  Jean,  verset  10  : 
«  Si  vous  gardez  mes  préceptes^  vous  demeurerez  dans 
mon  amour,  »  etc.  «  Lis  cet  Évangile,  mon  cher  ami, 
médite-le.  Tant  d'amour  n'a  pu  s'échapper  du  cœur 
d'un  homme.  Comment  ne  seraient-ils  pas  vrais,  ces 
préceptes  d'amour  confiés  à  ceux  qui  aiment  et  qui 
pour  récompense  recevront  l'amour?  Les  persécutions 
sont  annoncées;  mais  la  fureur  des  hommes  sera 
douce  à  ceux  qui  souffriront  pour  leur  Bien-aimé.  » 

Il  remarque  surtout  cet  accord  de  la  loi  chré- 
tienne avec  la  pratique  active  du  bien  et  le  bonheur. 
«  La  vérité  en  Dieu,  dit-il,  est  inséparablement  unie 
à  la  sainteté  et  à  la  béatitude.  L'image  du  plus  grand 
bonheur  et  de  la  plus  grande  sainteté  ayant  été  re- 
tracée par  le  christianisme,  se  pourrait-il  que  la  vé- 
rité ne  fût  pas  là?  Ce  qui  rend  si  belle  la  vie  des 
Saints,  c'est  qu'on  trouve  en  eux,  admirablement 
unis,  la  doctrine  la  plus  pure  qui  ait  été  prêchée  aux 
hommes,  la  vertu  la  plus  éclatante  et  un  bonheur 
auquel  on  pourrait  à  peine  croire.  Ce  qui  rend  si  belle 
l'histoire  de  l'Église  (je  la  lis  en  ce  moment,  mon  cher 
ami,  avec  ravissement),  c'est  qu'on  peut  suivre  à 
travers  les  temps  cette  auguste  tradition  de  l'amour, 
dans  lequel  la  connaissance  de  la  foi,  le  dévouement 
et  la  joie  se  confondent.  » 

Puis,  quittant  le  passé  pour  trouver  dans  le  présent 
la  confirmation  de  cette  belle  thèse  :  «  11  y  a  encore 
des  chrétiens  dans  le  monde,  dit-il,  et  c'est  encore 
dans  le  christianisme  qu'est  la  vie.  Les  nouvelles  doc- 


CHAPITRE  Vil.  157 

triries  ferment  le  ciel  aux  gériéralioiis,  comme  si  ce 
n'était  pas  au  ciel  que  tout  progrès  légitime  doit 
s'achever.  Elles  suppriment  l'espérance  et  la  vertu, 
et  elles  prétendent  nous  donner  le  bonheur  1  » 

Non,  tous  ces  vains  systèmes  qui  s'élèvent  et  s'éva- 
nouissent «  comme  le  sable  qui  tournoie  au  bord  des 
mers,  »  ne  sauraient  satisfaire  l'esprit  de  l'homme; 
mais  par  leur  fragilité  même  et  leur  inconséquence, 
ils  rendent  témoignage  à  la  vérité.  «  Fatiguée  de  dé- 
truire, l'erreur  veut  bâtir  à  son  tour;  ne  nous  affli- 
geons pas  de  ses  efforts  ;  car,  par  un  dessein  secret 
de  Dieu,  elle  sert  elle-même  notre  cause.  Pour  avoir 
une  base  solide,  elle  dérobe  quelques  pierres  de  notre 
édifice  et  les  taille  à  sa  manière  ;  mais  ceux  qu'elle 
a  séduits  reconnaissent  bientôt  dans  ses  fondements 
le  signe  vainqueur  de  la  croix.  » 

Ce  qui,  plus  encore  que  la  soif  de  la  vérité,  attire 
les  âmes  à  Jésus-Christ,  c'est  le  besoin  de  dévoue- 
ment. «  Chaque  jour,  s'écrie  le  jeune  apologiste  dans 
sa  généreuse  ardeur,  chaque  jour  nous  voyons  venir 
à  nous  de  nouveaux  frères  :  les  plus  dévoués  se  ré- 
fugient dans  la  patrie  des  cœurs  dévoués,  ne  pouvant 
croire  plus  longtemps  à  ces  apôtres  sans  mission  et 
sans  Dieu,  qui  ne  travaillent  que  pour  la  terre  et  qui 
nient  la  vertu.  Au  seizième  siècle,  Luther  soulevait 
l'Allemagne  :  saint  François  Xavier,  au  nom  de  l'É- 
glise, répondait  à  ses  attaques  par  le  triomphe  de 
l'amour;  il  renouvelait  les  merveilles  des  temps 
apostoliques,  et  des  millions  d'hommes  se  convertis- 
saient à  sa  voix.  De  môme  aujourd'hui  encore  l'É- 
glise est  ardemment  combattue,  mais  seule  encore 


158  PIERRE  OLIVAINT. 

elle  peut  être  fière  de  ses  œuvres  et  de  ses  fruits. 
Qui  se  dévoue  dans  le  monde?  Le  sang  chrétien  ne 
cesse  de  couler  pour  le  salut  des  âmes;  la  France 
fournit  des  martyrs  au  Tonquin;  la  Propagation  de  la 
foi  porte  aux  contrées  les  plus  éloignées  l'obole  que 
le  plus  pauvre  consacre  au  service  du  Seigneur;  les 
filles  de  saint  Vincent  de  Paul,  à  Smyrne,  étonnent 
l'Orient  par  l'humilité  de  leur  tranquille  courage; 
l'Arabe  les  salue  comme  des  apparitions  célestes.  Le 
midi  n'oubliera  pas  la  charité  de  nos  évêques  pen- 
dant les  inondations....  Je  serais  infini,  si  je  te  racon- 
tais ce  que  font  à  Paris  des  jeunes  gens  du  monde; 
j'en  connais  quelques-uns  qui,  l'année  dernière,  ont 
empêché  plus  de  cent  cinquante  suicides.  Le  chris- 
tianisme seul  est  la  vie,  parce  que  la  seulement  se 
trouve  la  vertu,  le  bonheur  et  la  doctrine  qui  les 
enfante.  » 

Le  cœur  de  Pierre  Olivaint,  au  spectacle  de  cette 
fécondité  merveilleuse  de  l'Église,  déborde  de  joie. 
«  Nous  touchons  à  une  grande  époque;  la  foi  en  Jésus- 
Christ  projette  au  loin  sa  bienfaisante  lumière  sur 
les  temps  qui  vont  venir,  et  nos  adversaires  eux- 
mêmes  le  reconnaissent.  Dubois  (de  la  Loire-Infé- 
rieure) disait,  il  n'y  a  pas  longtemps,  à  un  élève  de 
l'École  normale  :  ^<  Mes  sentiments  sont  bien  connus 
(je  te  reproduis  fidèlement  le  sens  de  ses  paroles), 
j'ai  toujours  combattu  le  catholicisme;  mais  je  ne 
puis  me  le  dissimuler,  il  se  prépare  pour  lui  un  siècle 
aussi  beau  et  plus  beau  peut-être  encore  que  le 
treizième.  » 

Elevé,  comme  Pierre  et  avec  lui,  dans  une  atmos- 


CHAPITRE  VII.  159 

phèrede  doute  et  d'incrédulité,  Xavier  avait  peine  à 
croire  au  surnaturel,  ;\  l'intervention  de  Dieu  dans  les 
aflaires  de  l'humanité,  et  par-dessus  tout  au  miracle 
et  à  la  prophétie.  Il  insiste  donc  pour  qu'Olivaint  lui 
écrive  sur  ces  deux  derniers  points,  et  celui-ci  se  rend 

son  désir  avec  autant  de  simplicité  que  de  zèle. 

ce  Jésus-Christ,  dit-il,  est  le  lien  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament;  Jésus-Christ  attendu,  Jésus- 
Christ  donné,  voilà  les  deux  grands  faits  des  Écri- 
tures. Ou  promis  ou  reçu,  c'est  Lui  seul  à  qui  tout 
se  rapporte.  Les  prophéties  et  les  miracles  ne  servent 
qu'à  l'annoncer  et  à  prouver  sa  venue.  » 

Suit  l'histoire  des  principaux  livres  de  la  Bible,  et 
particulièrement  du  Pentateuque,  dont  il  démontre 
l'authenticité;  il  cite  à  l'appui  de  la  vérité  du  récit 
mosaïque  les  travaux  des  principaux  savants  mo- 
dernes. Il  invoque  le  témoignage  des  traditions  pri- 
mitives des  plus  anciens  peuples,  et  indique  l'accord 
des  cosmogonies  antiques  avec  les  principaux  dogmes 
du  christianisme.  «  Que  je  te  plains,  mon  cher  ami, 
dit-il  à  Xavier,  de  n'avoir  pas  le  temps  d'apprendre 
la  religion  !  Que  de  trésors  de  grâces  et  de  consola- 
tions sont  perdus  pour  toi!  L'étude  comparée  des 
traditions  te  paraîtrait  si  intéressante  et  si  belle! 
Ton  cœur  se  porterait  plus  facilement  vers  Dieu  ;  tu 
baiserais  bientôt  avec  transport  ce  livre  où  le  genre 
humain  reconnaît  ses  titres  au  céleste  héritage, 
devant  lequel  la  science  s'incline  et  que  les  Juifs 
n'ont  pas  conservé  avec  une  fidélité  si  opiniâtre  sans 
un  dessein  manifeste  de  la  Providence.  »  Puis,  après 
une  analyse  remarquable  des  principales  prophéties 

45 


160  PIERRE  OLIVAINT. 

messianiques,  Pierre  ajoute  :  «  Tout  cela  c'est  la 
prophétie;  mais,  tu  le  vois  bien,  la  prophétie  c'est 
l'histoire;  c'est  le  peuple  juif  et  c'est  l'Église.  ^^ 

L'homme,  souvent  rebelle  au  raisonnement,  résiste 
difficilement  à  l'autorité  d'un  grand  exemple.  Histo- 
rien, Pierre  propose  à  son  ami  un  illustre  historien 
pour  modèle. 

«  Tu  as  sans  doute  entendu  parler  de  Hurtcr,  l'an- 
cien président  du  consistoire  protestant  de  Schaf- 
fouse,  le  célèbre  historien  d'Innocent  lil,  qui  a  passé 
plus  de  vingt  ans  à  compulser  les  annales  du  moyen 
âge,  pour  écrire  avec  impartialité  la  vie  de  ce  grand 
pape  si  sévèrement  jugé  par  le  protestantisme  et  la 
philosophie.  Au  commencement  de  juin  de  cette  an- 
née (1844),  Hurterfit  une  visite  au  Saint-Père,  qui  lui 
demanda  s'il  n'aurait  pas  bientôt  le  bonheur  de   le 
compter  au  nombre  de  ses  enfants.  Hurter  résista  à 
cette  voix  douce  et  paternelle.  Mais  quelques  jours 
après  il  alla  voir  un  vénérable  religieux  de  l'ordre 
des  Théatins  qui,  le  prenant  entre  ses  bras  et  le  ser- 
rant contre  son  cœur,  lui  adressa  une  touchante  pa- 
role de  l'Écriture  dont  voici  le  sens  :    «  Pourquoi 
tardes-tu  à  suivre  la  voie  du  Seigneur?  Tu  attends  à 
demain,  mais  peut-être  il  n'y  aura  pas  de  lendemain 
pour  toi.  »  Il  y  eut  un  lendemain  pour  Hurter,  et  ce 
fut  le  plus  beau  jour  de  sa  vie.  Résolu  d'obéir  enfin 
à  la  grâce  qui  le  pressait  depuis  longtemps,  il  fit  de- 
mander au  pape  quel  jour  il  pourrait  abjurer  ses 
erreurs;  et  le  21  juin,  fête  de  saint  Louis  de  Gon- 
zague,  ce  vieillard  h  cheveux  blancs,  ce  savant  illus- 
tre s'avançait  à  la  sainte  Table  pour  y  recevoir  son 


CHAPITRE  VII.  161 

Dieu.  Lasérénité,  la  paix,  un  ineffable  bonlieiir,  rayon- 
naient sur  sa  bonne  figure  allemande  et  de  douces 
larmes  coulaient  de  ses  yeux.  « 

Et  tirant  aussitôt  de  ce  récit  la  conclusion  pratique  ; 

«  0  mon  ami,  s'écrie  Pierre,  ô  mon  cher  François 
Xavier!  Cette  histoire  ne  dit-elle  rien  à  ton  cœur? 
Gomment  peut-il  supporter  plus  longtemps  le  vide 
où  il  s'agite  avec  tant  d'inquiétude?  N'es -tu  pas 
enfin  convaincu  que  le  monde  ne  te  suffit  pas  ?  Ton 
cœur  n'est-ii  donc  pas  plus  grand  que  le  monde  ? 
Quand  donc  le  soleil  splendide  de  la  vérité  brillera- 
t-il  à  tes  regards?  Quand  donc  connaîtras-tu  ce 
tressaillement  d'amour  de  Dieu  que  j'éprouve  rien 
qu'en  t'écrivant,  rien  qu'en  essayant  de  te  dire  com- 
bien il  est  aimable,  combien  il  est  digne  que  nous 
l'aimions  par-dessus  toute  chose?  En  finissant  ma 
lettre  je  prie  encore  pour  toi.  Oui,  je  dépose  ici  une 
prière  que  j'adresse  au  bon  Dieu  pour  mon  ami,  une 
prière  que  j'adresse  à  mon  ami  pour  le  bon  Dieu.  » 

Ainsi,  Pierre  Olivaint,  après  avoir  éclairé  l'esprit, 
s'efforçait  de  toucher  le  cœur  de  Xavier,  d'exciter  sa 
générosité,  de  le  prémunir  aussi  contre  toute  vaine 
crainte.  Quels  plus  nobles  motifs  de  conversion,  que 
de  revenir  à  Dieu  par  amour  pour  les  hommes,  par 
dévouement  à  sa  famille,  à  son  pays,  par  zèle  à  ser- 
vir toutes  les  nobles  causes!  Olivaint  sait,  par  sa  pro- 
pre expérience,  qu'à  vingt  ans  il  est  rare  qu'on  hésite 
en  face  du  sacrifice  réclamé  au  nom  de  tels  intérêts. 
Voilà  pourquoi  il  évoque  continuellement,  dans  ses 
religieuses  exhortations,  l'image  de  la  France,  le  sou- 
venir des  parents  et  des  amis. 


!62  PIERRE  OLIVAINT. 

Xavier  était  avocat  ;  il  aspirait  à  la  vie  politique*, 
Pierre,  à  l'exemple  de  saint  Ignace,  ne  cesse  de  lui 
répéter  ce  mot  que  nous  trouvons,  en  post-scripturriy 
au  bas  d'une  lettre  d'alîaires:  «  Xavier^  Xavier!  une 
seule  chose  est  nécessaire  :  unum  est  necessarium....  » 

Mais,  en  même  temps,  donnant  un  but  plus  élevé 
aux  légitimes  ambitions  de  son  ami  :  «  N'est-ce  pas, 
s'écrie  t-il  dans  un  élan  d'enthousiasme,  n'est-ce  pas 
qu'un  avocat  chrétien,  qu'un  député  chrétien  peut  être 
plus  que  tout  autre  un  homme  vraiment  utile  à  son 
pays? N'est-ce  pas  que  si  nos  députés  étaient  chrétiens 
et  nos  lois  chrétiennes,  la  France  serait  plu  s  heureuse? 
N'est-ce  pas  que  toutes  les  théories  humaines,  que 
toutes  les  utopies  de  nos  jours  seraient  impuissantes 
à  régénérer  le  monde,  et  que  le  catholicisme  seul  le 
peut?  Tu  es  déjà  assez  chrétien  pour  me  répondre 
Om,  de  toute  la  force  de  ton  âme.  En  hâtant  ta  con- 
version déjà  décidée  dans  ton  cœur,  associe  donc  tes 
efforts  à  ceux  des  hommes  qui  veulent  se  dévouer.  11 
y  a  là  des  sentiments  dans  lesquels  nous  nous  som- 
mes rencontrés  bien  des  fois.  Dis-moi  donc  pourquoi 
je  ne  puis  pas  entendre  les  noms  de  France  et  d'Église; 
sans  éprouver  je  ne  sais  quelle  agitation  extraordi- 
naire qui  me  transporte  comme  un  soldat  prêt  à  mon- 
ter à  l'assaut.  Est-ce  une  de  ces  illusions  qui  s'empa- 
rent quelquefois  à  dix-huit  ans  d'un  jeune  homme  ? 
Toutes  mes  réflexions,  toutes  mes  études  en  religion  et 
en  histoire  me  confirment  trop  dans  ces  pensées  ac- 
ceptées dans  un  jour  que  je  bénis,  pour  que  je  croie 
me  tromper  en  mettant  là  ma  vie  tout  entière. 

»  Je  ne  fais  pas  allusion  à  un  dessein  que  je  nourris 


CHAPITRE  VII.  163 

dans  mon  cœur  et  auquel  j'impose  silence  jusqu'au 
jour  où  Dieu  me  permettra  de  l'accomplir.  Sa  vigne 
est  partout  et,  si  nous  avons  la  bonne  volonté,  la 
sainte  besogne  ne  manquera  pas.  » 

Pierre  et  Xavier,  dès  qu'il  était  question  de  dévoue- 
ment,  s'entendaient  à  merveille. 

«  Ne  me  disais-tu  pas  l'autre  jour,  mon  ami,  qu'un 
avocat  chrétien,  s'il  avait  en  même  temps  le  talent  et 
le  courage  de  ses  convictions,  aurait  facilement  pour 
le  bien  une  grande  influence  et  que  mieux  que  per- 
sonne il  pourrait  exercer  un  fécond  prosélytisme?  Et 
moi,  je  me  rappelais,  en  t'écoiitant,  ces  paroles  du 
roi  Agrippa  à  saint  Paul  enchaîné  qui  plaidait  devant 
lui  sa  cause  :  «  Peu  s'en  faut,  ô  Paul,  que  vous  ne  me 
«  persuadiez  d'être  chrétien  *.  »  N'est-il  pas  vrai,  mon 
cher  ami,  que  tu  as  formé  quelquefois  ce  vœu  dans 
ton  cœur? Puis  d'autres  vœux  sont  venus  qui  ont  dé- 
tourné tes  regards  du  côté  du  monde,  et  Dieu  a  été 
oublié  une  fois  de  plus.  Il  te  conviendrait  bien  ce- 
pendant, mon  cher  avocat,  d'avoir  Dieu  pour  client, 
et  sa  cause  est  assez  belle  ... 

«  Mais  sans  parler  de  cette  influence  qu'il  te  serait 
peut-être  donné  davoir  sur  de  grandes  assemblées, 
crois-tu  que  Dieu  n'attend  pas  quelque  chose  de  toi 
dans  ta  famille?  Les  succès  que  tu  as  obtenus  t'élè- 
vent  au-dessus  des  tiens,  ils  te  regardent  déjà  comme 
un  homme  supérieur,  comme  un  oracle  :  ils  seront 
ce  que  tu  seras  toi-même;  leurs  enfants,  leurs  petits- 
enfants  hériteront  de  ton  ouvrage.  Que  tu  veuilles  ou 

1.  Act.,  XXVI,  28 

15* 


164  PIERRE  OLIVAINT. 

non,  mon  cher  ami,  dans  ta  position,  tu  n'as  pas  seu- 
lement la  responsabilité  de  toi-même. 

«  Pourquoi  nos  amis  restent-ils  où  ils  en  sont? 
Hélas!  je  n'ai  pas  l'intention  de  t'adresser  un  repro- 
che :  je  veux  t'éclairer,  non  t'affliger.  Sans  doute  ce 
n'est  pas  loi  qui  les  as  éloignés  de  la  foi  ;  mais  c'est  toi 
en  grande  partie,  à  ton  insu  même,  qui  les  empêches 
de  revenir.  Ton  exemple  autorise  en  quelque  sorte 
les  petites  résistances  quïls  trouvent  en  eux  à  la  con- 
version que  Dieu  réclame;  car  tu  es  la  solidité  de  no- 
tre petit  cercle,  il  ne  faut  pas  te  le  dissimuler.  Tant 
que  ta  solidité  (c'est  ainsi  que  Louis  XIV  appelait 
Mme  de  Maintenon  pour  rendre  hommage  à  la  fer- 
meté de  sa  raison),  tant  que  ta  solidité  ne  se  remuera 
pas  et  ne  décidera  pas  qu'on  peut  marcher  sans  être 
déraisonnable,  nos  pauvres  amis  resteront  en  ar- 
rière. » 

Ce  qui  retenait  Xavier,  c'était  moins  encore  le  doute 
de  l'esprit,  que  l'appréhension  dont  le  cœur  était 
saisi  en  face  des  obligations  d'une  vie  pratiquement 
chrétienne  :  avec  son  habituelle  franchise,  il  n'en  fai- 
sait pas  mystère  à  son  ami,  qui  lui  répondait  : 

«  Ne  permets  pas  que  la  crainte  d'avoir  des  devoirs 
positifs  et  difficiles  à  remplir  porte  ion  esprit  à  nier 
la  vérité,  quand  tu  n'as  plus  le  courage  de  la  faire. 
11  y  a  là  un  sophisme  dont  un  homme  de  cœur  doit 
rougir. 

«  Le  maigre  te  fait  de  la  peine.  Iras-tu  pour  un 
plat  de  lentilles  sacrifier  ton  éternité?...  Eh  quoi! 
faire  dépendre  l'éternité  d'un  plat  de  lentilles,  n'est- 
ce  pas  souverainement  ridicule?  —  Le  bon  sens  ne  se 


CHAPITRE  VII.  165 

révolle-t-il  pas...?iMon  ami,  ne  t'en  déplaise,  ce  n'est 
pas  le  bon  sens  qui  repousse  l'observation  du  maigre  ; 
mais  il  y  a  dans  cette  pratique  un  acte  d'obéissance, 
un  acte  de  pénitence,  un  acte  public  de  foi,  et  la  chair 
répugne  à  la  pénitence;  l'orgueil  se  soulève  contre 
l'obéissance  dans  les  petites  choses  comme  dans  les 
grandes;  le  respect  humain,  cette  lâcheté  de  cœur, 
aime  mieux  cacher  les  convictions  que  de  les  faire 
paraître.  Conviens-en,  mon  cher  ami,  l'orgueil,  la 
chair,  le  respect  humain,  voilà  les  vrais  ennemis  de 
cette  pratique  du  maigre,  et  la  tactique  est  assez  ha- 
bile de  mettre  le  bon  sens  seul  en  avant.  Si  quelque 
chose  à  mes  yeux  justifie  l'institution  des  jours  mai- 
gres, c'est  la  répulsion  qu'elle  rencontre,  c'est  la 
guerre  que  l'on  nous  fait  sur  ce  point.  Eh  bien,  je 
suis  enchanté  quand  on  se  moque  de  moi  à  cause  de 
mon  plat  de  lentilles!  Dieu  merci,  j'espère  ne  rougir 
jamais  de  Jésus-Christ,  mon  divin  maître^  et  si  la 
nature,  trahissant  en  moi  la  foi  et  la  grâce,  faisait 
monter  à  mon  front  une  honteuse  rougeur,  j'espère 
bien,  en  la  méprisant,  en  m'humiliant  au  fond  du 
cœur,  passer  outre  bravement!  » 

Un  peu  plus  tard,  Pierre  invitait  de  nouveau  son 
ami  à  combattre  de  front  le  respect  humain. 

«  Oh!  acceptons  la  bienheureuse  souffrance,  la 
bienheureuse  insulte  qui  nous  vient  des  ennemis  de 
Dieu  !  Nous  avons  été  créés  à  l'image  de  Dieu  et  le 
péché  a  altéré  en  nous  les  traits  de  la  représentation 
divine.  C'est  en  rendant  notre  vie  conforme  à  celle  du 
Christ  que  nous  pourrons  restaurer  en  nous  l'im- 
pression du  sceau  divin.  Aimons  donc  le  mépris,  la 


166  PIERRE  OLIVAINT. 

raillerie.  Soyons  généreux  avec  Dieu  :  Il  l'a  été  assez 
avec  nous!  Que  nous  importe  le  jugement  des  hom- 
mes, quand  Dieu  est  en  cause? 

....  «  Tu  es  ambitieux,  mon  cher  ami,  et  moi  aussi 
je  suis  ambitieux.  Tu  veux  être  grand  avocat,  et  moi 
je  veux  devenir  un  saint.  Tu  te  donnes  bien  de  la 
peine  pour  acquérir  cette  gloire  qui  passe  et  qu'ont 
eue  abondamment  tant  d'autres  qui  ont  brillé  avant 
toi  et  dont  il  n'est  plus  question,  ou  dont  on  ne  parle 
que  pour  élever  au-dessus  d'eux  les  réputations  nou- 
velles. La  gloire  où  j'aspire,  mon  cher  ami,  est  plus 
éclatante  et  plus  durable,  et  je  mets  en  lieu  bien  plus 
haut  et  plus  sûr  mon  ardeur  et  mes  espérances.  Il 
faudra  bien  un  jour  en  rabattre,  et  dire  avec  tristesse 
le  fameux  verset  de  l'Écriture  :  Ergo  erravimus^!  Et 
moi,  qui  veux  entrer  dans  la  voie  douloureuse,  qui 
prétends  mépriser  la  richesse  et  les  sens,  qui  ne  de- 
mande à  Dieu  qu'une  chose,  de  renoncer  à  tout  pour 
le  posséder  seul,  de  tout  souffrir  pour  lui  prouver  mon 
amour,  de  combattre  sans  relâche  et  jusqu'à  la  fin 
au  dernier  rang,  s'il  le  veut,  pour  glorifier  son  saint 
nom,  je  sais  déjà,  par  une  douce  expérience  qui  me 
dédommage  bien  au  centuple  de  tous  les  sacrifices, 
je  sais  déjà  que  je  ne  me  suis  pas  trompé,  je  jouis 
déjà  de  l'objet  de  mon  ambition  dans  sa  plénitude!  « 

Puis  se  comparant  à  cet  ami  dont  la  situation  était 
déjà  fort  belle  selon  le  monde  : 

«  Ah  !  mon  ami,  je  le  dis  sans  orgueil,  je  suis  plus 
heureux  que  toi,  plus  avancé  que  toi.  Oui,  ma  position 

1    Nous  nous  sommes  donc  trompés. 


CHAPITRE  Vil.  167 

selon  le  monde  est  bien  irisle  à  côté  de  la  tienne.  Tu  es 
déjà  honoré,  envié,  fêté,  exalté.  Et  moi,  je  suis  relégué 
dans  un  coin,  dédaigné,  bafoué,  quelquefois  regardé 
avec  pitié  comme  un  de  ces  pauvres  fous  qu'on  ne  peut 
guérir  ;  je  suis  aplati^  en  un  mot.  Eh  bien,  quand  tu  se- 
rais le  premier  avocat  de  France,  le  premier  avocat  du 
monde,  je  ne  changerais  pas  avec  toi  ;  car  j'ai  dans 
ma  solitude,  dans  ma  misère,  un  trésor  qui  supplée 
tous  les  trésors,  un  ravissement  de  l'intelligence  et  du 
cœur  qui  va  bien  loin  au  delà  de  ce  que  donne  au 
philosophe  l'incertitude  de  ses  systèmes;  je  sens  alors, 
moi  aussi,  une  profonde  pitié,  mais  charitable  et  qui 
se  répand  en  prières,  non  en  mépris,  pour  ceux  qui 
n'ont  pas  su  choisir  la  bonne  part  en  acceptant  le 
joug  béni  du  Seigneur.  Quand  nous  sommes  ensemble 
sais-tu  ce  que  j'éprouve? Ne  te  fâche  pas,  je  ne  le  dis 
pas  par  orgueil.  Je  m'estime  supérieur  à  toi,  non  pas 
certes  par  mon  esprit,  par  ma  science,  par  ma  valeur 
personnelle;  là-dessus  je  baisserai  pavillon  tant  que 
tu  voudras  et  devant  qui  tu  voudras.  Mais  si  je  pose 
la  main  sur  ton  cœur,  mon  pauvre  ami,  je  sens  qu'il 
souffre,  qu'il  hésite,  et  le  mien  ne  tremble  pas.  » 

A  cette  parole  si  élevée,  si  convaincue,  si  chaleu- 
reuse et  qu'anime  souvent  le  souffle  de  la  grande 
éloquence,  Xavier  s'était  loyalement  rendu  et  la  dé- 
marche décisive,  la  confession,  était  résolue  en  prin- 
cipe. Il  ne  s'agissait  plus  que  de  trouver  un  confes- 
seur. Lequel  choisir?  Tel  passait  pour  austère,  tel 
autre  ne  l'était  pas  assez.  Le  démon  était  habile  à 
suggérer  de  futiles  prétextes,  et,  par  suite,  à  faire 
ajourner  le  saint  devoir.  Instruit  par  une  récente  ex- 


168  PIERRE  OLIVAINT. 

périînce,  Pierre  abrégeait  les  délais  en  proposant  lui- 
même  à  Xavier  le  confesseur  qu'il  jugeait  lui  conve- 
nir. Il  l'adressait  au  P.  de  Ravignan,  «  à  cause  de  sa 
gravité  et  de  son  autorité.  »  Mais  cela  même  arrêtait 
le  nouveau  converti.  Olivaint  lui  parlait  alors  de 
M.  Desgenettes  dont  il  lui  faisait  ce  vivant  portrait  : 
ce  C'est  ce  qu'on  appelle  im  bon  homme^  et  en  même 
temps  un  homme  éminemment  saint.  Il  n'est  pas  né- 
cessaire que  tu  le  connaisses,  que  tu  lui  sois  pré- 
senté. Vas-y  familièrement,  tu  seras  bien  reçu.  Il  a 
des  lumières  abondantes,  et  Dieu,  par  l'intercession 
du  Très-Saint  Cœur  de  Marie,  a  répandu  tant  de  grâces 
autour  de  lui  et  sur  ceux  qui  l'approchent,  que  j'ap- 
prendrais avec  bonheur  que  tu  fusses  allé  le  voir.  » 

Xavier,  cependant,  remettait  de  jour  en  jour  la  vi- 
site proposée.  Et  son  ami  de  revenir  à  la  charge. 

«  Pourquoi  n'irais-tu  pas  voir  quelqu'un  des  direc- 
teurs de  Saint-Sulpice,  M.  Mollevaut*,  M.  Boyer,  par 
exemple?  Ce  sont  des  prêtres  d'une  science  profonde 
qui  te  donneraient  la  nourriture  que  tu  réclames. 
Ou  bien,  je  pourrais   te   mettre    en  relation    avec 

1.  M.  Mollcvautj  prêtre  de  Saint-Sulpice,  longtemps  supérieur  de  la 
Solitude,  directeur  éclairé  et  prudent,  fut  le  guide  d'un  grand  nombre 
de  jeunes  gens  du  monde.  C'est  lui  qui  détermina  la  vocation  reli- 
gieuse du  P.  de  Ravignan.  L'auteur  de  sa  viC;  parlant  de  l'affection 
que  ce  saint  prêtre  avait  pour  les  Ordres  religieux,  lui  rend  un  témoi- 
gnage que  nous  consignons  avec  reconnaissance  et  bonheur,  «  Les 
Pères  .lésuiles  lui  étaient  particulièrement  cliers,  et  c'est  par  troupes 
qu'il  envoyait  les  jeunes  gens  au  noviciat  de  Montrouge.  »  —  »  Je  puis 
dire,  écrivait  M.  Mollevaut  lui-même,  que  personne  plus  que  moi  ne 
chérit  et  ne  vénère  les  Pères  Jésuites;  j'en  ai  donné  et  j'en  donnerai 
toujours  des  preuves;  personne  plus  que  moi  n'est  Jésuite  de  cœur.t 
{Viede  M.  Mollevaut,  p   258.) 


CHAPITRE  VII.  169 

M.  Frère,  que  tu  connais  assez  sans  doute  pour  qu 
je  n'aie  pas  besoin  de  t'en  parler.  Écris-moi  pour  m'ap- 
prcndre  ta  résolution  ,  j'attends  ta  réponse  avec  im- 
patience.... » 

«  Ne  tarde  pas  davantage,  je  l'en  prie.  Tu  as 
trouvé  la  simplicité  de  l'esprit,  va  chercher  la  pureté 
du  cœur.  Persuade-toi  bien  qu'il  ne  faut  pas  être  chré- 
tien à  demi.  Tu  n'as  pas  le  droit  d'élever  la  voix  pour 
défendre  le  catholicisme,  si  tu  refuses  de  te  soumet- 
tre aux  devoirs  qu'il  impose.  Mais  tu  sais  cela  mieux 
que  moi  !  » 

Un  jour  enfin  Pierre  eut  la  joie  de  conduire  Xavier 
à  l'église  de  Notre-Dame  des  Victoires.  Ce  fut  comme 
une  marche  triomphale;  le  captif  volontaire  s'avan- 
çait au  milieu  de  quelques  amis  intimes  qui  for- 
maient l'escorte.  En  les  voyant  venir,  le  vénérable 
M.  Desgenettes  s'approcha  d'eux,  et  frappant  ami- 
calement sur  l'épaule  de  l'heureux  converti  :  «  Cou- 
rage, dit-il  de  sa  voix  mâle,  courage!  nous  sommes 
onze  millions  d'associés  à  prier  pour  vous.  » 

Telle  est  l'histoire  d'une  des  plus  belles  conquêtes 
d'Olivaint.  Il  était  rare  qu'on  résistât  longtemps  à  la 
grâce  qui,  par  la  bouche  d'un  tel  ami,  parlait  un  lan^ 
gage  si  aifectueux  et  si  pressant.  Tôt  ou  tard  il  fal- 
lait céder;  comme  François  Xavier,  on  rendait  vo- 
lontiers les  armes  à  ce  nouvel  Tgnace. 


CHAPITRE  VIII 


Montmirail.  —  Education  du  jeune  Georges  de  la  Rocliefoucauld- 
Liancourt.  —  Concours  d'agrégation. 


Le  professeur  du  collège  Bourbon,  malgré  les  bril- 
lantes perspectives  qui  s'ouvraient  devant  lui,  n'avait 
pas  oublié  sa  résolution  d'embrasser  la  vie  reli- 
gieuse. Pour  surmonter  l'obstacle  qui  l'arrêtait,  il 
lui  fallait  mettre  la  vieillesse  de  sa  mère  à  l'abri  du 
besoin  et  constituer  une  sorte  d'aisance  durable  à 
celle  qu'il  aimait  au  point  de  ne  lui  préférer  que  Dieu 
seul.  A  ce  prix,  il  concilierait  le  devoir  d'un  bon  fils 
et  la  fidélité  à  la  vocation  divine.  Mais  comment  réa- 
liser ce  projet?  La  Providence  intervint. 

Le  représentant  d'une  des  plus  anciennes  et  des 
plus  nobles  familles  de  France,  M.  le  duc  de  la  Roche- 
foucauld-Liancourt,  voulant  donner  un  précepteur  au 
plus  jeune  de  ses  fils,  offrit  à  Pierre  Olivaint  ce  poste 
de  confiance.  L'enfant  avait  treize  ans  ;  il  arrivait  à 
cet  âge  où,  pour  se  former,  l'esprit  a  besoin  d'une  in- 
struction solide  et  le  caractère  d'une  plus  forte  disci- 


CHAPITRE  VIII.  171 

pline.  Il  s'agissait  de  consacrer  trois  ou  quatre  années 
à  un  seul  61ève  et  de  sacrifier  une  position,  sinon 
plus  honorable,  du  moins  plus  indépendante.  Mais, 
d'autre  part,  avec  une  libéralité  de  grand  seigneur, 
le  duc  s'engageait  à  reporter  sur  la  tête  de  Mnme  Oli- 
vaint,  à  titre  de  rente  viagère,  la  partie  la  plus  con- 
sidérable des  honoraires  dévolus  au  précepteur.  Pierre 
vit,  dans  ces  arrangements,  le  côté  providentiel,  et  en 
y  souscrivant,  il  mit  encore  en  pratique  l'adage  fa- 
vori de  son  amour  filial  :  Rien  pour  moi,  tout  pour 
ma  mère. 

Dieu,  qui  le  destinait  à  devenir  un  maître  éminent, 
voulait  qu'il  connût  par  expérience  et  pût  sagement 
comparer  l'éducation  privée  et  l'éducation  publique, 
avec  leurs  inconvénients  et  leurs  avantages.  Plus  tard, 
l'autorité  de  ses  conseils  sera  d'autant  plus  grande, 
qu'ils  s'appuieront  sur  des  souvenirs  personnels. 

Pierre  passa  trois  années  à  Montmirail.  Ce  pays, 
si  riche  en  antiquités  nationales,  offrait  au  profes- 
seur un  champ  d'investigations  curieuses  ;  en  le  par- 
courant avec  son  élève,  il  y  trouvait  en  abrégé  pres- 
que toute  l'histoire  de  France.  Là,  sur  les  ruines  d'une 
mansio  romaine,  s'était  dressée  la  forteresse  féodale 
qui,  à  son  tour,  avait  fait  place  à  la  somptueuse  de- 
meure encore  pleine  de  la  splendeur  des  Gondi,  des 
Louvois,  des  la  Rochefoucauld, tandis  que  les  plaines 
environnantes  gardaient  la  mémoire  d'une  des  ba- 
tailles suprêmes  de  Napoléon. 

Mais  c'était  surtout  î\  la  piété  du  chrétien  que  s'of- 
fraient, dans  le  passé  comme  dans  le  présent,  d'ad- 
mirables souvenirs.  Là,  avait  vécu  le  bienheureux 

IG 


172  PIERRE  OLIVAINT. 

Jean  de  Monimirail,  surnommé  V Humble^  seigneur 
de  la  contrée,  intime  ami  de  Philippe-Auguste,  par- 
fait chevalier,  chrétien  parfait,  dont  la  douce  figure 
illumine  le  moyen  âge.  Au  dix-  septième  siècle,  saint 
Vincent  de  Paul,  l'hôte  du  château,  l'apôtre  du  pays, 
avait  passé  en  faisant  le  bien,  et  naguère  encore,  le 
vénérable  abbé  Legris-Duval,  par  son  zèle  et  sa  cha- 
rité, était  apparu  après  les  désastres  de  la  Révolu- 
tion ,  comme  un  autre  M.  Vincent. 

Ces  saints  personnages,  que  Pierre  prenait  pour 
modèles,  avaient  exercé,  au  même  lieu,  les  mêmes 
fonctions  que  lui.  Saint  Vincent,  précepteur  des  trois 
fils  de  M.  de  Gondi,  fabbé  Legris-Duval,  précepteur 
du  vicomte  Sosthènes  de  la  Rochefoucauld-Doudeau- 
ville,  s'étaient  dévoués,  dans  l'humilité,  à  l'éducation 
chrétienne  de  petits  enfants,  et  c'était  leur  chambre 
même  qu'Olivaint  avait  le  bonheur  d'habiter. 

On  pouvait  dire  du  château  de  Montmirail  ce  que 
l'empereur  Charles  V,  royalement  reçu  par  Fran- 
çois II,  comte  de  la  Rochefoucauld,  disait  du  château 
de  Verteuil  :  «  Qu'il  n'était  jamais  entré  en  maison 
qui  sentît  mieux  sa  grande  vertu,  honnêteté  et  sei- 
gneurie que  celle-là.  » 

Pierre  Olivaint  y  arriva  pour  voir  mourir  le  ver- 
tueux duc  de  Doudeauville,  qui,  le  2  juin  1841,  ache- 
vait une  carrière  toute  vouée  au  service  de  la  France 
et  au  soulagement  des  malheureux*. 


1.  Étant  ministre  de  la  maison  du  roi  en  1824,  M.  le  duc  de  Dou- 
deauville s'imposa  le  devoir  de  présider  toutes  les  séaiices  où  s'exa- 
minatenl  les  requêtes  des  pauvres  solliciteurs.  Un  jour  que,  tourmenté 


CHAPITRE  VIII.  173 

Cet  homme  généreux  n'avait  pas  fait  des  ingrats, 
et  Pierre  Olivaint  put  voir  la  population  entière  de 
Montmirail  et  des  villages  voisins  se  presser  aux  fu- 
nérailles de  leur  bienfaiteur. 

«  Dans  le  vieux  château,  habitait  l'aïeule  octogé- 
naire que  tous  abordaient  avec  vénération.  L'âge  n'a- 
vait pas  altéré  ses  traits  réguliers,  nobles,  imposants, 
il  n'avait  fait  qu'ajouter  à  la  majesté  de  ce  beau  vi- 
sage.... »  Ainsi  parle  de  Mme  de  Doudeauville  quel- 
qu'un qui  l'avait  bien  connue*.  Modèle  accompli  des 
douces  vertus  qui  font  le  charme  du  foyer,  elle  avait 
mérité  d'être  appelée  dès  son  vivant  la  sainte  Du- 
chesse. Elle  groupait  autour  d'elle  trois  générations, 
parmi  lesquelles  la  mort,  en  passant,  avait  laissé  bien 
des  vides  ^ 

de  la  fièvre,  il  s'épuisait  à  ce  labeur,  on  le  pressait  de  s'abstenir  :  «  Il 
n'est  pas  nécessaire  que  je  me  porte  bien,  dit-il,  mais  que  les  malheu- 
reux n'attendent  pas.  » 

1.  Vie  de  la  duchesse  de  Doudeauville,  p.  317.  (Paris, Lecoffre,  1877.) 

2.  Mme  la  duchesse  de  Doudeauville,  descendante  de  Louvois,  avait 
épousé,  en  1779,  le  vicomte  delà  Rochefoucauld-Surgères,  auquel  elle 
apportait  en  dot,  avec  la  terre  de  Montmirail,  le  duché  de  Doudeau- 
ville. De  celte  union  naquirent  deux  enfants  :  un  fils,  le  vicomte  Sos- 
thènes  de  la  Rochefoucauld,  qui  s'unit,  en  premières  noces,  à  la  fille 
unique  du  duc  Mathieu  de  Montmorency,  et  une  fille,  mariée  à 
M.deRastignac  et  morte  saintementdès  1802.MmcdeH'astignac  îai.ssait 
une  fille  qui  devint  l'enfant  chérie  de  son  aïeule  et  épousa  M.  François 
de  la  Rochefoucauld-Liancourt.M.Sosthènes  de  la  Rochefoucauld-Dou- 
deauville  eut  six  enfants,  dont  les  deux  aînés,  MM.  Stanislas  et  Sosthè- 
nes,  eurent  pour  précepteur  un  pieux  ecclésiastique,  M.  Dernier.  D'autre 
part,  M.François  de  la  Rochefoucauld-Liancourt  eut  trois  fils:  M.  le  duc 
de  la  Rochefoucauld,  M.  le  duc  de  la  Roche-Guyon,  et  le  comte  Geor- 
ges, l'élève  de  Pierre  Olivaint.  Ce  dernier  mourut  à  trente-trois  ans. 
En  1841,  le  château  de  Montmirail  réunissait  autour  de  la  sainte  du- 
chesse les  membres  des  deux  familles  de  Doudeauville  et  de  Liancourl. 


174  PIERRE  OLIVAINT. 

Ses  petits  enfants  et  son  arrière-petit- fils  Georges 
écoutaient  avec  avidité  les  récits  de  l'aïeule,  alors 
aveugle,  et  qui  trouvait  sa  consolation  dans  cette  so- 
ciété charmante.  «  La  bonne  grand'mère  rappelait  ses 
souvenirs  afin  de  les  instruire  sans  les  ennuyer.  Elle 
avait  beaucoup  d'histoires  à  raconter,  des  histoires 
de  la  Révolution  palpitantes  d'intérêt,  mais  dans  les- 
quelles elle  s'effaçait  toujours,  pour  faire  ressortir  ses 
parents,  amis  et  serviteurs,  et  surtout  l'action  de  la 
Providence.  On  était  suspendu  à  ses  paroles;  elle  en- 
tremêlait son  récit  de  réflexions  courtes,  mais  incisi- 
ves, à  la  portée  du  petit  auditoire,  faisant  compren- 
dre l'utilité  de  savoir  se  servir  soi-même,  d'apprendre 
à  se  contenter  de  peu,  et  combien  il  importe  d'être 
prêt  à  tout  événement.  On  l'interrompait  par  mille 
exclamations  :  Vous  avez  vu  toutes  ces  vilaines  clio- 
ses!...  souffert  tout  cela  M...  » 

Pierre  Olivaint,  en  présence  de  cette  femme  vénérable 
qui  semblait  ne  plus  appartenir  à  la  terre  ni  au  temps, 
sentaitsonâmes'éleverplus  facilement  vers  Dieu.  Gom- 
me les  enfants,  mais  pour  d'autres  motifs, il  recherchait 
la  conversation  de  Mme  de  Doudeauville.  Celle-ci  par- 
lait si  bien  de  Dieu  et  de  ses  saints  !  Elle  racontait  avec 
tant  de  charmes  comment,  s'appuyant  sur  une  an- 
cienne amitié  qui  avait  uni  au  collège  des  Jésuites 
son  père,  le  marquis  de  Montmirail  et  Alphonse  de 
Liguori,  elle  avait  autrefois  écrit  à  ce  dernier  pour  lui 
demander  ses  prières,  et  avait  reçu  de  lui  le  petit  li- 
vre des  Visites  au  Saint-Sacrement,  relique  fidèlement 

!.  Vie  de  la  duchesse  de  Doudeauville,  p,  306», 


CHAPITRE  VIII.  175 

conservée.  Elle  aimait  surtout  às'enlretenir  de  sa  mai- 
son de  Nazareth,  fondée  pour  l'éducation  des  jeunes 
filles,  auprès  de  la  vieille  église  de  Monlléan;  là,  re- 
posaient les  restes  de  sa  chère  enfant,  Mme  de  Rasti- 
gnac.  Ou  bien  elle  faisait  l'éloge  de  M.  Legris-Duval, 
ce  véritable  Mentor  chrétien,  du  P.  Roger,  vieil  ami 
de  la  famille  et  saint  directeur  de  la  duchesse,  dont 
la  mort  récente  (1839)  avait  laissé  un  si  grand  vide  à 
Montmirail;  et  plus  discrètement  du  vénérable  P.  Ya- 
rin,  parce  qu'il  vivait  encore.  Pierre  prenait  d'autant 
plus  de  plaisir  à  l'entendre  que  tout  ce  que  disait  la 
sainte  duchesse  répondait  mieux  aux  secrètes  aspira- 
rations  de  son  cœur*. 

Dans  cet  intérieur  chrétien,  le  jeune  précepteur  ne 
fut  pas  sans  rencontrer  quelques  épreuves.  «  C'était 
une  peine  sensible  pour  lui  de  quitter  d'importantes 
études  pour  répéter  à  un  enfant  les  rudiments  de  la 
grammaire....  Habitué  à  la  discipline  du  collège,  il 
essayait  en  vain  d'y  astreindre  son  jeune  élève,  qu'il 
écrasait  un  peu  de  sa  supériorité....  Enfin,  nous  dit 
un  très-perspicace  témoin,  ce  qu'il  dut  souffrir  est 
immense:  il  eut  besoin  pour  le  supporter  d'être  sou- 
tenu par  son  désir  de  la  vie  religieuse  et  par  son 
amour  filial  ^  » 

1.  a  L'antique  manoir  qui  avait  été  honoré  par  le  séjour  prolongé  de 
saint  Vincent  de  Paul,  l'était  alors  par  un  futur  apôtre  et  martyr. 
M.  Olivaintj  précepteur  de  M.  Georges,  commençait  avec  une  gravite 
modeste  et  un  dévouement  intelligent  sa  belle  mission  auprès  de  la 
jeunesse....  Un  tel  caractère  avait  bien  vite  conquis  l'estime  et  l'admi- 
ration de  la  pieuse  duchesse,  et  lui-même  éprouvait  en  sa  présence  le 
respect  que  produit  la  sainteté.  »  (  Vie  de  Mme  de  Doudeauville,  p.  309.) 

2.  Notes  de  Mme  la  duchesse  Ue  la  Rochefoucauld-Liancourt,  sur  le 
P.  Olivaint. 


176  PIERRE  OLIVAINT. 

Mais  Pierre  Olivaint  sut  profiter  des  difficultés  de  sa 
position  nouvelle  pour  avancer  dans  l'esprit  de  sa- 
crifice et  de  dévouement.  Il  prit  pour  patron  de  ses 
vaillants  efforts  son  prédécesseur  saint  Vincent  de  Paul. 
4  son  exemple,  pour  mieux  sanctifier  Tâme  dont  il  de- 
vait compte  à  Dieu,  il  mit  tous  ses  soins  à  se  sanctifier 
lui-même.  Chaque  soir  il  descendait,  par  un  escalier 
secret,  du  château  au  sanctuaire  de  l'église  ;  un  saint 
prêtre \  devenu  son  intime  ami,  arrivait  de  son  côté 
au  pieux  rendez-vous,  et  souvent  Georges,  voyant 
son  précepteur  disparaître,  courait  sur  sa  trace  et 
venait  s'agenouiller  auprès  de  lui.  «  Leurs  veilles  de- 
vant le  Dieu  du  tabernacle,  inconnues  du  monde, 
donnaient  aux  anges  le  secret  de  leurs  vertus,  sur- 
tout de  leur  inépuisable  charité.  Chaque  fois  que  je 
monte  ou  descends  les  degrés  de  cet  escalier,  nous 
écrit  M.  le  doyen  de  MontmiraiP,  mon  cœur  est  ému 
à  la  pensée  des  Vincent  de  Paul,  des  Legris-Duval, 
des  Olivamt,  qui,  si  souvent,  quittant  la  chambre  où 
tous  trois  Habitèrent,  descendirent  et  montèrent  cette 
échelle  mystérieuse,  comme  les  anges  de  Jacob.  » 

Parfois  Pierre  et  son  pieux  ami  se  concertaient 
pour  faire  ensemble  Vadoration  nocturne  du  saint 
Sacrement.  On  les  surprit,  un  matin,  agenouillés  sur 
les  dalles  du  chœur  et  prosternés  le  front  contre 
terre. 

La  ferveur  qu'Olivaint  puisait  à  la  source  même, 
dans  le  cœur  de  Jésus-Christ,  se  communiquait  à 


1.  M.  ral)bé  d'IIennezel,  alors  vicaire,  plus  tard  curé  deMontmirail. 

2.  M    l'abbc  0.  Quittât. 


CHAPITRE  VIII.  V77 

tous  et  particulièrement  à  son  jeune  élève.  «  Ses  soins 
pour  initier  mon  fils  à  toutes  sortes  de  bonnes  œu- 
vres, dit  la  duchesse  de  la  Rocliefoucauld-Liancourt, 
et  pour  lui  apprendre  à  les  pratiquer,  eurent  les  plus 
heureux  résultats;  ils  ont  fait  ma  joie  et  font  mainte- 
nant ma  consolation.  » 

C'est  ainsi  qu'avec  le  concours  de  son  élève  il  fonda 
à  Montmirail  une  association  de  jeunes  gens,  sous  le 
patronage  de  saint  Louis  de  Gonzague,  dont  les  mem- 
bres, durant  le  mois  de  juin,  se  réunissaient  chaque 
soir  pour  chanter  des  cantiques  et  réciter  des 
prières. 

Tous  les  deux  aussi  parvinrent,  au  prix  de  grands 
effortS;  à  créer  et  à  maintenir  prospère  une  conférence 
de  Saint-Vincent  de  Paul  dans  cette  petite  ville  de 
2000  âmes.  «  Dès  son  début,  dit  Pierre  01ivaint\  elle 
comptait  une  vingtaine  de  membres  et  visitait  une 
trentaine  de  familles.  Elle  a  institué  depuis  (c'est- 
à-dire  dans  l'intervalle  d'une  année)  une  école  d'a- 
dultes pour  les  ouvriers,  qui  réunit  le  soir  quarante 
élèves,  dont  les  progrès  et  les  dispositions  les  rem- 
plissent de  joie.  » 

Georges  de  la  Rochefoucauld,  nommé  vice- trésorier, 
prenait  si  bien  au  sérieux  son  titre,  que  la  caisse 
de  la  conférence  n'était  jamais  vide.  Quand  il  avait 
épuisé  sa  bourse,  il  recourait  à  sa  mère  ou  à  son 
aïeule,  et  Pierre  Olivaint  inscrivait  alors  à  l'avoir  des 


1.  Rapport  de  la  Société  de  Sainl-Vincenl  de  Paul,  p.  55.  —Celte 
Conférence  fut  fondée  vers  la  un  de  juillet  1841,  deux  mois  après  l'ar- 
rivée d'Olivaint. 


178  PIERRE  OLIVAINT. 

pauvres  «  le  don  d'une  personne  qui  ne  veut  pap 
être  connue,  mais  que  ses  bienfaits  trahissent.  » 

On  lit,  dans  l'histoire  de  saint  Vincent  de  Paul,  que 
dans  une  mission  qu'il  donnait  à  Montmirail  (1618), 
un  hérétique  jusqu'alors  obstiné  se  convertit  tout  à 
coup,  convaincu  par  ce  simple  et  invincible  raison- 
nement :  ce  Je  vois  maintenant  que  le  Saint-Esprit 
conduit  l'Église  romaine,  puisqu'on  y  prend  soin  de 
l'instruction  et  du  salut  des  pauvres  villageois,  et  je 
suis  prêt  à  y  entrer  quand  il  vous  plaira  de  m'y  re- 
cevoir. « 

Pierre  Olivaint  et  son  élève  renouvelèrent  au 
même  lieu  cette  apologie  de  la  foi  par  la  charité. 

Un  jour  que  tous  deux  faisaient  leur  tournée  cha- 
ritable aux  environs  de  Montmirail,  ils  entendirent 
des  gémissements  sortir  d'une  pauvre  cabane.  Ils  y 
entrent  aussitôt  et  s'arrêtent,  profondément  émus, 
devant  un  spectacle  navrant. Une  malheureuse  femme, 
paralysée  de  tous  les  membres,  était  étendue  sur  un 
grabat,  dévorée  par  les  mouches  qui  rem})lissaient  sa 
misérable  demeure.  Pierre  se  met  aussitôt  à  l'œuvre; 
aidé  de  Georges,  il  chasse  ces  hôtes  incommodes,  fait 
pénétrer  l'air  pur  et  la  lumière  dans  l'aiïreux  ré- 
duit, remet  partout  un  peu  d'ordre  et  de  propreté,  et 
consolant  affectueusement  la  pauvre  malade,  il  lui 
laisse  les  premiers  secours.  Durant  longtemps  tous 
les  deux  continuèrent  à  la  visiter. 

Pierre  Olivaint  avait  encore  plus  de  compassion 
des  misères  de  l'âme  que  de  celles  du  corps. 

C'était  vers  la  fin  de  son  séjour  à  Montmirail.  Un 
jeune  homme,  contrôleur  des  contributions  indirec- 


CHAPITRE   VIII.  179 

tes,  vint  à  tomber  malade  de  la  lièvre  lypliuïde,  el 
au  bout  de  quelques  jours  était  réduit  à  l'extrémité. 
Pierre  avait  eu  occasion  de  le  voir  plusieurs  fois  et 
lui  avait  toujours  témoigné  beaucoup  de  sympathie. 
A  la  nouvelle  du  refus  qu'avait  essuyé  le  vicaire  de  la 
paroisse  qui  s'était  présenté  pour  visiter  le  malade, 
Olivaint  vole  aussitôt  au  secours  de  cette  âme  ex- 
posée à  la  perte  éternelle.  Mais  à  peine  au  seuil,  il  est 
arrêté  par  la  mère  du  mourant  qui  lui  déclare  sè- 
chement qu'il  est  impossible  de  voir  son  fils. 

«Madame,  dit  le  charitable  jeune  homme,  je  ne  de- 
mande qu'à  le  voir  un  instant;  c'est  mon  ami.  — 
Monsieur,  je  ne  laisse  entrer  personne;  je  vous  re- 
mercie de  votre  visite,  et  Ten  avertirai.  —  Je  vous 
en  supplie,  madame,...  je  ne  lui  dirai  rien,  je  ne  ferai 
que  lui  serrer  la  main,  et  ce  sera  en  votre  pré- 
sence. ^> 

Un  nouveau  refus  lui  interdit  l'entrée.  Alors  le  sol- 
liciteur, joignant  les  mains  :  «  Madame,  dit-il  d'une 
voix  pleine  de  larmes,  faut-il  que  je  me  jette  à  vos 
genoux  pour  obtenir  la  grâce  de  voir  un  seul  moment 
mon  pauvre  ami?  »  Tout  fut  inutile,  Pierre  dut  re- 
tourner au  château.  Mais  ses  prières  au  pied  de  Tau- 
tel  eurent  plus  d'efficace  que  ses  discours.  La  nuit  qui 
suivit  cette  pieuse  démarche,  le  prêtre  enfin  fut  ap- 
pelé près  du  malade  et  put  lui  administrer  les  der- 
niers sacrements. 

Pendant  cette  longue  lutte  entre  la  mère  impitoya- 
ble et  l'ami  dévoué,  une  jeune  fille  était  là,  dans  le 
vestibule,  qui  voyait  et  entendait  tout.  C'est  elle- 
même  qui  naguère  en  fit  ce  récit  touchant.  «  Je  fus- 


180  PIERRE  OLIVAINT, 

dit-elle,  si  émue  de  cette  scène  que  je  ne  saurais  ou- 
blier jamais  ces  supplications,  ces  larmes....  Pour  la 
première  fois  je  compris  alors  le  prix  d'une  âme  et 
ce  qu'un  prêtre  doit  souffrir,  lorsqu'il  se  voit  re- 
poussé à  cette  heure  critique  où  se  décide  le  sort 
éternel.  » 

Une  autre  fois,  Pierre  apprit  que  le  pasteur  d'une 
paroisse  voisine,  oubliant  ses  austères  devoirs,  me- 
nait une  vie  peu  édifiante.  Comme  il  arrive  presque 
toujours,  la  rumeur  populaire  avait  exagéré  le  mal, 
sans  que  personne  osât  avertir  ce  prêtre  de  ce  qui, 
dans  sa  conduite,  pouvait  causer  le  scandale. 

Olivaint,  après  avoir  prié  Dieu,  se  rendit  à  ce 
presbytère,  réclama  le  ministère  du  curé,  et  après 
s'être  confessé  lui-même  :  «  Monsieur,  dit-il  en  se 
relevant,  vous  venez  de  me  rendre  un  service  dont 
je  veux  vous  témoigner  ma  reconnaissance,  en  vous 
disant  la  vérité.  »  Alors,  avec  une  modeste  franchise, 
il  répéta  ce  que  le  bruit  public  répandait  d'injurieux 
sur  le  compte  de  cet  ecclésiastique,  et  celui-ci,  pro- 
fondément touché,  lui  promit  d'enlever  aussitôt  tout 
prétexte  à  la  calomnie. 

De  tels  faits  sont  vraiment  dignes  de  la  vie  des 
saints. 

Un  bon  vieillard,  longtemps  président  de  la  Con- 
férence de  Montmirail,  disait  naguère,  les  larmes  aux 
yeux:  «  Ah!  quel  bien  M.  Olivaint  faisait  à  la  paroisse 
tout  entière!  Son  départ  a  été  une  perte  irrépara- 
oie.  » 

«  Quand  il  rencontrait  de  petits  enfants,  raconte 
une  sœur  de  Saint-Yincent  de  Paul,  il  leur  donnait 


CHAPITRE   VIII.  IB'l 

un  SOU  à  chacun,  pour  qu'ils  fissent  le  signe  de  'a 
croix,  et  il  profitait  de  l'occasion  pour  leur  apprendre 
aie  bien  faire  et  leur  dire  quelques  bonnes  paroles.  » 

«  Plusieurs  autres  personnes  âgées,  déclare  M.  le 
curé  de  Montmirail,  au  seul  nom  du  P.  Olivaint 
qu'elles  ont  connu  autrefois ,  s'accordent  à  dire  : 
«  Oh!  le  saint  jeune  homme  que  c'était!  Il  menait 
déjà  la  vie  d'un  jésuite,  et  M.  Georges,  à  son  exem- 
ple, vivait  comme  un  petit  jésuite  aussi.  Mais  M.  0\v 
vaint  était  si  modeste  qu'il  aurait  fallu  le  suivre  de 
près  pour  savoir  tout  le  bien  qu'il  accomplissait.  » 

Mais,  de  tous  les  témoignages,  le  plus  précieux  et 
le  plus  autorisé  est  encore  celui  de  Mme  de  la  Ro- 
chcfoucauId-Liancourt.  «  Ses  progrès  dans  la  vertu, 
dit-elle,  furent  prompts;  son  abnégation  devint  com- 
plète ;  il  chercha  à  se  rapetisser,  à  s'humilier,  à 
s'anéantir.  Il  se  soumit  jusqu'à  demander  à  un  prêtre 
bien  au-dessous  de  lui  comme  capacité,  s'il  ne  devait 
pas  s'efforcer  de  cacher  entièrement  son  esprit  et  de 
ne  montrer  qu'une  sorte  de  nullité.  » 

Et  après  avoir  parlé  du  «  travail  d'abnégation  et 
d'anéantissement  qui  se  fit  dans  l'âme  et  le  cœur  du 
P.  Olivaint  dès  son  entrée  dans  cette  Compagnie 
où  l'on  semble  prendre  une  nouvelle  naissance,  j'en 
fus  bien  frappée,  ajoute- t-elle,  quand  je  le  revis  à 
Yaugirard  après  de  longues  années,  et  encore  davan- 
tage, quand  je  le  retrouvai  à  la  rue  de  Sèvres.  Il  était 
mille  fois  meilleur  encore,  plus  doux,  plus  suave, 
plus  compatissant,  plus  lumineux;  toutes  ses  qua- 
lités semblaient  avoir  acquis  un  degré  supérieur 
Hélas!  la  récompense  ne  fut  que  trop  prompte!  » 


182  PIERRE  OLIVAINT. 

Avant  de  mourir,  la  duchesse,  désirant  perpétuer 
par  un  symbole  expressif,  le  témoignage  de  sa  reli- 
gieuse estime,  fit  placer,  dans  la  chambre  réservée 
depuis  deux  siècles  aux  précepteurs,  pour  faire  pen- 
dant au  portrait  de  saint  Vincent  de  Paul,  le  portrait 
du  l\  Olivaint. 

Telle  était  la  vie  édifiante  du  jeune  précepteur  au 
château  de  Montmirail.  Quand  l'hiver  le  ramenait  avec 
8on  élève  à  Paris,  il  y  continuait  son  humble  vie  de 
travail  et  de  dévouement.  Chaque  semaine  il  condui- 
sait Georges  à  l'hôpital  Necker,  et  tous  deux  parcou- 
raient la  salle  des  blessés  pour  y  distribuer  des  con- 
solations et  des  secours.  Souvent  ils  dirigeaient  leur 
promenade  vers  l'hospice  des  Frères  de  Saint-Jean 
de  Dieu,  dont  la  famille  de  la  Rochefoucauld  était  la 
providence,  ou  vers  quelque  patronage  de  jeunes  ou- 
vriers. 

Ainsi,  à  la  ville  comme  à  la  campagne,  le  maître  et 
le  disciple  consacraient  ensemble  plusieurs  heures  du 
jour  à  la  piété,  à  l'étude,  à  la  charité. 

Au  mois  de  septembre  1842,  Pierre  Olivaint  profita 
d'un  séjour  de  quelques  semaines  à  Paris  pour  affron- 
ter le  concours  d'agrégation,  épreuve  difficile  que  sa 
santé  longtemps  chancelante  l'avait  contraint  d'a- 
journer*. 

1.  On  sait  que  le  concours  d'agrégation  se  fait  entre  les  candidats 
déjà  munis  du  diplôme  de  licenciés  pour  obtenir  une  chaire  dans  les 
premiers  lycées  de  TÉlat.  L'agrégation  spéciale  d'histoire  consistait 
alors  en  trois  compositions  écrites  (histoire  ancienne  et  moderne,  géo- 
graphie comparée)  et  en  des  épreuves  orales,  prolongées  durant  plu- 
sieurs jours  ;  les  épreuves  consistaient  à  faire,  après  quelques  heures 
de  préparation,  une  leçon  sur  le  sujet  proposé  et  à  répondre  à  toute* 


CHAPITRE  VIIT.  183 

Bien  qu'il  fût  dès  lors  résolu  à  quitter  l'Université 
pour  embrasser  la  vie  religieuse,  il  lui  parut  bon  de 
se  munir  d'un  diplôme  qui  pourrait  plus  tard,  dans 
l'enseignement  libre,  avoir  quelque  utilité. 

La  préparation  immédiate  de  cet  examen  lui  imposa 
le  plus  rude  labeur.  «  Je  le  vois  encore,  raconte  un 
ami  qui  lui  donnait  l'hospitalité  au  collège  Stanislas, 
—  je  le  vois  encore  rédigeant  sa  leçon  sur  Grégoire 
VII,  avec  ses  notes  en  colonne,  d'une  écriture  cou- 
rante et  abrégée,  sorte  de  sténographie  appropriée  h 
sa  rapide  conception.  La  nuit  qui  précéda  l'épreuve, 
il  resta  seul,  de  longues  heures,  acharné  à  ce  travail 
très-pénible,  mais  très-bon  et  Irès-opportun.  « 

Grégoire  VII  !  Il  y  avait  bien  quelque  chose  de 
providentiel  dans  le  prétendu  hasard  qui  lui  assignait 
un  tel  sujet  à  traiter,  devant  un  auditoire  d'élite,  dans 
une  circonstance  aussi  solennelle.  Dès  l'École  nor- 
male, Pierre  Olivaint  s'était  épris  d'une  vive  admi- 
ration pour  ce  puissant  réformateur  de  l'Église,  ce 
défenseur  intrépide  des  droits  du  Saint-Siège  contre 
les  usurpations  des  Césars  allemands.  L'éloge  de  l'il- 
lustre pontife,  prononcé  par  un  professeur  de  l'Uni- 
versité en  pleine  Sorbonne,  allait  être,  dans  sa  bouche, 
une  profession  de  foi  d'autant  plus  formelle,  que  l'ad- 
versaire qui,  la  leçon  terminée,  devait  argumenter  en 
sens  contraire,  était  un  protestant  genevois,  homme 
de  talent  et  d'une  conviction  ardente*. 

les  difficultés  produites  soit  par  les  autres  concurrents,  soit  par  les 
juges  du  concours.  Cet  examen  particulièrement  sévère  décide  du  sort 
des  candidats  et  du  rang  assigné  aux  nouveaux  agrégés. 
l.  M.  Bonnet,  qui  depuis  s'est  fait  un  nom  dans  son  parti,  surtout 


4-  PIERRE  OLIVAINT. 

Olivaint  avait  lu  et  soigneusement  analysé  les 
principaux  monuments  que  l'érudition  moderne  a 
multipliés  au  sujet  du  grand  pape;  mais  il  avait 
insisté  de  préférence  sur  les  témoignages  des  histo- 
riens protestants,  tels  que  Eichorn,  Raumer,  Voigt,  etc. 

Le  concours  eut  lieu  sous  la  présidence  de  M.  Saint- 
Marc  Girardin  ;  l'auditoire  était  relativement  nom- 
breux et  très-attentif.  Après  que  Pierre  Olivaint  eut 
brillamment  développé  sa  thèse,  l'antagoniste  porta 
aussitôt  ses  coups  sur  le  point  qui  offensait  plus 
particulièrement  ses  préjugés  protestants,  le  célibat 
ecclésiastique.  Mais  le  champion  de  l'Église  romaine 
défendit  l'honneur  du  sacerdoce  avec  tant  de  savoir, 
de  vigueur,  d'à-propos  et  d'éloquence,  que  M.  Saint- 
Marc  Girardin,  se  faisant  l'interprète  de  tous,  mit  fin 
aux  débats  par  cet  éloge  :  «  Monsieur,  lui  dit-il,  ce 
serait  abuser  de  vous  que  de  vous  laisser  parler  da- 
vantage. Nous  venons  d'entendre  la  vertu  plaider  la 
cause  de  la  vertu.  » 

Pierre,  reçu  le  premier  à  l'agrégation  d'histoire,  se 
réjouit  humblement  d'un  succès  qui  tournait  à  la 
gloire  de  Dieu  et  de  son  vicaire.  Mais  loin  de  s'en- 
dormir sur  ses  lauriers,  il  songea  un  instant  à  subir 
une  nouvelle  épreuve,  et  à  passer  sa  thèse  de  doc- 
teur es  lettres. 

Dès  le  14  novembre  il  écrivait  à  son  ami  Henri  : 
«  Je  te  remercie,  mon  cher  ami,  d'avoir  reçu  avec  tant 
de  joie  et  de  bonne  amitié  les  nouvelles  de  mon  con- 

par  la  publication  des  lettres  de  Calvin;  et  ses  écrits  à  la  louange  du 
prétendu  réformateur. 


CHAPITRE   VIII.  185 

cours.  Je  songe,  il  est  vrai,  au  doctorat;  mais  je  ne 
suis  pas  encore  fixé  sur  le  sujet  que  je  traiterai.  J'ai 
pensé  à  Bessarion  et  au  concile  de  Florence;  à  saint 
Justin  le  philosophe,  à  saint  Grégoire  le  Grand,  à  saint 
Vincent  de  Lérins;  peut-être  m'arrêterai-je  à  saint 
Justin  pour  la  grande  thèse.  Tu  m'as  bien  souvent 
donné  de  bons  avis  ;  je  te  demande  encore  si  tu  n'au- 
rais pas  à  l'esprit  quelque  belle  question  qui  pourrait 
me  convenir  et  mettre  fin  âmes  incertitudes.  Tu  com- 
prends que  je  cherche  à  développer  quelque  vérité 
catholique.  » 

Puis,  faisant  allusion  à  la  mort  récente  de  l'infor- 
tuné Théodore  JoufTroy,  que  lui  racontait  son  ami  : 
«  Je  juge  facilement  par  ta  lettre,  poursuivait-il,  que 
tu  es  toujours  bon  chrétien.  Pour  moi,  mon  cher 
ami,  je  ne  suis  pas  devenu  philosophe.  Depuis  que 
j'ai  eu  le  bonheur  de  revenir  à  Dieu,  et  tu  as  bien 
contribué  pour  quelque  chose  à  ce  retour,  il  me 
semble  que  j'ai  été  comme  un  wagon  qui  a  trouvé  les 
'i^ails  et  que  rien  n'arrête  plus.  » 


CHAPITRE  IX 


L'attrait  do  la  persécution.  —  Entrée  de  Pierre  Olivainl 
dans  la  Compagnie  de  Jésus. 


Tandis  que  Pierre  Olivaint,  par  la  prière,  le  travail 
et  le  dévouement,  achevait,  dans  le  monde,  l'appren- 
tissage de  la  vie  religieuse,  la  guerre  contre  l'Église, 
un  moment  assoupie,  se  rallumait  de  toutes  parts 
avec  plus  d'acharnement  que  jamais.  On  ne  pardon- 
nait pas  aux  catholiques  de  revendiquer  la  liberté  de 
l'enseignement,  et  par  tous  les  moyens  on  s'efYorçait 
d'étouffer  leurs  réclamations  importunes. 

Un  mot  d'ordre  fut  donné,  qui  parcourut  aussitôt 
la  France  entière;  il  ne  fut  bruit  partout  que  des 
empiétements  du  clergé  et  des  dangers  que  les  évê- 
ques  faisaient  courir  à  la  société  moderne.  Les  jou 
naux  se  remplirent  de  diatribes  contre  le  parti- 
prêtrej  et  bientôt,  comme  il  arrive  presque  toujours, 
un  seul  cri  résuma  toutes  les  calomnies  et  toutes  les 
colères  :   les  Jésuites  hors  la  loi  ! 

«  Lancer  le  nom  des  Jésuites  à  travers  ces  débats, 


CHAPITRE  IX.  187 

le  faire  rcleiitir  avec  éclat  dans  les  chaires  de  rensei- 
gnement officiel  et  dans  la  presse  révolutionnaire, 
braquer  ses  batteries  sur  un  seul  corps  pour  attein- 
dre l'Église  elle-même  sans  trop  de  risque  et  de 
scandale,  c'était  le  fait  d'une  liabileté  vulgaire  que 
nos  ennemis  ont  rarement  dédaignée  et  qui  leur  a 
souvent  réussi.  Par  là  on  réveillait  les  haines  assou- 
pies des  plus  mauvais  jours  de  la  Restauration,  on 
obsédait  de  mille  fantômes  les  imaginations  voltai- 
riennes,  on  réchauffait  le  zèle  du  Gallicanisme  par- 
lementaire ^  ^ 

Mais  par  là  aussi  on  indignait  les  cœurs  généreux 
cl  on  les  poussait  à  prendre  parti  pour  les  persé- 
cutés. 

Pierre  Olivaint  connaissait  les  Jésuites  ;  il  connais- 
sait également  leurs  ennemis.  Depuis  longtemps  il 
fréquentait  cette  maison  de  la  rue  des  Postes,  dénon- 
cée aux  fureurs  populaires,  comme  naguère  Mont- 
rouge  et  Saint- Acheul  ^  D'intimes  relations  l'unis- 
saient avec  «  ces  moines  »  dont  un  'ettré  délicat 
disait  :  «  Qu'ai-je  affaire  de  vos  vertus,  si  vous  m'ap- 
portez la  peste  *  ?....  »  Son  nom  sans  doute  avait  été 
plus  d'une  fois  écrit  sur  le  carnet  des  espions  payés 
pour  s'introduire  furtivement  dans  l'église  ou  dans 
les  parloirs  et  signaler  les  personnes  qu'ils  y  ren- 
contraient. 


1.  Le  P.  Cil  Daniel,  Lettre  à  M.  Guizot  sur  un  chapitre  de  ses  Mé- 
moires. 

2.  La  Revue  de  Paris  (7  septembre  1843)  publia  un  long  et  calom- 
nieux article,  intitulé  :  La  maison  de  la  rue  des  Postes. 

3.  Journal  des  Débats.  10  mars  1845. 

17 


188  PIERRE  OLIVAINT. 

Plus  on  prodiguait  l'insulte  à  ceux  qu'il  aimait,  et 
plus  il  sentait  croître  sa  sympathie  pour  eux. 

Certains  procédés  odieux  révoltaient  sa  délicatesse. 
N'avait-on  pas  proposé  aux  élèves  de  Cliarlemagne, 
son  collège,  pour  sujet  de  plaidoyer:  Arnauld  atta- 
quant les  Jésuites  et  défendant  V Université^  éternelle 
déclamation  à  laquelle  s'exercent  encore  aujourd'hui 
les  rhétoriciens  et  les  stagiaires  !  Le  palais  Mazarin 
retentissait  de  discours  académiques  où  la  justice  et 
la  vérité  n'étaient  pas  moins  outragées  que  dans  les 
chroniques  et  les  feuilletons  ^  Le  Juif  Errant  enri- 
chissait scandaleusement  un  romancier  et  des  jour- 
nalistes. Au  Collège  de  France,  Quinet  et  Michelet 
rivalisaient  de  zèle  et  d'hahiletè  pour  travestir  l'his- 
toire et  les  règles  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Une 
jeunesse  passionnée  se  donnait  rendez-vous  au  pied 
de  leur  chaire,  la  plupart  venant  applaudir,  quelques- 
uns  protester. 

Durant  l'hiver  de  1843,  Pierre  Olivaintqui  habitait 
Paris  avec  son  élève,  eut  souvent  l'occasion  d'assister 
aux  scènes  tumultueuses  auxquelles  donnaient  lieu 
périodiquement  les  leçons  des  deux  professeurs.  Un 
jour,  racontait-il  plus  tard,  Quinet  devait  faire  scan- 
dale, à  propos  de  l'inquisition  d'Espagne;  il  l'avait 
annoncé,  et  les  auditeurs  s'apprêtaient  à  saisir,  dans 
l'histoire  du  passé,  de  malignes  allusions  aux  que- 
relles présentes.  Avertis  de  ce  qui  se  tramait,  Pierre 

1.  Deux  fois  en  six  mois  les  Jésuites  servirent  de  thème  aux  ampli- 
fications littéraires  d'illustres  académiciens  :  le  30  juin  I84Î,  c'était 
M.  Villemain,  le  8  décembre  de  lamêmeannée,  M.  Mignet,  qui  faisaient 
preuve  de  ce  facile  courage. 


CHAPITRE    IX.  189 

et  quelques  autres  jeunes  gens  courageux  parvinrent 
à  prendre  place  au  premier  banc  de  ramphithéàtre, 
en  face  de  l'orateur.  Silencieux  et  graves,  ils  n'enten- 
daient d'ailleurs  protester  que  par  leur  présence  et 
leur  attitude  déterminée.  C'en  fut  assez  ;  à  leur  vue, 
Quinet,  qui  les  connaissait  pour  la  plupart,  resta 
quelques  instants  sans  mot  dire  ;  puis,  il  tira  de  sa 
poche  une  leçon  de  rechange,  préparée  à  tout  événe- 
ment, une  leçon  bien  sage ,  tout  à  fait  inoffensive 
sur  Christophe  Colomb.  —  «  Voilà  donc,  disait  Pierre 
Olivaint  à  ses  amis,  sur  le  seuil  du  Collège  de  France, 
voilà  donc  la  bravoure  et  la  conviction  de  ces 
hommes  !  Pour  les  déconcerter,  il  suffit  que  quel- 
ques catholiques  se  présentent  le  front  haut  devant 
eux  !  » 

A  mesure  que  la  lutte  devenait  plus  vive,  Pierre 
Olivaint  s'y  mêlait  avec  plus  d'ardeur. 

Les  défenseurs  du  bon  droit  dans  les  rangs  des- 
quels il  prenait  place,  n'avaient,  il  est  vrai,  pour  eux 
ni  le  nombre,  ni  la  faveur  des  puissants,  ni  les  applau- 
dissements de  la  foule.  D'autre  part,  il  se  rencontrait 
pour  blâmer  ce  qu'on  appelait  leur  zèle  indiscret, 
des  hommes  d'une  prudence  excessive,  prêts  à  faire 
la  pai't  du  feu  pour  sauver  la  maison,  à  jeter  Jonas 
à  la  mer  pour  apaiser  la  tempête,  à  sacrifier  en  un 
mot  les  Jésuites,  sous  prétexte  de  ne  pas  compro- 
mettre dans  leur  impopularité  les  autres  religieux, 
le  clergé,  l'Église  elle-même. 

Pierre  estima  plus  sages  et  plus  généreux  les  chré- 
tiens qui,  suivant  l'exemple  des  évêques,  soutenaient 
deleur  sympathie  le  bataillon  posté  à  l'avant-garde.En 


190  PIERRE    OLIVAINT. 

toute  rencontre  il  prit  parti  pour  la  Compagnie  de  Jésus 
persécutée  ;  il  étudia  de  plus  près  son  histoire,  pour 
y  trouver  des  armes  contre  la  calomnie;  il  s'identifia 
peu  à  peu  avec  elle,  heureux  d'avoir  part  aux  outra- 
ges qu'elle  supportait  avec  joie  pour  le  nom  de  Jésus. 
Bientôt,  il  se  sentit  pressé  par  ce  mystérieux  attrait 
des  âmes  fortes  pour  les  bonnes  causes  trahies  et 
un  moment  perdues.  —  ^c  Peut-être  la  persécution 
vous  attend,  avait-il  écrit  au  P.  Lacordaire  dès  1839, 
et  je  ne  soulîrirai  pas  avec  vous.  »  La  persécution 
sévissait  d'un  autre  côté,  et  il  se  retournait  vers  elle, 
et  qui  sait  s'il  n'entrevoyait  pas  au  delà,  comme  un 
but  possible  et  désiré,  le  martyre? 

Combien  de  vocations  datent  du  môme  temps  et 
s'expliquent  par  la  même  cause  !  «  Il  y  avait  quelque 
chose  dans  l'air,  nous  écrit  un  ami  d'Olivaint  qui 
marcha  peu  après  sur  sa  trace  ;  c'était  comme  un 
courant  d'attraction  vers  la  Compagnie  de  Jésus. 
Et  qu'est-ce  donc  qui  s'éveillait  en  nous'^ L'attrait  de 
la  persécution  dirigée  contre  elle.  A  cette  grande  pen- 
sée, voler  à  la  défense  de  l'Église  et  de  la  France  en 
péril,  s'unissait  dans  nos  cœurs  le  désir  ardent  de 
consoler  ceux  qui  souiïraient  pour  la  justice,  de  les 
consoler  par  la  plus  significative  des  adhésions,  en 
confondant  notre  destinée  avec  la  leur  et  en  vouant 
au  service  de  la  cause  sainte  qu'ils  défendaient 
notre  vie  et  nos  personnes.  >^ 

11  ne  nous  est  malheureusement  pas  donné  de  suivre, 
dans  l'âme  d'Olivaint,  les  progrès  de  cette  détermi- 
nation généreuse,  pas  plus  que  nous  ne  pouvons 
marquer  l'instant  précis  où  elle  avait  pris  naissance. 


CHAPITRE   IX.  191 

Presque  nen  dans  ses  notes  intimes  ou  dans  sa  cor- 
respondance ne  nous  révèle  les  phases  de  ce  travail 
intérieur  qui  se  poursuivit  pendant  quatre  années 
environ.  Il  n'en  reste  pas  moins  certain  que  le  motif 
principal  de  son  choix  fut  bien  celui  qu'on  nous 
signale  :  Vallrait  de  la  persécution^  la  passion  du 
dévouement,  cette  sainte  folie  qui  «  nous  fait  prendre 
à  faveur  extrême  et  singulier  honneur  les  affronts, 
les  calomnies,  vitupères  et  opprobres  que  le  monde 
nous  fait,  et  quitter,  renoncer,  rejeter  toute  autre 
gloire,  sinon  celle  qui  procède  du  bien-aimé  cru- 
cifix ^  » 

Peu  après  son  entrée  dans  la  Compagnie  de  Jésus, 
Pierre  écrivait  à  un  intime  confident  ;  «  C'est  ici  le 
poste  à  tenir,  puisqu'il  est  attaqué  de  la  sorte.  Nos 
adversaires,  en  y  portant  leurs  grands  coups,  nous 
indiquent  eux-mêmes  l'endroit  à  défendre  :  cest  le 
camp  d'Israël.  » 

Il  s'engagea  donc  volontaire,  par  vaillance  de  cœur, 
et  dans  le  même  sentiment  héroïque  dont  il  fut, 
vingt-cinq  ans  plus  tard,  la  glorieuse  victime. 

C'est  ce  qu'atteste  encore  la  lettre  suivante  adressée, 
au  mois  de  janvier  1845,  à  un  ancien  élève  de  l'École 
normale,  alors  au  noviciat.  Ce  message  était  confié  à 
un  autre  camarade  d'école,  proche  parent  de  Pierre 
Olivaint,  et  qui  parlait  a  t>oii  tou*- 

«  Mon  cher  Frère, 
ce  Encore  un  normalien  qui  prend  la  fuite  !  Pir**, 

1.  Saint  François  de  Sales    Traité  de  icmour  de   Dieu,  livre  Al, 
Ichap.  XIX. 


192  PIERRE   OLIVAINT. 

qui  te  polie  ma  lettre,  est  bien  heureux  d'avoir  déjà 
pu  te  suivre.  Tu  as  choisi  la  bonne  part  et  depuis 
longtemps  tu  me  fais  envie.  Mais  bientôt  peut-être  il 
me  sera  aussi  donné  de  prendre  le  même  chemin.  Ma 
seule  pensée,  mon  seul  désir,  depuis  bien  des  années 
déjà,  c'est  de  me  consacrer  tout  à  Dieu,  et  il  me  semble 
que  la  haine  dont  les  Jésuites  sont  Vohjet^  au  lieu  de 
m'effrayer^  excite  mon  ambition  et  mon  courage.  Prie 
pour  moi,  mon  cher  ami,  afin  que  bientôt  la  liberté 
me  soit  rendue,  afin  que  je  devienne  un  bon  et  fidèle 
religieux  et,  s'il  plaît  à  Dieu,  un  fervent  Jésuite. 

«  J'ai  bien  des  excuses  à  te  faire.  J'ai  laissé  autre- 
fois sans  réponse  une  lettre  bien  bonne  et  bien  affec- 
tueuse que  tu  m'avais  écrite  quand  j'étais  à  Gre- 
noble. Je  ne  sais  vraiment  plus  maintenant  pourquoi 
je  ne  t'ai  point  répondu,  mais  ce  que  je  sais,  c'est  que 
ce  n'était  pas  indifférence  à  ton  égard.  Le  souvenir 
que  j'ai  emporté  de  toi  en  quittant  l'École  m'a  tou- 
jours été  précieux,  et  j'ai  senti  que  je  t'aimais  encore 
davantage,  quand,  cédant  à  la  grâce,  tu  as  pris  le 
chemin  de  Saint-Acheul  et  d'ïsscnheim.  Attire-moi, 
mon  cher  ami,  par  tes  vœux  et  tes  prières;  que  nous 
soyons  encore  à  l'école  ensemble,  mais  cette  fois  à 
l'école  de  l'humilité  et  de  l'obéissance,  de  la  pau- 
vreté évangélique  ,  de  la  chasteté  bienheureuse, 
de  la  charité  et  du  zôle  qui  font  les  aputres.  Le  bon 
Dieu  nous  a  fait  trop  de  grâces  dans  la  première  école 
eii  nous  nous  sommes  rencontrés,  pour  ne  pas  nous 
où  accorder  de  nouvelles  et  de  plus  précieuses  dans 
ce  saint  noviciat  où  nous  devons  l'avoir  lui-même 
pour  Maître.  Que  nos  anciens  amis  deviennent,  s'ils 


CHAPITRE    IX.  193 

le  veulent  OU  s'ils  le  peuvent,  professeurs  de  facultés, 
recteurs  môme  et  grands  mandarins;  pour  nous, 
serviteurs  de  Jésus-Christ,  au  milieu  des  fatigues  cl 
des  souffrances,  sous  le  poids  des  opprobres  dont  fut 
abreuvé  le  Sauveur  et  qu'on  n'épargne  point  à  ceux 
qui  osent  encore  porter  son  Nom,  nous  n'aurons  rien 
à  leur  envier;  et  peut-être,  à  son  dernier  jour,  plus 
d'un  d'entre  eux  appellera  le  pauvre  jésuite  pour  lui 
demander  le  bonheur,  la  paix  et  la  réconciliation 
avec  Dieu.  J'ai  pensé  plus  d'une  fois,  mon  cher  ami,  à 
saint  François  Xavier  apprenant  à  ces  docteurs  super- 
bes qu'il  avait  laissés  en  Europe,  combien  le  joug  du 
Seigneur  est  doux,  combien  il  vaut  mieux  s'attacher 
à  son  service  que  de  vivre  pour  soi-même  dans  les 
joies  coupables  de  l'égoïsmc  et  de  l'orgueil. 

«  Prie  donc  pour  moi,  mon  cher  Ch....  Un  mot 
d'encouragement  de  ta  part  me  ferait  du  bien.  Notre 
ami  Ph.  ..  te  dira  où  en  sont  mes  affaires. 

«  Si  nous  nous  mettions  tous  à  prier  de  tout  notre 
cœur  nous  parviendrions  peut-être  à  gagner  Pitard. 

<?■  Tout  à  toi  de  cœur,  in  corde  Jesu. 

«  Olivaint.  3 

La  grande  et  définitive  résolution  que  Pierre  avait 
prise  le  rejetait  au  milieu  des  mômes  difficultés  qui 
l'avaient  arrêté  une  première  fois.  Comment  parvien- 
drait-il à  vaincre  les  résistances  et  les  pleurs  de  sa 
mère?  Sans  doute,  trois  années  de  travail  et  de  sacri- 
fice avaient  payé  sa  rançon  ;  l'éducation  de  Georges 
de  la  Rochefoucauld  s'achevait  et  laissait  le  précep- 
teur libre  de  tout  autre  lien  que  de  celui  de  sa  ten- 


194  PIERRE   OLIVAINT. 

dresse  filiale.  Grâce  à  lui,  sa  famille  était  désormais 
à  l'abri  de  la  pauvreté;  ce  devoir  d'un  bon  cœur 
avait  été  admirablement  rempli. 

Malgré  tout,  une  lutte  cruelle  se  livra  dans  son 
âme  entre  son  amour  pour  sa  mère  et  son  amour 
plus  grand  pour  Dieu  ! 

Ce  furent  encore  et  à  plusieurs  reprises  des  scènes 
douloureuses  qui  rappelaient  ce  que  saint  Jean  Chry- 
sostome  a  raconté  de  lui-même,  quand  sa  mère  l'en- 
chaînait dans  ses  bras  et  le  retenait  captif  sur  son 
sein*.  Mme  Olivaint  ne  comprenant  rien  encore  à  a 
magnanime  détermination  de  son  enfant,  pleuiaif^ 
suppliait,  s'indignait....  Pierre,  comme  il  disait  à  ses 
confidents,  tâchait  de  la  préparer  un  peu.  laissant 
pressentir  son  dessein,  plutôt  qu'il  ne  s'en  ouvrait 
entièrement.  Mais  il  n'était  pas,  humainement  par- 
lant, de  préparation  possible.  Un  digne  ami  de  la 
famille,  M.  Douillet,  mal  inspiré  par  une  affection 
pourtant  bien  sincère,  combattait  de  nouveau  pour 
la  mère  contre  le  fils.  Il  avait  même  imaginé  un  ex- 
pédient pour  tout  concilier  :  «  Si  vous  voulez  abso- 
lument entrer  dans  les  ordres,  mon  ami,  disait-il  à 
Pierre,  que  ne  restez-vous  du  moins  dans  l'Univer- 
sité comme  M.  B***?...  »  C'était  un  ancien  diacre  qui 
avait  repris  la  vie  laïque. 

Loin  de  nous  la  pensée  de  censurer  avec  rigueur 
les  résistances  d'une   mère  inconsolable.   Voir  de 

l.Elemm  ubi  ilta  suhodorata  est  id  me  consilii  inire,...  xn  lacry- 
mavum  faciles  prorupit,  verba  etiamnum  adjiciens.  qiise  me  plus 
lacrxjmis  illis  omnibus  ad  miser icordiam  pcrtrahercnt....  {DeSacer- 
iotio,  lib.  I.) 


CHAPITRE  IX.  195 

belles  espérances,  longfomps  nourries,  s'évanouir 
soudain,  perdre  un  fils  affectueux,  assidu,  prévenant: 
une  telle  perspective  irritait  une  âme  que  la  foi 
n'éclairait  qu'imparfaitement  encore.  Abraham,  pour 
obéir  i\  l'ordre  divin,  eût  immolé  son  fils;  mais  cet 
héroïsme,  au  dire  du  poëte. 

Dieu  ne  l'aurait  jamais  exigé  d'une  mère. 

Le  poëte  oubliait  que  Jésus-Christ  l'imposa  lui-même 
à  sa  propre  mère  au  pied  de  la  croix. 

Un  jour  viendra  que  Mme  Olivaint  comprendra 
mieux  ce  touchant  mystère,  et,  pour  l'amour  de  Dieu, 
sacrifiera  son  fils,  comme  Marie  sacrifiait  Jésus; 
alors  elle  verra  que  toute  chose  tourne  au  profit  de 
ceux  qui  acquiescent  généreusement  à  la  divine  vo~ 
lonté.  Ce  fils  qu'elle  croyait  perdu,  n'aura  jamais  été 
plus  tendre,  ni  plus  efficacement  dévoué  ;  jamais  il 
n'aura  mieux  été  la  providence  sensible  de  sa  mère 
qu'après  la  séparation  douloureuse;  il  restera  jus- 
qu'à la  fin  la  consolation  de  ses  vieux  jours  et  appa- 
raîtra près  du  lit  de  la  mourante  comme  l'ange  des 
espérances  immortelles. 

Ceux  qui  disent,  comme  Pierre  Olivaint  :  J'ai 
pris  Jésus  pour  mes  parents\  savent  bien  que  leurs 
parents  sont  dès  lors  adoptés  par  Jésus.  Avant  de 
mourir  au  monde,  ils  imitent  le  divin  Crucifié  qui 
confiait  sa  mère  à  saint  Jean  ;  ils  remettent  leur  fa- 
mille aux  mains  de  Dieu,  et  Dieu  daigne  les  accueillir 
en  répétant  la  suave  parole  de  l'Évangile  :  «  Voil;\ 

1.  Journal  des  Retraites,  t.  I",  p.  211. 

18 


196  PIERRE   OLIVAINT. 

donc  ma  mère,  et  mon  frère,  et  ma  sœur*.  «  Ainsi  se 
confondent  et  se  complètent  les  deux  amours  qui 
semblaient  se  combattre,  l'amour  naturel  des  parents 
et  l'amour  surnaturel  du  Père  céleste.  Rien  n'est  sa- 
crifié de  ce  qui  est  légitime  ;  tout  est  sanctifié  dans 
cet  holocauste  de  la  piété  filiale. 

Pierre  Olivaint,  impuissant  à  faire  pénétrer  de 
telles  pensées  dans  le  cœur  violemment  troublé  de  sa 
mère,  lui  prodiguait  les  effusions  de  sa  tendresse  et 
revenait  même  pour  la  consoler  à  des  ébats  et  à  des 
caresses  d'enfant.  «  H  faut  cela  à  ma  pauvre  mère,  » 
disait-il  à  ses  amis,  un  peu  étonnés  des  scènes  char- 
mantes et  naïves  dont  ils  étaient  parfois  témoins.  On 
aurait  pu  lui  répondre  :  Il  vous  le  faut  à  vous-même. 
«  Son  cœur,  en  effet,  écrit  un  de  ses  intimes,  s'échap- 
pait tout  entier  par  ce  seul  côté  :  c'était  vraiment  un 
cœur  de  petit  enfant  pour  sa  mère.  » 

Et  ce  cœur  aimant  souffrait  une  peine  indicible. 
Chaque  plainte,  chaque  cri  de  douleur  qu'arrachait 
la  vague  menace  d'un  prochain  départ,  lui  faisait  une 
cruelle  blessure;  mais  il  ne  faiblissait  pas.  Déjà  il 
éprouvait  ce  double  sentiment  si  bien  exprimé  plus 
tard  :  «  Comme  je  ne  comprendrais  pas  mon  amour 
pour  ma  mère,  si  je  n'étais  prêt  à  tout  souffrir  pour 
elle!  Et  je  prétendrais,  sans  la  souffrance,  prouver 
mon  amour  à  Dieu  ^  ? 

Enfin  le  consentement  maternel  fut  arraché,  et 
Pierre,  tout  en  compatissant  à  la  douleur  de  celle 


1.  Luc,  vin,  21. 

2.  Journal  des  Retraites,  1. 1*%  p.  203, 


CHAPITRE  JX.  197 

qu'il  chérissait  tant,  ne  put  néanmoins  dissimuler  sa 
joie. 

C'était  vers  la  fin  de  l'année  1844  ;  il  se  disposa  dès 
lors  au  départ  et  ne  fit  plus  mystère  de  sa  grande  dé- 
termination. «  Au  moment  de  dire  adieu  à  ses  amis, 
à  ses  vieux  amis,  »  il  voulut  leur  laisser  de  bons  con- 
seils et  d'afi'ectueux  souvenirs.  Il  écrivait  à  l'un  d'eux; 
«  Je  t'envoie  une  petite  image  de  saint  Stanislas,  avec 
une  des  paroles  les  plus  simples  et  les  plus  tou- 
chantes de  l'Évangile  :  Si  scires  dorium  Dei^l  Je  t'en 
prie,  mon  cher  ami,  lis  ce  beau  chapitre  de  l'Évan- 
gile. C'est  un  de  ceux  assurément  dont  «  la  simpli- 
cité parle  le  plus  au  cœur,  »  selon  la  parole  de  Rous- 
seau, et  où  la  divinité  du  Sauveur  se  fait  le  plus 
délicieusement  sentir.  Si  scires  donum  Deil...  Que 
de  vœux  je  forme  pour  toi  en  redisant  celte  parole  I 
Puisses-tu  me  dire  bientôt  comme  les  hommes  de 
Samarie  à  la  Samaritaine  :  Jam  non  propter  loqiie- 
lam  luara  credimus;  ipsi  enim  audivimus  et  scimus 
quia  hic  est  vere  Salvator  mundi\  Ah  !  si  tu  pouvais 
encore  lire,  mais  à  genoux,  mais  en  priant,  le  vi«  et 
le  xv«  chapitre  de  saint  Jean,  par  exemple....  Si  scires 
donum  Deif... 

«  Je  ne  pourrai  t'aller  voir  demain  soir.  Je  le  re- 
grette bien,  puisque  c'était  pour  moi  une  occasion 


1.  Si  vous  connaissiet  le  don  de  Dieu!  C'est  ce  que  disait  Nolrc-Sei- 
gncur  à  la  Samaritaine,  dont  saint  Jean  raconte  la  ravissante  histoire, 
au  chapitre  iv  de  son  Évangile. 

2.  «  Désormais  ce  n'est  plus  sur  votre  parole  que  nous  croyons;  car 
nous  l'avons  nous-mêmes  entendu,  et  nous  savons  que  Celui-ci  est 
vraiment  le  Sauveur  4u  monde.  • 


198  PIERRE    OLIVAINT. 

de  voir  aussi  ma  chère  et  bonne  petite  mère.  Dis-lui 
bien  que  j'en  suis  très-fàché,  parce  que  je  l'aime  de 
tout  mon  cœur..  .  Mais  dimanche  prochain  m'irait 
assez,  pour  une  petite  réunion  comme  la  petite  mère 
le  désirait.  Il  y  aura  sans  doute  moyen  d'arranger 
les  choses  de  manière  qu'après  déjeuner  je  puisse 
aller  à  Notre-Dame  entendre  le  P.  de  Ravignan.  Si 
cependant,  pour  faire  ce  plaisir  à  ma  mère  et  à  toi, 
il  fallait  manquer  la  conférence,  je  ne  demande  pas 
mieux.  Mets-toi  donc,  bien  cher  ami,  tout  à  ton 
aise. 

«  J'ajoute  à  Timage  de  saint  Stanislas  deux  petites 
prières  que  je  te  conjure  de  mettre  aussi  dans  ton 
livre  et  de  dire  quelquefois  à  mon  intention,  comme 
aussi  pour  le  salut  de  ton  âme  :  l'une,  le  Memorare, 
est  celle  que  Ratisbonne  avait  consenti  à  dire  à  la 
sollicitation  de  M.  de  Bussières,  et  tu  sais  par  quelle 
grâce  il  a  été  récompensé  de  cet  acte  de  bonne  vo- 
lonté ;  l'autre,  est  le  Suscipe  de  saint  Ignace,  admi- 
rable consécration  de  l'être  tout  entier  à  son  Sei- 
gneur et  à  son  Dieu  :  c'est  en  quelque  sorte  ma 
prière  favorite  et  je  la  dis  je  ne  sais  combien  de  fois 
chaque  jour.  Je  la  confie,  ainsi  que  le  Memorare,  à 
la  mémoire  de  ton  cœur,  à  ton  amitié  pour  moi,  à 
ton  amour  pour  Dieu,  à  ta  bonne  volonté,  à  ta  foi 
naissante.  C'est  que  je  crois  à  ce  que  dit  saint  Tho- 
mas :  que  Dieu,  plutôt  que  de  permettre  la  perte  de 
l'homme  de  bonne  volonté,  lui  enverrait  un  de  ses 
anges.  Puisse  la  jeune  fille  qui  t'est  destinée  venir  à 
toi  comme  un  ange  de  Dieu  ! 

u  Tout  à  toi,  bien  cher  petit  ami,  tout  à  toi;  je 


CHAPITRE  IX.  199 

t'embrasse  de  tout  mon  cœur  en  Jésus-Christ,  l'ami 
(les  amis,  le  maître  des  maîtres.  » 

Plus  approchait  l'heure  de  la  séparation,  plus  les 
parents  et  les  amis  de  Pierre  Olivaint  lui  témoi- 
gnaient leur  vive  inquiétude.  Jamais,  en  effet,  les 
Jésuites  n'avaient  été  plus  violemment  attaqués.  Le 
célèbre  procès  d'Affnaer  était  l'objet  des  plus  odieux 
commentaires,  et  cet  habile  escroc,  convaincu  d'avoir 
indignement  volé  ses  bienfaiteurs,  devenait  le  pro- 
tégé des  ennemis  de  la  Compagnie  de  Jésus,  leur 
aUié  et  leur  héros  ^  Olivaint  suivit  avec  un  vif  intérêt 
les  péripéties  de  cette  affaire.  A  plusieurs  reprises,  par 
des  billets  que  nous  avons  sous  les  yeux,  il  sollicita  la 
faveur  d'assister,  avec  Georges  de  la  Rochefoucauld, 
aux  débats  qui  allaient  se  dérouler  devant  la  Cour 
d'assises'.  Le  voleur  patronné  par  la  presse  révolu- 


1.  Jean-Bapliste  Affnaer,  Belge  de  naissance,  condamné  pour  ban- 
queroute frauduleuse  dans  son  propre  pays,  vint  à  Paris  chercher  for- 
lune.  Sa  famille  était  fort  honorable  ;  il  dissimula  ses  nombreux  méfaits, 
mil  en  avant  le  nom  de  parents  dont  il  était  la  honte,  et  fut  reçu  par 
charité  à  la  maison  de  la  rue  des  Postes.  Abusant  de  la  confiance  du  Pro- 
cureur, il  enleva  l'argent  destiné  aux  Missions  et  se  sauva  en  Angle- 
terre. Revenu  à  Paris  au  mois  de  juin  1844,  il  trouva  jusqu'à  des  apo- 
logistes de  son  vol.  Mais  il  n'en  fut  pas  moins  jugé,  flétri  et  condamné 
les  8  et  9  avril  1845. 

2.  «  Le  procès  d'Afînaer,  celui  qui  a  volé  les  Jésuites,  arrive  bientôt. 
Je  m'adresse  à  toi  pour  que  tu  me  procures  le  moyen  d'y  assister  avec 
Georges.  »  —  a  Je  regrette  bien,  cher  ami,  que  tu  ne  sois  plus  rédac 
leur  de  la  Gazette  des  tribunaux;  car  je  sais  que  tu  aimes  la  justice 
avant  toute  chose  et  tu  n'aurais  pas  cherché  à  faire  du  scandale 
comme  d'autres  n'y  manqueront  pas.  »  —  a  L'affaire  vient  jeudi  pro- 
chain, elle  durera  deux  jours.  Je  me  recommande  à  toi  pour  deux 
places  et  pour  deux  jours.  »  -  «  J'espérais  te  prendre  au  saut  du  lit; 
mais  tu  es  encore  plus  leste  que  moi.  J'étais  au  cours  ce  matin,  pour 

18* 


200  PIERRE  OLIVAINT. 

tionnaire,  «  au  lieu  de  courber  la  tête  sous  le  poids 
de  la  honte,  la  relevait  avec  assurance;  au  lieu  de  se 
défendre,  il  attaquait  ceux  qu'il  avait  audacieusement 
dépouillés'.  » 

Cependant  le  jury  fut  équitable  et  la  justice  frappa 
le  coupable;  «  AfTnaer  resta  sous  le  poids  de  sa  honte, 
de  sa  fourberie  et  de  son  crime ^  » 

Les  ennemis  de  la  Compagnie  de  Jésus  n'en  conti- 
nuèrent pas  moins  leurs  iniques  poursuites.  Les 
magistrats  s'étaient  montrés  justes  ;  les  hommes  poli- 
tiques ne  le  furent  pas.  Cinq  jours  seulement  après 
la  condamnation  d'Alfnaer,  M.  Cousin  reprenait,  à  la 
Chambre  des  Pairs,  le  môme  thème  d'accusations  ba- 
nales que  le  criminel  avait  en  vain  fait  valoir  au  Pa- 
lais de  justice. 

Il  avait  la  même  excuse,  c'était  un  moyen  de  dé- 
fense. Des  cathoUques  marseillais  venaient,  dans  une 
pétition  courageuse,  de  dénoncer  au  pays  l'enseigne- 
ment impie  du  Collège  de  France.  M.  Cousin,  par  une 
habile  diversion,  porta  la  guerre  sur  un  autre  ter- 
rain. «  Je  ne  sais  pas  bien  ce  qui  se  passe  au  Collège 
de  France,  dit-il,  mais  ce  qui  frappe  les  yeux,  c'est 
qu'à  quelques  pas  a  lieu  une  violation  flagrante  et 
permanente  des  lois  existantes....  il  est  notoire  qu'une 
fameuse  Congrégation....  »  Et  après  avoir  demandé 
la  proscription  de  ces  religieux  parmi  lesiiuels  était 
Xavier  de  Ravignan,  l'orateur  achevait  sa  période  par 

te  prier  de  me  faire  entrer  demain  au  procès  Aflnaer.  Vctre  palais  est 
un  vrai  dédale....  » 

1.  Réquisitoire  de  M.  l'avocat  général  do  Tliorigny. 

2.  iléquisitoirc  de  M.  l'avocat  généra!. 


CHAPITRE  IX.  201 

ce  mot  qui  fit  sourire  la  noble  assemblée  :  ^t  11  m'en 
arrivera  ce  qui  pourra'  !  » 

Ces  dénonciations  passionnées  indignaient  Oli- 
vaint;  il  était  impatient  de  protester  soJenneJlcmenl 
contre  elles,  et  de  mériter  ce  nom  de  transfuge  que 
les  ennemis  de  l'Église  lui  iniligcrent  pour  avoir 
passé  sous  l'étendard  de  Dieu. 

Les  interpellations  de  M.  Thiers  sur  la  question 
religieuse,  c'est-à-dire  contre  les  Jésuites,  étaient 
fixées  aux  premiers  jours  de  mai  (1845).  Amis  et  enne- 
mis s'accordaient  à  croire  que  la  Chambre  des  Dépu- 
tés voterait  la  proscription  et  que  le  ministère  obéi- 
rait docilement  aux  injonctions  de  la  majorité.  C'était 
donc,  à  brève  échéance,  l'exil  pour  la  Compagnie  de 
Jésus  et  toutes  les  épreuves  qu'il  entraîne;  c'était  la 
persécution  légale,  la  pire  de  toutes,  avec  un  long 
cortège  de  vexations  mesquines,  humiliantes,  plus 
difficiles  à  supporter  que  les  insultes  de  la  populace 
et  les  violences  brutales  de  l'émeute. 

L'heure  parut  à  Pierre  Olivaint  bien  choisie  pour 
donner  à  la  démarche  qu'il  méditait  toute  sa  signifi- 
cation. Il  rendit  visite  au  R.  P.  Provincial^  et  au 
P.  de  Ravignan,  et  les  pria  de  fixer  avec  lui  son  dé- 
part au  V  mai,  veille  du  jour  où  l'orage  parlemen- 
taire, qui  grondait  depuis  longtemps,  devait  éclater 
sur  la  Compagnie  de  Jésus. 

Certes,  il  y  avait  quelque  noblesse  et  quelque  fierté 
dans  ce  départ,  pour  une  telle  destination,  à  pareil 


1.  Chambre  des  Pairs,  séance  du  14  avril  1845. 

2.  Le  R.  P.  Rubillon,  aujourd'hui  assistant  de  France- 


202  PIERRE   OLIVAINT. 

jour!  N'était-ce  pas  le  défi  d'un  cœur  honnête  jeté  aux 
persécuteurs,  mieux  encore,  la  profession  d'une  foi 
inébranlable  aux  promesses  de  Celui  qui  a  dit  : 
«  Bienheureux  serez-vous  quand  ils  vous  maudi- 
ront, quand  ils  vous  persécuteront,  quand  ils  di- 
ront de  vous,  dans  leurs  discours  menteurs,  tout  le 
mal  possible,  à  cause  de  moi  :  réjouissez-vous  alors, 
soyez  dans  l'allégresse,  parce  que  votre  récompense 
est  riche  dans  les  cieux.  Aussi  bien,  c'est  ainsi  qu'ils 
ont  persécuté  les  prophètes  qui  furent  avant  vous*.  » 

Fort  de  cette  confiance,  Pierre  ne  redoutait  pas 
l'exil;  il  s'y  exposait  même  avec  joie. 

Naguère  il  avait  lu  avec  émotion  ces  paroles  du 
grand  convertisseur  de  Notre-Dame  :  «  Que  si  je  de- 
vais succomber  dans  la  lutte,  avant  de  secouer  sur  le 
sol  qui  m'a  vu  naître  la  poussière  de  mes  pas,  j'irais 
m'asseoir  une  dernière  fois  au  pied  de  la  chaire  de 
Notre-Dame.  Et  là,  portant  en  moi-même  l'impéris- 
sable témoignage  de  l'équité  méconnue,  je  plaindrais 
ma  patrie,  je  durais  avec  tristesse  :  Il  y  eut  un  jour 
où  la  vérité  fut  dite,  une  voix  la  proclama  et  justice 
ne  fut  pas  faite;  le  cœur  manqua  pour  la  faire ^...  » 

En  venant  bravement  se  ranger  parmi  ceux  aux- 
quels on  la  déniait,  Pierre  entendait  rempHr  jusqu'au 
bout  le  devoir  d'un  homme  de  cœur. 

Avant  de  partir,  la  reconnaissance  l'amena  au  pied 
de  l'autel  miraculeux  de  Notre-Dame  des  Victoires. 
Il  y  vint  avec  plusieurs  amis,  dont  quelques-uns 


1.  Matt.^iv,  11,  12. 

2.  De  l'existence  et  de  VInstiliU  des  Jésuites,  vers  la  fin. 


CHAPITRE  IX.  203 

allaient  être  ses  frères  d'armes.  Ainsi  saint  Ignace  de 
Loyola  avait  visité  la  Vierge  de  Montserrat  avant  de 
se  rendre  à  Manrèse. 

Le  souvenir  de  celte  dernière  visite  nous  a  été 
transmis  par  Pierre  Olivaint  lui-même.  Huit  ans  plus 
tard,  débutant  à  Paris  dans  le  ministère  de  la  prédi- 
cation, il  profita  d'un  sermon  donné  à  Notre-Dame 
des  Victoires,  au  commencement  de  la  station  du 
Çaréme,  pour  proclamer  bien  baut  sa  gratitude  filiale 
envers  Marie. 

«  0  Mère  admirable,  c'est  un  besoin  pour  mon  cœur 
de  le  proclamer  devant  vos  enfants  :  combien  ne 
vous  dois-je  pas  moi-même!  Ne  suis-je  pas  de  ceux 
que  vous  avez  ressuscites*?...  Il  y  a  huit  ans  déjà, 
moi  aussi,  un  des  habitués  de  votre  pieux  sanctuaire, 
j'ai  entendu  l'appel  de  Dieu.  Quel  bonheur  j'éprou- 
vais à  me  trouver  le  soir  au  milieu  de  vos  enfants  ! 
Là  se  formait,  se  développait  la  vocation  dans  mon 
cœur.  Enfin,  jour  à  jamais  béni  !  je  suis  venu  au  pied 
de  cet  autel,  communier  avec  quelques  amis....  C'était 
pour  prendre  vos  ordres,  ô  ma  Mère;  c'était  pour 
m'enrôler  sous  la  bannière  de  Jésus.  Et  voilà  que 
maintenant,  presque  au  début  de  mon  ministère, 
sans  tenir  compte  de  ma  faiblesse  et  de  ma  misère, 
vous  me  donnez  la  parole  dans  votre  sanctuaire.... 
Que  votre  nom  soit  à  jamais  béni  !  Encore  une  fois  je 
ne  veux  être  que  l'instrument  de  vos  miséricordes.  » 

Le  matin  du  l'^'^mai,  Pierre  Olivaint  se  rendit  à  la 
maison  de  la  rue  des  Postes  pour  demander  une  der- 

1.  Le  sujet  du  sermon  était  la  Résurrection  de  Lazare. 


204  PIERRE  OLIVAINT. 

nière  bénédiction.  Durant  la  nuit,  on  avait  collé  sur 
la  grande  porte  deux  affiches  que  M.  Michelet,  logé 
dans  la  maison  voisine,  avait  pu  lire  lui-même.  L'une 
d'elles  portait  :  ^c  Mort  aux  Jésuites  !  Mort  à  ceux  qui 
veulent  s'élever  contre  l'Université!  »  et  l'autre  : 
K  II  faut  un  exemple!  Avant  huit  jours,  ils  rôtiront, 
on  leur  fera  gagner  le  ciel  par  le  martyre.  » 

Le  martyre!  ï^ierre  rêvait  peut-être  d'aller  le  cher- 
cher en  Chine;  il  aurait  cru  téméraire  de  l'espérer 
à  Paris.  La  sanglante  menace  écrite  sur  la  porte 
que  franchissait  le  jeune  postulant,  était  cependant 
une  prophétie  !  Peut-être  le  vénérable  supérieur  de  la 
maison  lui  mit-il  sous  les  yeux  ce  qu'il  venait  de  re- 
cevoir par  la  poste  :  un  grossier  dessin  représentant 
des  Jésuites  en  proie  à  d'aiïreux  supphces,  avec  un 
billet  anonyme  annonçant  que  «  la  vraie  France  allait 
écraser  sous  son  pied  la  Compagnie  soi-disant  de 
Jésus..  .  »  Yingt-cinq  ans  plus  tard,  la  populace  mas- 
sacrera cinq  Jésuites  et  foulera  aux  pieds  leurs  ca- 
davres. 

Voilà  ce  que  l'avenir  réservait  à  ce  jeune  homme 
pour  prix  de  son  dévouement. 

Ce  même  jour  il  rencontra  dans  la  rue  le  vaillant 
rédacteur  en  chef  de  VUnivers,  qu'il  connaissait  de 
vieille  date.  «  H  avait  l'air  fort  joyeux,  raconte 
M.  Louis  Veuillot.  Je  lui  demandai  où  il  allait  d'un 
pas  si  allègre.  —  Aux  Jésuites,  me  dit-il.  J'hésitais, 
je  n'hésite  plus:  M.  Thiers  m'a  indiqué  mon  chemin; 
c'est  là  qu'il  faut  aller.  J'entre  aujourd'hui.  » 

»  Maintenant    il   est    arrivé ,   »   concluait    l'illus- 


CHAPITRE  IX.  205 

tre  écrivain   en    rapportant    ce    Irait,   le     30   mai 

1871*. 
Une  dernière  fois   la  même  talle  réunit,  autour 

d'Olivaint,  ses  vieux  amis  de  Charlemagne  et  de 
l'École  normale,  dont  quelques-uns  se  disposaient  ri 
l'imiter.  Que  de  souvenirs  évoquaient  ces  fraternelles 
agapes  préparées  par  le  vénérable  mentor  de  Pierre, 
de  Cliarles  et  de  Félix!  Xavier,  lui  aussi,  était  là,  vi- 
vement ému.  Olivaint  les  consolait  tous,  tantôt  grave, 
tantôt  souriant.  Le  repas  fini,  on  le  conduisit  à  la 
diligence  qui  devait  l'emporter  au  noviciat  de  Laval. 
11  marchait  de  son  pas  ferme  et  pressé,  et  le  long  du 
chemin,  s'entretenant  avec  celui  de  ses  amis  qui,  trois 
mois  plus  tard,  allait  le  rejoindre  :  <^  Il  nous  est  assez 
prouvé,  lui  dit-il,  qu'il  n'y  a  pas  pour  nous  d'autre 
voie  à  prendre;  nous  ne  pouvons  trop  tôt  la  suivre. 
Quand  viens-tu  me  retrouver?  ~  Dès  que  j'en  aurai 
fini  avec  les  compositions  du  grand  concours,  répon- 
dit le  professeur  d'histoire  au  collège  Stanislas. 

«  —  Bien  !  reprit  Olivaint  tout  joyeux.  Moi,  j'ai  la 
chance  de  partir  aujourd'hui,  à  la  veille  même 
des  interpellations.  Toi,  tu  t'en  iras  au  moment  du 
déménagement.  «  Puis,  avec  son  bon  sourire  :  «  Adieu^ 
mes  amis,  et  vive  la  Compagnie  de  Jésus!  C'est  le 
beau  moment  d'y, entrer,  quand  elle  s'en  va!  » 

Et  la  voiture  prit  la  route  de  Laval. 

1.  VWîivers,  édition  de  Versailles^  30  et  31  mai  1871. 


CHAPITRE  X 


Pierre  Olivainl  novice  :  Laval ,  Vannes .  Brugelelf  e .  —  Éludes  théologiqneg 

et  sacerdoce. 


Le  lendemain  (3  mai  1845),  Pierre  Olivaint  frappait 
à  la  porte  du  noviciat.  Il  y  était  attendu,  et  sa  nou- 
velle famille  lui  fit  un  accueil  fraternel. 

Presque  en  môme  temps  arrivait  la  nouvelle  que, 
malgré  les  éloquentes  protestations  de  Berryer,  l'or- 
dre du  jour  voté  par  la  Chambre  des  Députés  invitait 
le  ministère  à  faire  exécuter  les  lois.  Quelles  lois?... 
Lois  plus  que  douteuses,  lois  iniques,  évidemment 
tombées  en  désuétude  et  qu'on  ne  pouvait  invoquer, 
disait  l'illustre  défenseur  de  la  Compagnie  de  Jésus 
et  des  ordres  religieux,  «  sans  donner  le  démenti  le 
plus  cruel,  non-seulement  à  la  Constitution  écrite, 
mais  aux  principes  de  l'immuable  justice*.  » 

1.  Discours  de  M.  Berryer  dans  la  séance  du  3  mai.  —  «  La  cmiae 
est  perdue,  avait  dit  le  grand  avocat  au  P.  de  Ravignan,  elle  est  per- 
due  pour  le  présent,  et  cependant  elle  sera  gagnée.  »  {Vie  du  P.  de 
Ravignan,  t.  I,  p.  313.) 


CHAPITRE  X.  207 

La  menace  restait  ainsi  suspendue  sur  la  tête  de 
ceux  qu'un  caprice  de  l'opinion,  un  arrêt  arbitraire 
du  ipouvoir  pouvait  proscrire  au  premier  jour.  Mais 
plus  la  persécution  devenait  imminente,  plus  nom- 
breux étaient  les  cœurs  vaillants  qui  s'offraient  à  la 
subir.  Dans  la  seule  année  1845,  les  vocations  se 
multiplièrent  dans  une  proportion  étonnante;  plus 
de  cent  vingt  postulants  furent  admis  dans  les  divers 
noviciats  de  la  Compagnie  de  Jésus  en  France.  La 
seule  province  de  Paris  eut  pour  sa  part  trois  anciens 
élèves  de  l'École  normale,  un  polytechnicien,  plusieurs 
licenciés  ou  docteurs  en  droit;  tous  étaient  membres 
des  conférences  de  Saint-Yincent  de  Paul,  et  avaient 
trouvé,  dans  leur  amour  pour  les  pauvres,  le  secret 
du  parfait  amour  de  Dieu. 

Par  une  admirable  préparation  de  la  divine  Provi- 
dence, sur  cinq  prêtres  de  la  Compagnie  de  Jésus 
morts  aux  jours  de  la  Commune,  pour  le  nom  qu'ils 
portaient,  trois  s'étaient  enrôlés  sous  l'étendard  de 
la  Croix  durant  les  six  mois  qui  suivirent  les  inter- 
pellations*. Il  est  même  un  quatrième  otage  qui,  par 
ses  commencements  et  par  sa  fin,  appartient  à  cette 
héroïque  levée  -. 

Dans  leur  solitude  de  Laval,  les  novices  goûtaient 
une  paix  profonde.  L'écho  des  clameurs  hostiles  expi- 


1.  Le  P.  Olivaint  entra  au  noviciat  le  2  mai  1845;  le  P.  Jean  Cau- 
bcrt,  le  10  juillet;  le  P.  Anatole  de  Bengy,  le  12  novembre. 

2.  M.  l'abbé  Michel  Allard,  entré  au  noviciat  de  Laval  le  18  septem- 
bre 1845,  ne  vécut  que  peu  de  temps  dans  la  Compagnie;  mission- 
naire en  Orient,  il  revint  à  propos  pour  payer,  lui  aussi,  la  rançon  du 
sang. 

19 


208  PIERRE  OLIVAINT. 

rait  au  seuil,  et  si  l'on  parlait  des  persécuteurs,  c'é- 
tait pour  les  plaindre  et  prier  pour  eux. 

Le  silence  devint  plus  profond  et  l'union  à  Dieu 
plus  intime,  quand,  peu  de  jours  après  l'arrivée  du 
Frère  OMvaint,  commencèrent  pour  lui  et  pour  quel- 
ques autres  novices,  les  Exercices  spirituels  de  trente 
jours.  Le  P.  Mallet,  alors  Père  Maître^  avait  profité, 
cette  année-là,  du  moment  où  plusieurs  de  ses  jeu- 
nes religieux  étaient  partis  en  pèlerinage,  pour  don- 
ner à  ceux  qui  restaient  cette  grande  retraite.  «  Le 
Frère  Olivaint,  nous  écrit  un  de  ceux  qui  partagèrent 
le  môme  labeur,  débutait  ainsi  par  une  épreuve 
d'elle-même  assez  rude  et  qui  le  devenait  davantage 
à  cause  de  l'accablante  chaleur  et  de  l'insuffisance 
de  nos  pauvres  petites  chambres.  Le  nouveau  novice 
accepta  tout  avec  un  généreux  courage  et  sortit  de 
là  plein  d'une  ferveur  qui  nous  édifia  beaucoup  et 
qui  ne  s'est  jamais  démentie.  » 

Une  lettre,  écrite  le  jour  même  de  la  clôture  des 
Exercices  spirituels,  révèle  le  travail  intime  qui  s'é- 
tait fait,  durant  un  mois,  dans  le  cœur  du  jeune  re- 
ligieux. 

"Laval,  8  juin  1845. 

«  Mon  bien  cher  ami, 

a  Je  sors  de  retraite  aujourd'hui  après  un  long 
mois  qui  m'a  paru  bien  court,  après  les  méditations 
les  plus  graves  et  les  plus  douces  en  même  temps. 
C'est  dans  la  retraite  qu'il  faut  aller  pour  bien  enten- 
dre la  voix  de  Dieu.  La  vérité,  qui  faisait  déjà  ma  vie, 
m'a  paru  comme  une  chose  nouvelle.  Qu'il  fait  bon, 
mon  ami,  de  s'approcher  de  Dieu  !  Que  je  voudrais 


CHAPITRE  X.  209 

jusqu'à  mon  dernier  soupir,  me  tenir  bien  près  de 
son  cœur!  Je  regrette  bien  qu'il  ne  t'ait  pas  encore 
été  donné  de  suivre  la  pensée  que  Dieu  t'a  inspirée 
déjà,  et  d'aller,  toi  aussi,  lui  parler  dans  la  solitude; 
mais  il  est  partout,  même  au  milieu  des  plus  grands 
bruits  du  monde,  même  au  palais  de  justice,  où  les 
harangues  des  avocats  n'empêchent  pas  toujours  de 
l'entendre.  Ne  fais  pas  la  sourde  oreille.  Peut-être  se 
servira-t-il  pour  te  convaincre  de  la  voix  de  celle 
qu'il  va  le  donner  pour  épouse  et  dont  il  met  la  foi 
sous  ta  garde;  je  suis  bien  sûr  que  tu *n'endurciras 
pas  ton  cœur.  Oh!  je  prie  bien  pour  ton  mariage, 
cher  ami.  Il  n'y  a  pas  de  jour  que  je  ne  pense  à  toi 
devant  Dieu.  .Te  m'unirai,  sois-en  sûr,  le  11  de  ce 
mois,  à  la  Messe  où  vous  recevrez  la  bénédiction 
nuptiale;  puisse -t-elle  descendre  tout  entière  dans 
ton  cœur  ;  mais  pour  cela  il  faut  lui  faire  place,  il 
faut  que  ton  cœur  soit  bien  purifié.  Confesse-toi  donc, 
cher  ami,  bien  simplement,  avec  une  contrition  bien 
vive.  Dieu  est  un  bon  père  :  Nemo  tam  Pater!  Si 
tu  savais  comme  je  l'ai  senti  pendant  ma  bienheu- 
reuse retraite!  Tu  me  demandes  une  prière,  mon 
bien  cher  ami.  Oh!  donne  tout  ton  cœur  à  Dieu,  mets- 
toi  sous  sa  protection,  invoque  aussi  Marie,  notre 
bonne  Mère,  jette  les  yeux  sur  Jésus,  notre  bien- 
aimé  Sauveur,  et  dis-lui  que  tu  aimes  la  vérité,  que 
tu  le  supplies  à  genoux  de  t'éclairer,  de  te  donner  la 
force;  promets-lui  de  chercher  dans  une  union  sainte 
son  service  et  sa  gloire,  non  la  vanité  du  monde  et 
ses  plaisirs;  promets-lui  de  mettre  tes  enfants  sous 
ea  gardo  et  de  les  élever  dans  son  amour,  et  je  te 


210  PIERRE  OLIVAINT. 

l'assure,  ta  prière  sera  agréable  au  Seigneur.  Dis 
avant  la  Messe  les  prières  de  l'Église  pour  la  béné- 
diction nuptiale;  lu  y  verras  ce  que  c'est  que  le  ma- 
riage chrétien.  Récite  le  Pater  en  le  méditant,  en 
t' arrêtant  à  chaque  parole.  Si  tu  veux  encore  une  de 
mes  prières  de  prédilection  qui,  j'en  suis  sûr,  m'a  valu 
bien  des  grâces,  dis  au  bon  Dieu  de  toute  ton  âme  : 

«  Prenez,  Seigneur,  et  recevez  toute  ma  liberté, 
«  ma  mémoire,  mon  intelligence,  ma  volonté  entière, 
«  tout  ce  que  j'ai  et  possède  :  vous  m'avez  donné  tout 
«  cela;  à  vous,  Seigneur,  je  le  restitue;  tout  est  vôtre; 
«  disposez-en  au  gré  de  voire  volonté.  Donnez-moi 
i<  votre  amour  et  votre  grâce,  elle  me  suffît  *.  » 

c(  Ou  bien  encore  le  Memorare  qui  a  fait  tant  de  mi- 
racles. En  voilà  plus  qu'i  In'en  faut  pour  convertir  le 
monde. 

«Je  n'ai  que  quelques  instants;  toi  aussi,  prie  pour 
moi.  Je  te  recommande  ma  pauvre  mère.  Je  te  mets 
un  mot  pour  elle.  Envoie-lui  ma  lettre  tout  de  suite. 

«  11  me  vient  une  pensée,  mon  cher  ami,  c'est  que 
tu  devrais  bien  examiner  de  nouveau  la  question  des 
associations  religieuses,  non  pas  seulement  dans  la 
lettre  de  nos  lois,  si  souvent  empreinte  des  passions 
d'un  temps  ou  d'un  autre;  mais  dans  ton  cœur,  dans 
le  texte  de  l'éternelle  justice,  et  après,  si  tu  veux, 
dans  le  Gode;  tu  seras  mieux   préparé  à  juger.  La 

1.  Sume,  Domine,  et  suscipc  omncm  meam  libertafem^  meam  me- 
moriam,  meum  mtellectum  et  omnem  voluntatem  meam,  quidquid 
habeo  et  possideo  :  tu  milii  Iixc  omnia  dedisti  ;  tibî,  Domine^  ea  re- 
stitua; omnia  tua  sunt,dispone  pro  omni  voîantate  tua.  Da  mihx 
tuum  amorem  et  gratiam  ;  nam  hxc  mihi  sufficit. 


CHAPITRE    K.  211 

question  se  posera  pcul-ôtre  au  premier  jour  et 
M.  N***  pourra  te  consulter.  Je  t'avoue  tout  simple- 
ment qu'il  me  serait  pénible  de  penser  que  tes  con- 
seils le  détourneraient  de  donner  son  assentiment  à 
quelque  Mémoire  favorable  à  la  liberté  des  associa- 
tions religieuses.  Je  ne  prétends  nullement,  crois-le 
bien,  te  blâmer  de  l'influence  que  tu  as  eue  sur  lui 
une  première  fois;  dans  l'état  d'esprit  où  tu  étais 
encore,  tu  ne  pouvais  voir  les  choses  autrement. 

a  Bien  cher  ami,  quand  tu  m'écriras,  mets  seule- 
ment :  M.  Olivainl,  Laval,  maison  Saint-Michel.  Si  tu 
mets  jésuite,  tes  lettres  pourraient  bien  être  lues  en 
route. 

«  Encore  une  fois,  que  Dieu  bénisse  ton  mariage. 
Ma  mère,  je  te  la  recommande  encore. 

«Tout  à  toi  dans  le  cœur  de  notre  bon  Maître, 
Jésus-Christ,  où  je  te  donne  rendez-vous  pour  le 
moment  de  la  Consécration  et  de  la  Bénédiction  à  la 
Messe  de  ton  mariage.  Oh!  si  tu  savais  ce  que  c'est 
que  la  communion  !  Si  ton  âme,  le  même  jour,  pouvait, 
elle  aussi,  se  mariera  Jésus-Christ!  Je  communierai 
pour  toi.  Tout  à  toi  en  Notre-Seigneur,  et  aux  amis. 

ce  P.  S.  Prends  connaissance  d'un  mémoire  sur  les 
associations  religieuses  que  viennent  de  publier 
MM.  Berryer,  de  Yatimesnil,  etc.  » 

Cet  ami  auquel  le  Frère  Olivaint  écrivait  sa  pre- 
mière lettre,  datée  de  Laval,  contractait,  quelques 
jours  après,  un  brillant  mariage.  La  cérémonie  reli- 
gieuse eut  lieu  à  l'église  de  la  Madeleine  ;  au  milieu 
d'une  grande  affluence  de  parents  et  d'amis  on  aper- 
çut la  pauvre  mère  du  novice  absent,  qui,  malgré 


212  PIERRE  OLIVAINT. 

sa  douleur,  avait  voulu  tenir  la  place  de  son  fils. 
Mme  Olivaint,  perdue  dans  cette  foule  qui  entourait 
l'heureux  couple  à  la  sacristie,  semblait  absorbée 
par  une  triste  et  amère  préoccupation.  Quel  contraste, 
en  effet,  entre  le  sort  de  son  fils  et  le  sort  du  jeune 
avocat  auquel  souriait  la  fortune!  L'ennui  d'une  soli- 
tude que  Dieu  ne  remplissait  pas,  des  préventions  que 
le  chagrin  rendait  implacables,  tourmentaient  le  cœur 
de  la  malheureuse  mère.  Le  monde  la  plaignait  sans 
pouvoir  la  consoler;  mais  Dieu,  dans  sa  bonté  misé- 
ricordieuse, se  disposait  à  sauver  cette  âme  en  consi- 
dération du  sacrifice  fait  pour  elle. 

Quelque  temps  après  le  départ  de  Pierre,  Charles 
Verdière  s'aventura  à  rendre  une  visite  de  condo- 
léance à  Mme  Olivaint.  La  vue  de  cet  ancien  ca- 
marade de  son  fils,  qui  allait,  peu  de  jours  après, 
s'enfuir  à  son  tour  loin  du  monde*,  causa  à  cette 
mère  inconsolable  une  peine  si  poignante,  que,  sans 
trouver  presque  à  dire  un  seul  mot,  elle  salua  le  vi- 
siteur et  l'ccouta  dans  un  froid  et  sombre  silence. 

Le  Frère  Olivaint,  inslruit  de  tout  cela,  souffrait 
cruellement;  une  seule  pensée  consolait  sa  douleur, 
c'est  que  le  salut  de  sa  mère  en  serait  quelque  jour 
le  prix. 

Il  y  a  peu  de  chose  à  dire  des  premières  années 

1.  Pierre  avait  dit  à  Charles,  au  moment  de  le  quitter:  «Toi,  tu 
partiras  au  moment  du  déménagement.  »  Ce  qui  se  réalisa  bientôt  à  la 
lettre.  En  effet,  le  jour  où  Charles,  qui  se  rendait  à  Rome  pour  y  faire 
son  noviciat,  vint  dire  adieu  au  R.  P.  Rubillon,  provincial  de  France, 
il  trouva  la  cellule  encombrée  de  papiers  et  de  menus  objets.  C'était  le 
déménagement  prévu  qui  s'opérait,  en  conséquence  des  mesures 
conseillées  par  le  Père  Général. 


CHAPITRE  X.  213 

que  le  Frère  Olivainl  passa  dans  la  vie  religieuse.  Au 
noviciat,  qu'a-t-il  fait?  —  Vraiment  rien,  du  moins  en 
apparence.  Le  professeur  est  devenu  disciple;  pour 
lui,  la  prière  a  remplacé  l'étude;  d'humbles  exercices 
manuels  et  quelques  essais  d'apostolat  remplissent 
ses  journées.  Cependant,  n'est-ce  pas  assez  de  mener 
la  môme  vie  que  Jésus  à  Nazareth? 

Ceux  qui  virent  le  novice  à  l'œuvre  affirment  una- 
nimement que  ce  repos  fut  fécond  et  que  Pierre  Oli- 
vaint  sortit  de  son  désert,  transfiguré  par  l'énergie 
de  ses  eilorts  et  le  travail  incessant  de  la  grâce. 

Dès  le  début,  les  petites  épreuves,  qui  sont  parfois 
les  plus  crucifiantes,  ne  lui  manquèrent  pas.  Il  y 
avait  à  Laval  un  jeune  homme  d'une  vertu  exemplaire, 
mais  d'un  caractère  ardent,  qui,  formé  déjà  à  la 
discipline  du  noviciat,  était  chargé  auprès  des  autres 
des  fonctions  d'admoniteur,  c'est-à-dire  qu'il  servait 
de  perpétuel  intermédiaire  entre  les  supérieurs  et  ses 
frères.  Plein  de  zèle  pour  l'exacte  observation  des 
moindres  règles,  il  les  interprétait,  dans  son  inexpé- 
rience, avec  la  dernière  rigueur,  non  sans  y  mêler 
des  minuties  de  son  invention  qui  exerçaient  singu- 
lièrement la  patience  de  tous.  Le  Frère  Olivaint,  âgé 
de  vingt-neuf  ans  et  qui  savait  son  monde,  avait  plus 
de  mérite  à  se  soumettre  à  ces  exigences,  parfois  un 
peu  puériles.  «Jamais,  cependant,  il  ne  parut  y  faire 
attention,  »  raconte  un  témoin. 

Ce  n'est  pas  que  la  nature  fût  encore  entièrement 
domptée.  La  vivacité  du  caractère  se  trahissait  quel- 
quefois par  des  mouvements  bientôt  contenus.  Ses 


214  PIERRE  OLIVAINT. 

frères  ont  gardé  le  souvenir  d'une  scène  assez  plai- 
sante dont  l'ancien  professeur  fut  le  héros. 

Il  est  d'usage  que  les  novices  s'exercent  à  faire  le 
catéchisme,  f/un  d'eux  remplit  alors  le  rôle  du  curé 
ou  du  vicaire;  tous  les  autres,  le  rôle  des  petits  en- 
fants, ce  qui  permet  quelques  questions  insidieu- 
sement naïves  et  même  un  peu  d'innocente  dissi- 
pation. Or,  un  jour,  le  Frère  Olivaint,  catéchiste  à 
son  tour,  eut  à  subir  l'épreuve  de  cette  turbulence 
calculée;  ce  fut  bientôt  fait;  il  mit  successivement  et 
sans  façon  presque  tous  ses  prétendus  élèves  à  la 
porte.  C'était  un  reste  de  ce  qu'on  pourrait  appeler 
sa  première  manière.  Mais  il  s'en  défît  peu  à  peu  pour 
devenir  de  plus  en  plus  aimable,  simple,  enjoué, 
plein  d'égards  pour  chacun. 

Consciencieusement  appliqué  au  moindre  devoir,  il 
apportait  un  soin  particulier  à  la  rédaction  des  con- 
férences sur  les  règles.  Le  résumé  qu'il  en  faisait, 
toujours  très-exact  et  très-complet,  était  recherché 
des  autres  avec  empressement  ;  il  le  prêtait  avec 
bienveillance,  sans  fausse  modestie. 

Les  novices  sortaient  peu  de  la  maison,  cl  quoique 
Laval  fût  une  des  villes  les  mieux  disposées  en  faveur 
de  la  Compagnie,  on  avait  dû  leur  recommander  une 
grande  prudence  dans  leurs  excursions  à  travers  la 
campagne.  Qui  sait?  Se  réunir  cinq  ou  six  sous  un 
arbre  ou  près  d'un  ruisseau,  c'en  était  assez  peut- 
être  pour  alarmer  bien  des  gens  1 

Un  jour  que  le  Frère  Olivaint  faisait  une  de  ces 
rares  promenades  aux  environs,  ayant  pour  compa- 
gnon de  route  celui  qui  devint,  en  1871,  son  succès- 


CHAPITRE  X.  215 

seur  iinmôdial  à  la  Maison  de  la  rue  de  Sèvres,  il 
rcnconlra  un  malheureux  qui,  dans  un  accès  de 
désespoir,  se  disposait  à  se  précipiter  dans  la  rivière. 
Les  deux  novices  s'élancent,  l'arrélent,  lui  font  d'a- 
micales représentations.  Le  Frère  Olivaint,  raconte 
le  complice  de  sa  bonne  action,  parla  si  bien  à  ce 
pauvre  homme,  (^^  .^  le  ramena  avec  lui  jusqu'aux 
portes  de  la  ville,  le  quittant  là,  de  peur  de  l'embar- 
rasser, après  lui  avoir  fait  promettre  de  se  réconci- 
lier au  plus  tôt  avec  Dieu.  «  Oh  !  merci,  répétait  celui 
qu'il  venait  de  sauver,  merci,  mon  bon  monsieur; 
vous  m'avez  converti.  » 

Cependant  la  paix  relative  dont  jouissaient  les  no- 
vices de  Laval  ne  tarda  pas  à  ôtre  troublée  par  le3 
tracasseries  d'un  pouvoir  soupçonneux  et  craintif. 

Le  ministère,  à  la  tête  duquel  se  trouvait  alors 
M.  Guizot,  tout  en  cédant  aux  injonctions  de  la  Cham- 
bre, essayait  d'éviter  la  persécution  violente.  Dans 
sa  perplexité,  il  avait  expédié  M.  Rossi  à  Rome,  afin 
d'arracher  au  Souverain  Pontife  un  acte  de  fai- 
blesse. Celte  injurieuse  espérance  fut  promptement 
déçue.  Grégoire  XYI  aima  mieux  continuer  Pie  YII 
que  de  retournera  Clément  XIV.  Seulement,  pour  le 
bien  de  la  paix,  il  fit  un  signe,  il  manifesta  un  désir 
au  Général  de  la  Compagnie  de  Jésus,  et  aussitôt 
celui-ci  proposa,  sans  l'ordonner,  aux  deux  Provin- 
ciaux de  France,  la  diminution  ou  la  dissolution  de 
quelques  maisons  plus  nombreuses.  Il  fut  obéi  ;  les 
maisons  de  Paris,  plus  en  vue  et  plus  attaquées,  fu- 
rent en  partie  évacuées,  et  les  religieux  qui  les  habi- 


216  PIERRE  OLIVAINT. 

taient  dispersés  par  petits  groupes  dans  divers  quar- 
tiers. 

Il  semblait  difficile  d'en  exiger  davantage,  puis- 
que, de  l'aveu  même  de  leurs  ennemis,  les  Jésuites 
étaient,  dans  leur  façon  d'agir,  irréprochables.  Leur 
éloquent  défenseur  à  la  Chambre  des  Pairs  pouvait 
affirmer,  en  effet,  sans  crainte  d'être  contredit,  que 
le  garde  des  sceaux,  «  quoique  très-vigilant  à  l'égard 
des  écarts  ecclésiastiques,  n'avait  pu  mettre  la  main 
sur  le  plus  petit  jésuite,  afin  de  le  traduire,  pour  la 
moindre  contravention,  devant  la  police  correction- 
nelle ^  » 

Il  importait  peu  ;  le  ministère  toujours  tremblant, 
pour  apaiser  l'opposition  toujours  implacable,  récla- 
ma une  plus  complète  dispersion.  Le  noviciat  de 
Laval  fut  choisi  pour  victime,  et  vingt  jeunes  reli- 
gieux adonnés  à  la  vie  la  plus  pauvre  et  la  plus 
humble  durent  fuir  jusqu'au  fond  de  la  Bretagne. 
Vannes  ouvrit  au  Frère  Olivaint  et  à  ses  compagnons 
un  asile  presque  aussi  précaire  que  celui  qu'ils 
venaient  de  quitter.  Il  ne  resta  plus  à  Laval  que  les 
étudiants  de  théologie. 

Le  Frère  Olivaint,  arrivé  en  Bretagne  au  mois 
d'octobre  1845,  y  demeura  jusqu'en  septembre  de 
l'année  suivante.  Il  y  poursuivit,  sans  nouvelles  tra- 
verses, les  paisibles  exercices  du  noviciat. 

«  Ce  que  je  me  rappelle  de  plus  saillant  pendant 
cette  année,  dit  le  témoin  fidèle  que  nous  avons 
entendu  plus  haut,  ce  sont  quelques  prédications  au 

1.  Discours  de  M.  de  Monlalembeit  séance  du  11  juin  1845 


CHAPITRE   X.  217 

réfectoire,  dans  lesquelles  il  portait  déjà  son  feu,  son 
zèle  dévorant.  Sa  piété  était  admirable,  et  il  suffisait 
de  le  regarder  pour  se  sentir  porté  à  Dieu.  Il  faisait 
le  catéchisme  en  ville,  désormais  plein  de  man- 
suétude, à  la  grande  édification  de  ses  audi- 
teurs. » 

Un  autre  de  ses  frères  complète  ce  tableau.  «  Le 
Frère  Olivaint,  dit-il,  exerça  quelque  temps  à  Van- 
nes les  fonctions  d'admoniteur.  Ses  saillies  étaient 
sans  aigreur  et  disparaissaient  dans  un  aimable 
sourire,  pour  peu  qu'un  Frère  s'en  montrât  légère- 
ment piqué.  » 

Pour  être  entièrement  vrai  et  peindre  la  nature 
avant  la  complète  victoire  de  la  grâce,  il  faut  ajouter 
que,  plus  d'une  fois,  au  début  d'une  discussion  avec 
un  novice  qui,  pour  son  caractère  excentrique,  ne 
put  demeurer  dans  la  Compagnie,  la  figure  du  Frère 
Olivaint  se  contractait,  ses  yeux  pétillaient  de  malice, 
le  trait  mordant  arrivait  aux  lèvres  :  mais  avant  qu'il 
échappât,  sur  un  commandement  de  la  volonté,  tout 
rentrait  dans  Tordre  ;  le  visage  reprenait  son  humble 
sérénité,  et  la  parole  qu'on  recueillait  de  sa  bouche 
était  calme,  simple  et  bonne,  comme  si  elle  fût  sortie 
du  Cœur  de  Jésus. 

Par  une  permission  de  Dieu  et  peut-être  aussi  par 
une  attention  particulière  du  Père  Maître,  ce  fut  ce 
novice  à  l'humeur  étrange  que  le  Frère  Olivaint  reçut 
pour  compagnon  de  pèlerinage. 

Il  s'agissait  d'aller  ensemble  à  pied,  demandant 
rhospitalité  sur  la  route,  jusqu'à  Plévin,  pour  prier 
au  tombeau  du  vénérable  Père   Maunoir,  le  graod 


218  PIERRE  OLIVAINT. 

apôtre  de  la  Bretagne.  Les  deux  novices  partirent 
d'un  bon  pas,  le  cœur  joyeux  ;  mais  à  peine  avaient- 
ils  quitté  le  sanctuaire  et  le  bourg  de  Sainte-Anne 
d'Auray,  qu'ils  furent  tout  à  coup  arrêtes  par  deux 
gendarmes,  qui  leur  demandèrent  leurs  passe-ports. 
De  passe-ports,  ils  n'en  avaient  pas,  et  leur  pauvre 
vêtement,  leur  manière  insolite  de  voyager,  don- 
naient, il  est  vrai,  prise  aux  soupçons.  Enfin  on 
s'expliqua  et  les  pèlerins  poursuivirent  leur  route. 
Mais  parvenus  au  village  de  Pontscorff,  à  peu  de 
distance  deLorient,  les  pèlerins  furent  entourés  par 
des  paysans  qui  menaçaient  de  leur  faire  un  mau- 
vais parti,  quand  un  bon  chrétien,  aubergiste  du 
village  ,  inspiré  par  sa  femme,  fend  la  foule  et  de- 
mande au  Frère  Olivaint  s'il  n'est  pas  un  des  Pères  de 
Vannes,  s'il  connaît  le  vénéré  Père  Le  Leu.  Sur  la 
réponse  affirmartive,  les  paysans  se  découvrent,  et  les 
deux  Frères,  logés  à  l'auberge,  sont  reçus  par  leur 
hôte  avec  une  charité  affectueuse  et  un  religieux 
respect. 

Au  retour  de  celte  pieuse  expédition,  le  Frère  Oli- 
vaint écrivait  la  lettre  suivante  à  un  de  ses  chers 
amis  parisiens  : 

•  Vannes,  9ji.illel  1846. 

«  Bien  clier  ami, 

«  Je  profite  d'une  occasion  pour  t'écrire  quelques 
mots  à  la  hâte  et  te  rappeler  que  je  vis  encore,  quoi, 
quemort  au  monde,  et  que  lu  me  ferais  bien  plaisir  eo 


CHAPITRE  X.  219 

me  répondant.  Tu  as  beau  te  taire,  je  ne  veux  pas 
l'oublier.  Si  tu  étais  déjà  tout  à  Dieu,  je  consentirais 
plus  facilement  à  sacrifier  toute  correspondance  et 
je  dirais  :  Quoique  séparés,  nous  sommes  toujours 
unis  dans  le  Cœur  du  bon  Maître,  et  là  nous  pouvons 
nous  rencontrer  chaque  jour.  Mais  tu  n'as  pas  encore 
passé  la  frontière  ;  il  le  faut  bien,  puisque  tu  ne  m'as 
pas  encore  écrit;  tu  n'aurais  pas  manqué  de  m'an- 
noncer  cette  bonne  nouvelle.  Oh  !  le  monde,  le  monde  ! 
je  le  hais  bien  davantage  quand  je  pense  à  toi  et  à 
quelques  autres  qu'il  retient  captifs  dans  ses  préju- 
gés et  dans  ses  plaisirs  1  Mon  pauvre  ami,  unum 
necessarium.  C'est  toujours  là  qu'il  en  faut  revenir, 
et  tu  le  sais  bien  ;  tu  voudrais  t'attacher  à  cet  unique 
nécessaire,  mais  tu  n'as  pas  encore  la  force  de  pren- 
dre ton  parti.  Au  moins,  mon  bon  ami,  conserve  les 
relations  qui  peuvent  t'aider  à  revenir  à  Dieu,  quand 
tu  te  sentiras  plus  disposé  à  suivre  la  grâce  ;  au 
moins,  n'oublie  pas  notre  vieille  amitié  que  ma  con- 
version, tu  le  sais,  n'a  pas  affaiblie,  comme  tu  l'avais 
craint.  Si  sczr  es.'...  Oh!  si  tu  savais  quels  sont  les 
biens  que  tu  négliges  de  saisir  !  Si  tu  pensais  au  bien 
qu'il  te  serait  donné  de  faire  ! 

«  Cher  ami,  je  prie  toujours  pour  loi.  Notre-Seigncur 
se  trouve  toujours  à  la  porte  de  ton  cœur;  ta  femme 
aussi,  par  ses  vertus  et  sa  piété,  t'encourage  et  te 
presse.  Rends-toi  donc,  bien  cher  ami.  Que  gagneras- 
tu  à  lutter  contre  Dieu? 

«Si  tu  désires  de  mes  nouvelles:  en  deux  mots,  cher 
ami,  je  me  porte  bien  ;  je  remercie  plus  que  jamais 
le  bon  Dieu  de  ma  vocation  ;  j'aime  la  Compagnie  de 


220  PIERRE  OLIVAINT. 

tout  mon  cœur,  et  tout  mon  désir  est  d'y  vivre  et  d'y 
mourir  pour  le  service  du  bon  Maître. 
«  Je  t'embrasse  en  Notre-Seigneur. 

«  Tout  à  toi  de  cœur.  » 

«  P.  S.  —  Un  mot  de  ma  mère  aui  me  laisse  sans 
nouvelles.  » 

Cette  dernière  ligne  révèle  la  grande,  la  seule  peine 
que  le  novice  nourrissait  dans  son  cœur.  La  grâce 
ardemment  sollicitée  se  faisait  bien  longtemps  atten- 
dre! Pour  l'obtenir  plus  sûrement,  il  s'étudiait  à 
se  sanctifier  et  s'exerçait  à  souffrir.  A  cette  fin,  il 
saisissait  avidement,  mais  sans  affectation,  toute 
occasion  de  s'imposer  un  sacrifice,  combinant  tou- 
jours avec  prudence  les  attraits  de  la  mortification  et 
les  exigences  de  la  vie  commune.  Au  moment  des 
grandes  chaleurs,  le  P.  de  Lehen,  successeur  du 
P.  Mallet  dans  les  fonctions  demaître  des  novices,  ayant 
permis  de  prendre  des  bains  de  mer,  le  Frère  Olivaint 
en  prit  un,  pour  ne  pas  se  distinguer  des  autres  ; 
mais  ensuite  il  s'abstint,  sous  quelque  prétexte  plau- 
sible, de  cet  innocent  plaisir.  Se  vaincre  dans  les 
moindres  choses,  telle  était  déjà  sa  tendance  conti- 
auelle. 

Les  notes  spirituelles  prises  par  le  Frère  Olivaint 
durant  son  noviciat  forment  un  volume  de  plus  de 
deux  cents  pages,  où  il  puisa  jusqu'à  la  fin  pour  ses 
exhortations  familières  et  ses  retraites.  Souvent  le 
nom  du  Père  Maître  est  écrit  au  début  de  la  médita- 
tJ'Âc»u' de  l'instruction  que  le  fervent  disciple  résume; 


CHAPITRE  X.  221 

mais  il  est,  en  outre,  des  réflexions,  des  résolu- 
tions (l'un  caractère  tout  personnel  et  où  se  laisse 
pressentir  le  P.  Olivaint  de  Vaugirard  ou  de  la  rue 
de  Sèvres. 

Telles  sont  les  pensées  suivantes,  si  nettement  et 
si  vivement  formulées: 

«  Se  vaincre  soi-même,  et  pas  un  autre....  Quel  est 
le  tyran,  le  Goliath?  Le  corps?  Le  cœur?  La  volonté? 
L'esprit?...  Courage  et  confiance  !  il  faut  remporter  la 
victoire.  ..  Combattre,  c'est  l'affaire  de  toute  la  vie.  » 

«  Le  religieux,  en  vue  de  la  vie  éternelle,  choisis- 
sant le  moyen  le  plus  sûr  et  le  plus  court,  ressemble 
au  voyageur  en  pays  étranger  qui  prend  un  guide, 
ou  qui  va  en  voiture  au  lieu  de  cheminer  à  pied.  « 

«  Tout  pour  nous  est  un  talent  que  Dieu  donne  à 
faire  valoir,  la  faiblesse  et  la  force,  la  maladie  et  la 
santé,  peu  ou  beaucoup  d'esprit.  Ainsi  Jacob  mourant 
distribuait  à  ses  fils  des  bénédictions  différentes  : 
Juda  est  un  lion  ;  Issachar,  asinus  fortis....  C'est  son 
talent  !  » 

«Toutes  les  créatures  aident  l'homme  à  poursuivre 
sa  fin  :  ainsi,  directement,  l'air  que  je  respire;  indi- 
rectement, le  pain  noir  qui  nourrit  le  boulanger  quand 
il  pétrit  pour  moi  le  pain  blanc.  » 

«  Je  veux  persévérer  malgré  les  douleurs  du  corps, 
malgré  le  danger  d'abréger  ma  vie  dans  la  religion. 
Est-ce  que  l'on  ne  souffre  pas  aussi  dans  le  mo  nde? 
Est-ce  que  beaucoup  dans  le  monde  n'abrègent  pas 
leurs  jours  pour  le  plaisir?  L'univers  s' éci-oulerait  que 
je  ne  rrhe  détournerais  pas  de  ma  fin  !  » 

A  propos  de  la  méditation  du  Règne  de  Notre-- 


222  PIERRE  OLIVAINT. 

Seigneur.  «Soldats  dcJésus-Christ,  ayons  celte  gaieté 
et  cette  franchise  qui  sont  les  traits  du  caractère  mi- 
litaire. » 

El  ailleurs:  «  Consentons  à  être  cachés, si  telle  est 
Ja  volonté  de  Dieu  qui  peut,  à  notre  insu,  féconder 
celte  obscurilé  où  nous  nous  plairons  pour  son 
amour,  comme  il  féconda  les  déserts  de  l'Egypte  en 
mémoire  de  la  vie  obscure  qu'y  avait  menée  son  Fils.  » 

Il  se  plaît  il  contempler  «  l'Enfant  Jésus  travaillant 
au  ménage  ,  comme  l'enfant  des  pauvres  »,  et  il 
ajoute  :  «Rechercher les  distinctions  après  être  venus 
ici  nous  ensevelir  dans  le  tombeau  de  la  religion,  ce 
serait  une  véritable  apostasie.  » 

«  Dieu  mêle  une  ineffable  douceur  aux  croix  qu'il 
nous  accorde  comme  des  grâces.  » 

Au  souvenir,  pour  lui  si  touchant,  des  adieux  de 
Jésus  à  sa  Mère  :  «  Pouvait-il,  se  dit  le  Frère  Olivaint, 
pouvait-il  y  avoir  un  altachement  plus  légitime  et 
plus  cher,  une  douleur  plus  capable  de  retenir  Jésus? 
Il  laissait  Marie  veuve  et  sans  autre  fonds  que  la 
Providence....  Mais  telle  est  la  volonté  de  Dieu.  11  dit 
à  Marie,  comme  autrefois  dans  le  temple  :  In  his  quœ 
Patris  mei  sunt  oportet  one  esse....  »  Et  nous!  Dieu 
nous  tiendra  lieu  et  de  père  et  de  mère....  » 

Méditant  le  miracle  de  la  tempête  apaisée  :  «  Mon 
cœur  est  comme  une  mer  qui  n'a  pas,  ainsi  que 
l'autre,  de  limites  naturelles  à  ses  flots  ;  mais  il  y  a 
une  digue  que  les  flots  les  plus  furieux  ne  peuvent 
franchir,  une  volonté  forte  unie  à  la  prière  ;  c'est  là  le 
non  ultra  ;  un  regard  de  Dieu,  un  rayon  de  sa  grâce, 
calme  bientôt  la  tempête.  » 


CHAPITRE  X.  223 

Enfin  nous  trouvons  ce  fragment  d'une  lettre  de 
saint  François  do  Borgia,  troisième  Général  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  soigneusement  écrit  de  la  main 
du  Frère  Olivaint  qui  semble  s'en  être  fait  une 
relique  : 

«  Que  les  jésuites   doivent  désirer  les  persécutions, 
«  Quoique    celle  vigne   du    Seigneur    étende   ses 
branches  jusqu'aux  mers  les  plus  éloignées,  qu'elle 
ait  déjà  porté  des  feuilles  et  des  fleurs  et  ne  manque 
pas  même   de  fruits,   on  attend  cependant  qu'elle 
donne  du  vin  en  plus  grande  abondance,  puisque 
c'est  à  ce  dessein  que  les  vignes  sont  plantées.  11  faut 
nécessairement  pour  cela  que  les  raisins  soient  mis 
au  pressoir  et  qu'ils  soient  écrasés.  C'est  là  peut-être, 
mes  chers  Frères,  ce  qui  nous  manque;  peut-être  ne 
goûtons-nous   pas  encore  assez   les    allronts  et  ne 
désirons-nous  pas  avec   assez  d'ardeur,  avec  assez 
d'effusion,  le  bonheur  d'être  foulés  aux  pieds,  d'être 
écrasés  et  méprisés,  pour  donner  ce  vin  de  la  joie 
spirituelle  et  de  la  consolation  solide.  Souvenez-vous, 
mes  chers  Frères,  que  Jésus-Christ  s'est  plaint  ^  qu'il 
était  seul  sous  le  pressoir.  Qui  de  nous  pourra  souf- 
frir ce  reproche  ?  Qui  pourra  refuser  d'être  foulé  aux 
pieds  de  tout  le  monde,  voyant  le  Sauveur  opprimé 
et  écrasé  qui  verse  pour  nous  ce  vin  précieux  dont  il 
a  dit  :  Ceci  est  mon  sang...?  » 

C'est  dans  ces  hautes  et  généreuses  pensées  que 
s'entretenait  de  plus  en  plus  le  Frère  Olivaint,  à 
mesure  qu'il  acquérait  une  plus  complète  intelligence 

1.    Isaïe,  LXiii. 

20 


224  PIERRE  OLIVAINT. 

des  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace.  Bientôt  il 
devint  assez  expérimenté  et  assez  habile  pour  que  le 
P.  de  Lehen  l'employât  à  donner,  même  aux  prêtres, 
les  méditations  des  retraites. 

Son  zèle  ne  se  contenait  pas  dans  la  pieuse  solitude 
de  Vannes,  il  s'élançait  au  delà  et  continuait  à  prê- 
cher les  amis  restés  en  arrière  au  milieu  du  monde. 
Nous  n'osons  retrancher  une  seule  phrase  de  la 
lettre  suivante.  Il  nous  semble  que  chaque  parole 
qu'elle  contient  est  encore  assez  puissante  pour  déter- 
miner les  âmes  hésitantes  et  pour  confirmer  dans 
le  bien  les  plus  courageuses. 

«  Bien  cher  ami, 

«  C'est  toujours  avec  le  même  mouvement  du  cœur 
que  je  t'écris,  et  je  regrette  bien  de  ne  t'avoir  pas  ré- 
pondu plus  tôt.  Cependant  je  t'ai  déjà  répondu,  mais 
d'une  autre  manière,  en  priant  bien  le  bon  Dieu  pour 
toi  avec  un  redoublement  de  ferveur,  et  aussi  pour 
Mme  N...,  qui  a  le  soin  charitable  et  pieux  d'aller  por- 
ter des  consolations  à  ma  pauvre  mère, 

«  Je  me  suis  bien  réjoui,  mon  cher  ami,  de  la  nou- 
velle de  ton  bonheur.  J'avais  bien  compris  d'avance 
que  tes  vœux  seraient  comblés.  Dieu  te  récompense, 
j'en  suis  sûr,  d'avoir  cherché  une  femme  chrétienne, 
et  son  premier  bienfait  dans  le  choix  qu'il  a  dicté 
plus  que  toi-même,  annonce  assez  le  second  bienfait  ; 
Dieu  te  récompensera,  mon  bon  ami,  en  te  rendant 
tout  à  fait  chrétien.  Tu  l'es  déjà  de  cœur;  encore  une 
grâce  d'en  haut;  encore  un  effort  de  ta  part,  et  tu 
n'auras  plus  à  déplorer  ce  vide  de  ton  cœur  trop 


CHAPITRE  X.  225 

grand  pour  que  des  succès  au  barreau  et  l'atlection 
môme  la  plus  tendre  puissent  le  remplir.  C'est  qu'il 
faut  Dieu  au  cœur  de  l'homme ,  mon  bon  ami  ;  et 
pourquoi  Dieu  aurait  il  fait  le  cœur  de  l'homme  si 
grand,  qu'il  est  plus  grand  que  tous  les  mondes,  s'il 
ne  s'était  réservé  à  lui-même  d'y  habiter  comme  en 
son  temple?  Oh!  mon  bon  ami,  tu  semblés  t'étonner 
qu'entouré  comme  je  le  suis  de  si  aimables  frères, 
j'aie  encore  un  souvenir  pour  mes  amis  du  monde. 
Sache-le  bien,  cher  bon  ami,  c'est  plus  qu'un  simple 
souvenir  que  je  garde  de  toi  en  mon  cœur;  c'est  tou- 
jours la  même  amitié,  plus  forte  encore,  si  j'ai  eu  le 
bonheur,  pendant  les  sept  mois  déjà  écoulés  de  mon 
noviciat,  d'apprendre  à  aimer  Dieu  davantage.  Ne  t'é- 
tonne  point,  mon  ami,  que  je  pense  à  toi,  que  je  prie 
pour  toi  :  ce  serait  me  méconnaître  et  surtout  mécon- 
naître le  vrai  caractère  de  la  foi  à  laquelle  j'ai  voué 
ma  vie.  Mais  ce  qui  doit  t'étonner,  mon  ami,  ce  qui 
m'étonne  chaque  jour  en  sondant  mes  misères,  c'est 
que  Dieu  nous  aime,  c'est  qu'il  nous  ait  tant  aimés, 
chacun  en  particulier.  Dieu  a  tant  aimé  le  monde! 
Toutes  les  difficultés  de  la  religion  tombent  devant 
ce  mot  ;  car  tous  nos  mystères  sont  des  mystères  de 
l'incompréhensible  Amour,  et  celui  qui  aime  Dieu  de 
tout  son  cœur  se  soumet  sans  peine  au  joug  de  la  foi 
d'amour.  Aime  Dieu,  mon  bon  ami;  laisse -moi  un 
peu  de  côté  ta  raison  raisonneuse,  comme  tu  l'appel- 
les, puisqu'elle  ne  te  sert  à  rien  jusqu'ici  dans  le 
grand  problème,  et  monte  vers  Dieu  par  l'amour.  On 
a  dit,  tu  le  sais,  que  toutes  les  grandes  pensées  vien- 
n'înt  du  cœur.  Eh  bien  !  la  religion,  cette  pensée  su- 


226  PIERRE  OLIVAINT. 

blime,  nous  vient  du  cœur.  Le  cœur,  pour  les  gran- 
des pensées,  communique  lui-même  la  lumière  et  la 
force  à  l'esprit.  Et  puis,  il  faut  que  Dieu  éclaire  avec 
son  grand  soleil,  pardonne-moi  ce  mot;  mais  qu'est-ce 
que  notre  raison  à  côté  du  soleil  de  Dieu?  C'est  com- 
me une  pauvre  bougie  dans  une  petite  chambre. 
Que  le  rayon  divin  y  pénètre,  et,  de  cette  petite  cham- 
bre de  notre  entendement,  nous  découvrons  le  ciel  et 
ses  splendeurs.  Avec  ta  raison,  mon  ami,  tu  n'as  fait 
jusqu'ici  que  douter.  Et  cependant  Dieu  te  l'a  donnée 
pour  autre  chose.  Établis-la  donc  enfin,  par  le  secours 
de  la  foi,  sur  le  terrain  immuable.  Dépêche-toi,  que 
de  temps  perdu  déjà  pour  ton  bonheur  en  ce  monde! 
mais  un  instant  suffit  pour  assurer  à  jamais  Ion  bon- 
heur en  ce  monde  et  en  l'autre.  Dis  -  moi  un  peu  si 
celui-là  apprendrait  jamais  à  nager  qui  ne  voudrait 
pas  permettre  à  ses  pieds  de  quitter  le  lit  du  fleuve, 
il  faut  avoir  confiance  et  s'élever  sur  les  eaux  qui  ne 
demandent  qu'à  nous  porter.  Ah  !  mon  ami,  le  sein 
de  Dieu ,  ce  vaste  océan  d'amour,  c'est  le  véritable 
élément  de  l'homme;  allons  donc,  lève  bravement  le 
pied,  consens  à  perdre  terre,  étends-loi  en  Dieu  avec 
confiance. 

«  Je  suis  bien  heureux  d'apprendre  que  tu  vas  à  la 
messe.  Que  je  voudrais  avoir  le  temps,  mon  bon  ami, 
de  te  dire  quelque  chose  du  saint  sacrifice  !  Un  mot 
seulement  pour  t'occuper  utilement  pendant  la  messe 
que  tu  ne  peux  comprendre  encore. 

«  Pense  aux  droits  de  Dieu  sur  toi,  à  son  domaine 
imprescriptible,  et  comment  lu  l'as  méconnu  ;  à  ses 
bienfaits  et  aux  actions  de  grâces  que  tu  devrais  lui 


PIERRi-:   OLIVAINT. 

rendre,  à  ses  perfections  et  à  toutes  les  misères  )iui 
sont  le  fond  de  cliacun  de  nous;  mais  les  misères  de 
l'homme  sont  le  trône  de  la  miséricorde  de  Dieu. 
Pense  encore  à  tes  péchés,  et  bientôt  tu  te  sentiras  ac- 
cablé devant  Dieu,  lu  sentiras  le  besoin  du  Médiateur 
et  je  te  connais  mal,  si  bientôt  ces  saintes  médita- 
tions ne  font  pas  couler  les  larmes  de  tes  yeux.  0 
Jesu,  jesu  mi  dulcissime,  mi  suavissime,  m,i  dilectis- 
sime,  Jesu,  Jesu,  Jesul  Yoilà  le  nom  que  je  voudrais 
te  dire  mille  fois,  et  graver  en  traits  de  feu  au  fond 
de  ton  cœur  !  Celui-là  sait  tout,  celui-là  possède  tout, 
qui  connaît  Jésus,  qui  possède  Jésus  1  Et  celui-là  est 
bienheureux,  mon  bon  ami,  qui,  comme,  moi  a  choisi 
la  bonne  part  en  devenant  le  compagnon  de  Jésus  ! 
Puissé-je  être  un  bon  compagnon,  c'est-à-dire,  un 
fervent  et  saint  religieux,  un  brave  et  généreux  sol- 
dat et  un  apôtre  ! 

«  Tu  me  pries  de  te  dire  ce  que  je  peux  te  dire. 
Veux-tu  m'insinuer  par  là  que  tu  me  crois  environné 
de  secrets  et  gêné  par  la  surveillance  ?  Ah  !  mon  ami^ 
si  tu  connaissais  la  Compagnie  !  Il  m'est  permis  de 
parler,  car  je  suis  encore  novice,  et  je  dois  paraître 
moins  suspect  dans  mon  affection.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  y  ait  rien  sur  la  terre,  après  l'Église  de  Dieu, 
qui  lui  soit  comparable.  Ici  Jésus-Christ  règne;  ici 
se  renouvelle  tout  ce  qu'on  lit  dans  les  saintes 
annales  des  premiers  chrétiens  :  charité,  fraternité 
touchante,  hberté  !.*...  Oui,  mon  ami,  ce  mot  félonne 
peut-être  :  liberté,  que  tous  les  faiseurs  de  théo- 
ries de  liberté  ne  connaîtront  jamais,  car  ils  ne  la 
cherchent  point  dans   le  Cœur  de  Noire-Seigneur; 


228  PIERRE  OLIVAINT. 

douce  paix,  joie  dans  le  Saint-Esprit;  connaissance 
de  la  vérité  ;  que  te  dirai -je  encore?  C'est  ici  le  para- 
dis de  la  terre.  Que  le  monde  maintenant  nous  ca- 
lomnie tant  qu'il  voudra!  Je  me  rappelle  le  mot  de  la 
vierge  de  Laodicée  en  présence  des  lions  qui  l'allaient 
dévorer  :  «  //  ne  se  fait  point  de  mal  parmi  nous^  je 
suis  chrétienne!  »  Il  ne  se  fait  point  de  mal  parmi 
nous,  je  suis  de  la  Compagnie  de  Jésus!  Je  ne  de- 
mande A  Dieu  qu'une   chose,  c'est  de  vivre  et  de 

MOURIR  AU  MILIEU  DE  MES  FRERES  d'aRMES  ,  EN  COM- 
BATTANT  POUR  MON  DRAPEAU  ET  LA  PLUS  GRANDE  GLOIRE 

DE  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  en  souffrant  beau- 
coup POUR  son  amour.  Ah!  mon  ami,  tu  me  dis  que 
tu  n'étais  pas  digne  de  ton  bonheur;  et  que  dirai-je 
donc  après  la  grdce  que  Dieu  m'a  faite,  la  plus 
grande  grâce  que  j'aie  reçue  après  celle  de  mon  bap- 
tême que  j'avais  si  indignement  profané? 

«  Un  de  nos  communs  amis  me  disait  avant  mon 
départ  :  «  Si  après  deux  ans  tu  restes  dans  la  Compa- 
gnie, je  croirai  que  toutes  les  accusations  dont  elle  est 
l'objet  sont  fausses,  car  j'aurai  le  témoignage  d'un 
honnête  homme.  »  Tout  en  le  remerciant  du  compli- 
ment et  en  lui  donnant  l'assurance  de  mon  inaltérable 
miitié  pour  lui,  prie-le  de  ma  part  d'accepter  déjà  mon 
témoignage.  Comment  se  fait-il  que  l'on  ait  une  foi  si 
facile  au  mal,  si  difficile  au  bien,  que  l'on  croie  tou- 
jours aux  bourreaux  et  jamais  aux  victimes?  Si  tu 
voulais  y  bien  réfléchir,  tu  découvrirais  là  l'influence 
de  ce  génie  du  mal  qui  depuis  le  commencement  du 
monde  lutte  contre  le  bien,  contre  Dieu.  Et  quand  je 
contemple  les  saints  exemples  que  j'ai  sous  les  yeux 


CHAPITRE  X.  229 

et  la  règle  admirable  sous  laquelle  je  suis  appelé  à 
vivre,  je  ne  m'étonne  pas  que  le  génie  du  mal  se  dé- 
chaîne contre  la  Compagnie,  et  je  vois  dans  les  vio- 
lences de  sa  haine  le  plus  grand  titre  de  gloire  de  ma 
mère.  Malheur  à  moi,  si  jamais  je  refusais  ma  part 
des  outrages  et  des  souflrances  qu'a  portés  Jésus- 
Christ  mon  Sauveur! 

«  Pourquoi  ma  mère  n'cst-clie  pas  mère  tout  à  fait 
chrétienne,  mon  bon  ami?  Elle  trouverait  dans  sa  foi 
des  consolations  que  je  m'efforce  en  vain  de  lui  don- 
ner. Elle  se  fait  des  craintes  chimériques  sur  la  sur- 
veillance de  mon  Père-Mai  Ire,  comme  si  j'étais  dans 
une  véritable  prison,  et  elle  ose  à  peine  m'écrire. 
Pauvre  mère,  que  je  la  plains,  que  je  prie  pour  elle! 
Mon  cher  ami,  je  le  demande  avec  instance  à  ta  vieille 
amitié,  à  ton  amitié  déj<à  chrétienne,  continue  de  voir 
ma  bonne  mère,  et  quelle  consolation  ce  sera  aussi 
pour  moi  de  penser  que  Mme  N...  a  comme  toi,  pour 
elle,  de  l'amitié  et  des  soins! 

«  Ne  crois  pas  que  j'écrive  à  d'autres  plus  qu'à  loi  -, 
je  ne  sais  comment  j'ai  trouvé  le  temps  de  te  faire  au 
galop  cette  lettre  heureuse. 

«Mes  très-humbles  respects  à  ta  première  et  à  ta  se- 
conde famille,  mes  très-humbles  respects  à  Mme  N... 
Je  vous  demande,  la  première  fois  que  vous  ferez  la 
prière  ensemble,  un  petit  Ave  Maria  pour  ton  bien  dé- 
voué etbien  constant  ami  etpetit  serviteur  dans  lecœur 
immaculé  de  Marie,  dans  le  cœur  aimant  de  Jésus. 

P.  S.  —  «  Charles  Verdière  est  dans  la  Compagnie, 
au  noviciat  de  Rome.  Ya  donc  entendre  le  P.  Herns- 
heim  à  Saint-Jacques  pendant  l'Avent.  » 


230  PIERRE    OLIVAINT. 

Dans  celte  admirable  leltre,  le  Frère  Olivainl  nous 
révèle  ce  que  son  cœur  renfermait  de  généreux  alta- 
chemcnt  à  sa  vocation,  de  zèle  pour  les  âmes  et  de 
fidèle  dévouement  à  sa  mère  et  à  ses  amis.  Le  fait 
suivant  nous  aidera  à  constater  ses  progrès  dans  la 

vertu. 

Quand  approche  pour  un  novice  le  moment  du  dé- 
part, il  doit  subir  une  dernière  épreuve  dont  l'amour- 
propre  a  toujours  à  souiTrir.  Avec  une  charité  qui 
n'exclut  pas  la  franchise,  chacun  contribue  à  la  cor- 
rection fraternelle  et  signale  publiquement  les  défauts 
extérieurs  qu'on  a  pu  remarquer  chez  les  autres.  ' 
Dans  le  monde,  on  immole  les  absents  au  malin 
plaisir  de  conter  leurs  travers;  au  noviciat,  on  se  dit 
la  vérité  en  face,  avec  sincérité,  avec  affection  et  à 
charge  de  revanche. 

Le  Frère  Olivaint,  avant  de  quitter  Vannes,  eut  donc 
à  prendre  part  à  ce  qu'on  appelle  très  à  propos  Vexer- 
cice   de  modestie.    Son    humilité    s'attendait    à    une 
bonne  aubaine;  la  déception   fut  complète.  A  peine 
fut-il  articulé  quelque  critique  insignifiante.  Dès  que 
le  Frère  Olivaint  eut  pris  la  route  de  Brugelette,  il 
n'y  eut  qu'une  voix  pour  chanter  ses  louanges.  «  Ce 
bon  Frère,   disait-on,   si  charitable,  si  mortifié,  si 
pauvre!  ..  »  Pauvre,  il  l'était  vraiment;  ses   misé- 
rables habits  de  novice  durent  être  à  jamais  con- 
damnés au  rebut,  ce  qui  n'avait  lieu  que  dans  les  cas 
extrêmes.  Car  à  Vannes  on  souiïrait  des  privations 
de  tous  genres^  et  les  novices  n'étaient  pas  délicats 
en  fait  d'habillement. 
La  maturité  et  la  ferveur  dont  le  Frère  Olivaint  avait 


CHAPITRE  X.  231 

donné  tant  de  preuves  durant  celte  première  année 
avaient  déterminé  ses  supérieurs  à  l'envoyer  en  Belgi- 
que pour  y  professer  l'iiistoire,  tout  en  continuant  son 
noviciat  au  collège  de  Brugelelte. 

Les  trop  fameuses  ordonnances  de  1828  ayant  des- 
potiquement  supprimé  les  huit  maisons  d'éducation 
chrétienne  fondées  par  les  Pères  de  la  Compagnie  de 
Jésus  au  prix  d'efforts  inouïs,  sans  aucun  concours 
du  gouvernement,  mais  avec  les  sympathies  univer- 
selles de  l'épiscopat,  du  clergé  et  des  catholiques,  les 
Jésuites,  pour  servir  la  France,  avaient  dû  se  con- 
damner à  l'exil.  Ils  avaient  donc  ouvert  au  delà 
des  frontières  des  écoles  hientôt  aussi  florissantes 
que  les  séminaires  de  Saint-Acheul,  de  Sainte-Anne, 
de  Montmorillon,  et  ils  s'étaient  consolés  de  leur 
proscription  envoyant  plusieurs  générations  de  jeu- 
nes chrétiens,  dévoués  à  Dieu,  à  l'Église  et  au  pays, 
se  succéder  dans  les  collèges  de  Fribourg  en  Suisse, 
du  Passage  en  Espagne,  de  Brugelette  en  Belgique. 

Ce  dernier  établissement  scolaire  avait  été  fondé  le 
29  octobre  1835.  Il  comptait  donc  déjà  onze  années 
d'existence  et  se  trouvait  en  pleine  prospérité  quand 
le  Frère  Olivaint  y  arriva.  Il  y  venait  novice  et  pro- 
fesseur tout  ensemble,  chargé  d'enseigner  et  plein 
du  désir  d'apprendre.  Mêlé  à  la  vie  intime  d'un  grand 
collège,  sans  participer  à  la  direction,  le  futur  rec- 
teur de  Vaugirard  eut  tout  le  loisir  d'observer  la  mar- 
che régulière  imprimée  aux  études  par  le  Ratio  stu- 
diorum  de  la  Compagnie  de  Jésus  et  surtout  de  se 
bien  pénétrer  de  l'espn/,  sans  lequel  les  meilleures 
règles  sont  lettre  morte. 

31 


232  PIERRE  OLIVAINT. 

Il  admirait  surtout  cette  vie  de  famille  qui  unis- 
sait si  bien  entre  eux  et  les  Pères  et  les  enfants,  exi- 
lés les  uns  pour  les  autres;  cette  confiance  absolue 
des  parents  en  des  maîtres  qu'il  fallait  aller  chercher 
si  loin,  cette  piété  franche  et  virile  qui  donnait  à  tout 
le  reste  un  caractère  profondément  chrétien.  Pierre 
Olivaint,  au  milieu  de  cette  nombreuse  jeunesse, 
sentait  grandir  en  son  cœur  l'amour  et  le  dévouement 
pour  elle.  Il  était  père  chaque  jour  davantage  et  dans 
le  sens  le  plus  élevé  de  ce  mot.  Et  comme  il  com- 
prenait bien  les  devoirs  de  cette  paternité  spirituelle  ! 
Quel  respect  et  quelle  tendresse  il  avait  pour  l'âme 
des  enfants! 

«  Ah!  mon  ami,  écrivait-il  k  un  jeune  père  de 
famille,  la  maladie  de  ton  cher  enfant  t'a  révélé 
combien  les  entrailles  de  l'amour  paternel  sont  en 
toi  tendres  et  profondes.  Élève-toi  donc  par  la  pensée 
jusqu'à  cette  paternité  suprême  dont  toute  paternité 
descend.  Efforce-toi  de  comprendre  le  cœur  de  Dieu 
et  son  amour  incompréhensible.  Oh!  quelle  bonne 
voie  que  celle  de  ion  amour  de  père  pour  aller  à 
Dieu!  C'est  parce  qu'il  est  père  que  les  maladies 
de  notre  âme  affligent  tant  son  cœur;  c'est  parce 
nu'il  est  père  qu'il  a  tant  ait  pour  nous  rendre  la 
vie,  que  l'Incarnation  s'est  accomplie,  que  le  Sauveur 
est  mort  sur  le  Calvaire  ;  c'est  parce  qu'il  est  père 
qu'il  nous  a  donné  dans  Marie  une  Mère  qui  veille 
sur  nous  avec  plus  de  sollicitude  encore  que  la 
mère  de  ton  enfant  n'a  veillé  sur  lui.  Sic  Deus  dilexit 
mundwm;  Dieu  a  tant  aimé  le  monde  !  Ce  motnJà,  cher 
ami,  renverse  toutes  les  objections.  A  quels  sacrifi- 


CHAPITRE   X,  233 

ces,  à  quels  abaissemcnls,  à  quelles  souffrances, 
n'aurais-tu  pas  consenti  pour  sauver  ton  enfant!  Ne 
félonne  donc  plus  que  Dieu  se  soit  fait  homme,  qu'il 
ait  voulu  s'abaisser  et  souffrir  pour  nous  sauver  et 
nous  prouver  son  amour.  Si  quis  amat,  intelligit.  Oh! 
oui,  tu  aimes,  tu  comprends.  Crois  donc,  élève  jus- 
qu'à Dieu  ton  amour;  il  redescendra  sur  ton  petit  en- 
fant plus  tendre  encore  et  plus  pur,  comme  une  bé- 
nédiction fécondée  par  la  grâce.  Il  a  déjà  sept  mois, 
le  cher  petit;  bientôt  il  va  parler.  Que  ce  soit  une 
joie  pour  toi  de  l'entendre  dire  avant  le  tien  le  nom 
du  Père  qui  est  au  ciel.  Quelle  douce  occupation,  si 
tu  te  mettais,  toi  aussi,  à  lui  apprendre  ses  petites 
prières!  Connais-tu  rien  de  plus  touchant  qu'un  pe- 
tit enfant  qui  prie  le  bon  Dieu?  Si  je  n'étais  pas 
maintenant,  par  un  insigne  bienfait  de  Dieu,  aussi 
pauvre  qu'un  rat  d'église,  je  voudrais  donner  à  ton 
cher  fils  une  médaille  delà  sainte  Vierge.  Fais-lui  ce 
cadeau  pour  moi,  cher  ami,  cl  suspends  à  son  cou 
cette  image  protectrice  de  Marie  Immaculée;  puis 
quelquefois,  quand,  prenant  ton  marmot  entre  tes 
bras,  tu  verras  la  figure  de  notre  bonne  Mère,  dis  en 
toi-même  la  courte  prière  qui  en  fait  l'exergue  : 
0  Marie^  conçue  sans  péché ^  priez  pour  nous  qui  avons 
recours  à  vous!  Crois-le,  cher  ami,  cette  invocation 
sera  puissante  pour  t'obtenir  enfin  le  don  comple 
de  la  foi  et  changer  en  une  paix  inaltérable  les  amer- 
tumes de  ton  cœur.  Comment  !  Dieu  ne  se  serait  pas 
réservé  le  droit  d'éclairer  une  âme  sans  qu'elle  ait 
besoin  de  pâlir  pendant  de  longues  années  sur  de 
gros  livres  ?  Die  i  n'aurait  pas  eu  pitié  par  avance  de 


234  PIERRE  OU  VAIN  T. 

ceux  qui,  comme  toi,  ne  peuvent  se  livrera  une  étude 
sérieuse  de  la  vérité?  Il  ne  leur  aurait  pas  préparé 
un  moyen  plus  court  et  plus  facile  de  s'unir  à  elle, 
c'est-à-dire  à  Lui-même?  Il  aurait  consenti  à  n'entrer 
jamais  dans  notre  pauvre  intelligence  avec  toutes 
ses  splendeurs  qu'après  avoir  en  quelque  sorte  subi 
toutes  les  avanies  d'une  douane  soupçonneuse?  (Tu 
vois  que  je  suis  sur  la  frontière  belge.)  En  vérité,  ce 
serait  là  un  mystère  plus  incompréhensible  que  tous 
nos  mystères.  Non,  non  ;  Dieu  se  plaît  souvent  à  vi- 
siter sa  créature,  il  entre  sans  avertir  comme  un 
maître  dans  sa  maison,  et  l'âme  reconnaît  que  c'est 
son  souverain  bien  qu'elle  possède,  à  la  joie  dont  elle 
est  remplie,  à  la  clarté  qui  l'illumine,  à  Tardeur 
avec  laquelle  elle  se  sent  portée  à  ses  devoirs  et  à  la 
vertu.  Prie,  nîon  bon  ami,  prie  sans  te  lasser,  prie 
par  l'intercession  de  la  sainte  Vierge,  prie  par  les 
lèvres  de  ton  enfant  et  de  sa  mère.  Sais-tu  qu'il  faut 
te  dépêcher  de  dissiper  tous  tes  doutes,  si  tu  veux 
être  prêt  pour  aider  le  bon  Dieu  dans  l'éducation  de 
ton  enfant? 

cf  Ah!  dis-moi,  quand  tu  as  vu  que  la  maladie  de 
ton  cher  petit  n'irait  pas  à  la  mort,  et  qu'il  était  en 
quelque  sorte  rendu  à  ton  amour,  n'as-tu  pas  cru  en 
remerciant  Dieu  !  Qu'il  nous  serait  facile  de  croire,  si 
nous  nous  perdions  de  vue  davantage! 

«  Je  joins  à  cette  lettre  une  lettre  pour  ma  mère.  Si 
tu  trouvais  moyen  de  la  lui  porter  toi-même,  tu  lui 
ferais  bien  plaisir  et  je  te  serais  bien  reconnaissant. 
Embrasse  pour  moi  ton  petit  enfant. 

«  Tu  apprendras  sans  doute  avec  peine  que   le 


CHAPITRE  X.  235 

pauvre  P.  Hcrnslieim  est  bien  malade  et  peut-être 
mort  maintenant.  » 

On  voit  par  le  dernier  mol  de  cette  lettre  et  par  la 
précédente  quel  afléctueux  intérêt  le  Frère  Olivaint 
continuait  à  portera  son  vieil  ami  de  l'École  normale, 
à  son  remplaçant  dans  la  milice  dominicaine,  au  pieux 
et  aimable  Père  Pierre  Her  sheim.  Les  rapports  in- 
times qui  liaient  ces  deux  âmes  également  généreuses 
allaient  être  rompus  par  la  mort,  ou  plutôt  la  mort 
allait  imprimer  à  leur  amitié  sainte  le  sceau  de  l'im- 
mortalité. 

A  la  nouvelle  du  départ  de  Pierre  Olivaint  et  de 
Charles  Verdière  pour  le  noviciat,  le  Père  Hcrnslieim 
avait  adressé  à  ce  dernier  la  lettre  qu'on  va  lire*  : 

«  Il  faut  que  je  t'écrive  une  fois  encore  avant  ton 
départ  pour  Rome.  Tu  as  pris  une  grande  résolu- 
tion :  le  bon  Dieu  te  conduira.  Il  te  récompensera 
de  ton  exil  volontaire  et  tu  retrouveras  au  cen- 
tuple tout  ce  que  tu  auras  quitté.  Chose  singulière, 
au  moment  où  notre  exil  finit,  le  vôtre  commence^; 
au  moment  où  vous,  qui  êtes  mes  anciens,  vous 
disparaissez  dans  la  solitude,  moi  je  commence  à 
porter  aux  fidèles  la  parole  de  Dieu.  Les  desseins  de 
Dieu  sont  impénétrables,  mais  j'avoue  que  j'éprouve 
quelque  confusion  et  quelque  honte  par  ce  retour  sur 
le  passé  et  cette  comparaison  de  vous  à  moi...  Cepen- 
dant Dieu  a  bien  fait  ce  qu'il  a  fait.  Je  n'aurais  pas, 

1.  Le  26  juillet  1845. 

2.  Le  P.  rierre  Ilernsheim,  revenu  d'Italie  en  Fronce,  habitait  le 
couvent  récemment  fondé  par  le  P  Lar^rdaire  à  Nancy. 

21* 


236  PIERRE  OLIVAINT. 

comme  Olivaint  et  toi,  supporté  le  séjour  du  monde 
sans  danger  pour  mon  salut  ;  Dieu  m'a  saisi  vigou- 
reusement et  malgré  moi,  pour  me  transporter  dans 
la  solitude.  Pour  vous,  il  vous  a  laissés  faire  du  bien, 
parce  que  ce  bien  n'avait  pas  pour  votre  âme  les 
mêmes  périls.  Mais  moi,  pauvre  enfant  échappé  au 
double  piège  de  l'infidélité,  de  l'incrédulité,  ignorant 
tous  les  sentiments  chrétiens,  pour  moi,  malheureux, 
à  qui  on  n'avait  pas  parlé  de  Dieu  pendant  toute 
mon  enfance,  accoutumé  à  mépriser,  à  insulter  la 
Foi,  il  fallait  bien  que  Dieu  me  frappât  tout  à  coup, 
qu'il  m'arrachât  violemment  à  tant  de  mauvaises 
habitudes  de  pensées  et  d'actions,  pour  me  trans- 
porter dans  son  séjour  de  prédilection,  et  me  vain- 
cre par  la  nécessité  subite  de  devenir  meilleur.  Oh  ! 
que  de  bonté,  que  d'amour  de  la  part  de  Dieu  !  que 
d'ingratitude  de  la  mienne!  Je  l'avoue,  j'en  suis 
quelquefois  effrayé;  il  semble  que  ce  soit  une  lutte 
entre  Dieu  et  moi!  Oh!  mon  bien  cher  ami,  quand 
tu  seras  à  Rome,  ne  manque  pas  de  visiter  notre 
couvent  de  Sainte-Sabine,  où  nous  avons  habité  une 
année,  et  là  fais-toi  un  instant  enfant  de  saint  Do- 
minique par  la  ferveur  de  ta  prière  pour  les  fils 
nouveaux  de  ce  Saint  et  pour  moi  en  particulier.  Je 
ne  te  dis  rien  de  plus  sur  Rome;  tu  ne  goûteras 
pas  tout  de  suite  tout  ce  qu'il  y  a  de  charme  et  de 
grandeur  en  cette  ville,  il  faut  du  temps  pour  que 
les  yeux  voient  et  que  le  cœur  sente  tout  ce  qu'il  y 
a  à  voir  et  à  sentir  sous  ce  ciel,  au  milieu  de  ces 
ruines,  en  ce  rendez-vous  de  la  vie  et  de  la  mort,  où 
la  vie  pourtant  triomphe  avec  Jésus-Christ,  comme 


CHAPITRE  X.  237 

l'atteste  l'inscription  de  l'obélisque  qui  s'élève  sur  la 
place  de  Saint-Pierre  :  Cliristus  régnât^  Christus  im- 
peratj  vicit  Léo  de  tribu  Juda!  Ne  passeras-tu  pas  à 
Nancy  en  allant  à  Rome?  Ce  n'est  pas  trop  le  chemin, 
je  crois.  Enfin,  si  Dieu  me  prive  de  ce  plaisir  comme 
il  a  fait  pour  Olivaint,  que  sa  volonté  soit  faite.  Tu 
devrais  tâcher  pourtant  de  faire  ce  petit  détour. 

«  Adieu,  mon  bien  cher  ami,  adieu  !  Le  temps  et  l'es- 
pace nous  séparent  :  mais  qu'est-ce  que  le  temps  et 
l'espace?  L'esprit  de  Dieu,  qui  fait  que  nous  sommes 
les  membres  d'un  même  corps,  nous  réunit  en  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ. 

«  Adieu  !  tout  à  toi. 

«  Fr.  Pierre  Hernshcim, 

«  des  frères  Prêcheurs.  » 

Le  saint  religieux  qui  traçait  ces  lignes  appartenait 
à  peine  encore  à  la  terre;  chacune  de  ses  heures  sem- 
blait être  la  dernière,  tant  son  corps  s'affaiblissait, 
tant  son  dme  se  dégageait  de  toute  chose,  pour  ne 
plus  aspirer  qu'au  Ciel  !  Il  avait  trente  ans;  mais  en 
peu  de  jours  il  avait  consommé  son  œuvre  ici-bas. 
La  foi,  en  illuminant  son  intelligence,  en  ravissant 
son  cœur,  préludait  pour  lui  aux  joies  ineffables  de 
la  vision  béatifique.  Le  philosophe  chrétien  n'avait 
plus  qu'un  livre  après  l'Évangile  :  c'était  la  Somme  de 
saint  Thomas.  «  Je  n'ose  pas,  écrivait-il  un  jour  à 
Charles,  je  n'ose  pas  commencer  à  te  parler  de  saint 
Thomas,  de  peur  d'être  trop  long  ;  mais  c'est  vrai- 
ment un  docteur  angélique,  je  dirai  presque  un 
ange  docteur.  Courage,  courage,  poursuivait  Herns- 


238  PIERRE  OLIVAINT 

heiiii,  combattez  dans  le]  monde  pendant  que  nous 
nous  préparons,  combattez  et  priez  pour  ceux  qui 
combattront  bientôt...  » 

Dieu  montre  parfois  à  ses  saints,  pour  éprouver 
leur  constance,  tout  un  avenir  de  travaux,  de  luttes 
et  de  douleurs  qu'ils  n'auront  pas  à  souffrir.  Ainsi 
François  Xavier,  mourant  en  face  de  la  Chine,  eut  le 
mérite  de  tous  les  sacrifices  qu'il  avait  acceptés  d'a- 
vance. Ainsi  le  Père  Hernsheim  fut  apôtre  seulement 
par  le  désir.  Il  apparut  dans  la  chaire  de  quelques 
églises  de  Paris  \  plein  de  foi,  de  zèle  et  de  candeur; 
mais  Dieu  se  contenta  de  ces  prémices.  Quel  prédica- 
teur cependant  n'eût  pas  été  celui  qui  disait  de  son 
premier  ministère  apostolique  :  «  Tout  grandit  au- 
tour de  moi,  depuis  que  l'Église  m'envoie,  et  il  me 
semble  que  je  suis  comme  un  petit  brin  d'herbe  à  qui 
l'on  aurait  dit  :  Va,  je  te  charge  de  changer  le  monde, 
de  faire  des  révolutions  au  milieu  de  ces  arbres  im- 
menses qui  sont  autour  de  toi...  Pauvre  petit  brin! 
comment  communiquera-l-il  sa  sève  aux  chênes  et 
aux  cèdres?...  » 

Le  brin  d'herbe,  ou  plutôt  la  fleur  éclose  aux  rayons 
dû  la  Grâce,  fut  prématurément  cueillie  par  la  main 
de  Dieu. 

A  l'automne  de  l'année  1847,  le  Frère  Charles  Ver- 
dière,  ayant  terminé  son  noviciat,  revenait  de  Rome 
et  passait  par  Nancy.  «  Profitant  de  l'heure  laissée 
pour  le  repas  aux  voyageurs  de  la  diligence,  ra- 
conte-l-il  lui-môme,  je  courus  à  la  rue  Sainte-Anne, 

1.  A  Noire  Dame-des -Victoires,  à  Saint-Jacaues-du -Haut-Pas 


CHAPITRE  X.  239 

pour  y  voir  le  Père  Hcrnsliein),  ne  me  doutcint  pas 
que  je  le  trouverais  malade  et  mourant.  On  me  lit 
monter  près  du  lit  où  il  gisait,  vêtu  de  sa  grande 
robe  blanche,  la  barbe  longue  et  une  croix  blanche 
près  de  lui.  Il  s'éteignait  lentement;  il  voulut  en- 
core me  parler  du  Ciel  ouvert  pour  lui,  et  y  donner 
rendez-vous  à  Olivaint,  à  Pitard,  à  moi,  à  tous  ses 
chers  camarades  d'École,  n'oubliant  pas  ceux  dont 
Dieu  attendait  encore  la  conversion  :  l'un  de  ceux-là 
pleurait,  au  pied  du  lit,  avec  nous.  >> 

Le  Père  Hernsheim  mourut  doucement,  au  chant 
du  Salve,  Begina^ .  Ainsi,  des  deux  amis  qui  s'étaient 
donnés  au  P.  Lacordaire  à  la  place  d'Olivaint,  l'un, 
Hippolyte  Réquédat,  avait  porté  quelques  mois  seu- 
lement la  robe  blanche  ^  et  l'autre,  Pierre  Hernsheim, 
après  peu  d'années,  disparaissait  à  son  tour! 

Le  novice  deBrugelette  eut,  vers  le  même  temps,  à 
faire  le  grand  sacrifice  qui,  pour  le  religieux,  est  une 
bienheureuse  mort.  Quandvint  le  second  anniversaire 
du  3  mai,  il  prononça  les  vœux  qui  le  séparaient  du 
monde  et  l'unissaient  plus  que  jamais  a  Dieu 

En  embrassant  le  crucifix  qui  devenait  son  unique 
trésor,  c'était  la  pauvreté,  la  chasteté,  l'obéissance, 
qu'il  embrassait  avec  amour,  c'étaient  les  mépris  du 
monde,  et  la  persécution  promise  à  tous  ceux  qui 
veulent  vivre  pieusement  au  service  du  Seigneur  Jé- 
sus'; c'étaient  les  rudes  labeurs  de  l'apostolat  et  en- 

1.  Le  14  novembre  1847. 

2.  11  mourut  le  2  septembre  1840. 

3.  Omnes  qui  pie  volunt  vivere  %n  Christo  Jesu  persecutionem 
patieniur  (u  Tim.,  m,  12). 


240  PIERRE  OLIVAINT. 

fm,  —  ce  qu'il  ignorait  alors,  ce  qui  aurait  mis  le 
comble  à  sa  joie,  •—  la  mort  sanglante  du  martyre. 

Comme  s'il  en  eût  eu  déjà  le  pressentiment,  il  s'é- 
criait :  ce  Venez  maintenant,  Agneau  dominateur, 
Agneau  si  doux,  venez!  attirez-moi  après  vous!  J'ai 
résolu  de  vous  suivre.  Les  pourparlers  sont  finis,  l'af- 
faire est  conclue  Où  que  vous  alliez,  je  mettrai  mes 
pieds  dans  l'empreinte  de  vos  pas  M  » 

Le  Frère  Olivaint  rentra  en  France,  à  la  fin  de  l'an- 
née scolaire  (1847)  et  retourna  scolastique  à  Laval,  — 
scolasiique,  c'est-  à-dire  écolier,  —  écolier  à  trente  et  un 
ans,  avec  la  perspective  de  passer  encore  quatre  an- 
nées sur  les  bancs,  occupé  d'études  ttiéologiques 
auxquelles  ses  précédents  travaux  ne  l'avaient  pas 
préparé.  Mais  comme  il  comprenait  bien  la  nécessité, 
pour  un  prêtre,  et  pour  un  prêtre  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  d'approfondir  la  science  sacrée! 

Dans  un  discours  prononcé,  quelques  mois  plus 
tard,  devant  la  communauté  de  Laval,  à  l'occasion 
du  renouvellement  des  premiers  vœux,  il  eut  l'heu- 
reuse pensée  de  prouver  qu'une  alliance  indissoluble 
doit  régner  entre  la  science  et  la  vertu.  S'inspirant 
de  la  parole  que  Jésus-Christ  disait  de  son  saint  pré- 
curseur :  C'était  une  lampe  ardente  et  brillante  ^j  le 
Frère  Olivaint  résumait  ainsi  toute  sa  thèse  :  «  Qui- 
conque est  choisi  pour  être  précurseur  de  Celui  qui 
est  la  lumière,  s'il  veut  mériter  le  même  témoignage, 
ne  doit  pas,  en  séparant  la  vertu  et  la  science,  di- 


1.  Notes  du  noviciat. 

2.  Sainl  Jean,  v,  35. 


CHAPITRE  X.  241 

viser  le  divin  (lambeau.  Il  faut,  disait-il,  que  le 
clergé  recouvre  la  science  sacrée  que  doivent  garder 
ses  lèvres.  Satan  est  logicien,  comme  on  aimait  à 
dire  au  moyen  âge;  il  déploie  contre  le  Christ  et, 
son  Église  toutes  les  ressources  de  sa  fausse  science 
et  de  son  infernal  génie.  Au  nom  de  l'avenir  et  du 
progrès,  l'erreur,  se  survivant  à  elle-même,  repa- 
raît avec  ses  vieilles  doctrines  mille  fois  vaincues, 
qui  n'ont  changé  que  de  forme  et  de  nom  et  dont  le 
triomphe  rejetterait  le  monde  vingt  siècles  en  ar- 
rière. 

«  Mais  contre  cet  amas  d'absurdités  grossières  et 
de  honteuses  conséquences,  ne  suffit-il  pas  d'en  ap- 
peler à  la  conscience  et  au  bon  sens?  Ne  nous  y  trom- 
pons pas  ;  il  y  a  autre  chose  aussi  dans  ces  doctrines, 
par  où  elles  assurent  leur  empire  sur  les  âmes,  et 
nous  imposent,  à  nous,  l'obligation  d'un  rude  labeur, 
Omnia  adversus  veritaiein  de  ipsa  veritate  constructa 
sunt,  a  dit  Tertullien  :  c'est  sur  des  pierres  arrachées 
au  temple  de  la  vérité  que  l'erreur  asseoit  son  édifice 
maudit.  » 

Ici,  le  Frère  Olivamt  évoquait  de  récents  souvenirs; 
il  racontait  à  ceux  qui  n'avaient  pas  traversé  le 
môme  milieu  comment  l'erreur,  «  non  contente  de 
pervertir  la  raison  par  le  raisonnement,  s'efforce 
d'enrôler  la  foi  môme  sous  la  bannière  rationaliste; 
comment  elle  détache  quelques  pierres  du  monu- 
ment immortel  et  crie  ensuite  à  tout  l'univers  : 
Reconnaissez-moi,  je  suis  la  vérité,  je  suis  le  chris- 
tianisme! «Il  signalait  ces  nouveaux  Alexandrins,  ces 
Gnostiques  modernes  dont  il  avait  entendu  les  mai- 


%k9>  PIERRE  OLIVAINT. 

très  célèbres.  Pour  combattre  ces  habiles  adver- 
saires, il  conviait  ses  frères  à  ne  rien  négliger,  ni 
la  théologie,  ni  la  philosophie,  ni  l'histoire.  «  Quels 
regrets  n'aurions-nous  pas,  disait-il,  si,  dans  un  ave- 
nir qui  n'est  pas  loin  peut-être,  —  tant  la  Providence 
semble  presser  sous  nos  yeux  le  dénouement  des 
révolutions,  —  nous  n'étions  pas  prêls  à  dispenser 
le  trésor  de  la  science  aux  générations  avides,  aussi 
libéralement  au  moins  que  nos  rivaux  !  » 

Mais,  pour  en  arriver  là,  il  faut  bien  plus  que 
l'étude  et  la  science  :  il  faut  la  piété  et  la  vertu. 
«  L'homme  sans  la  piété,  sans  la  vertu,  pervertit  la 
science  qui  le  pervertit  à  son  tour,  scientia  inflat;  il 
met  au  hasard  son  propre  salut  par  les  dons  mêmes 
qui  devaient  l'assurer  en  sauvant  aussi  ses  frères. 
Qu'il  est  facile  d'abuser  delà  science!  que  les  succès 
y  sont  dangereux;  que  l'encens  des  louanges  qu'elle 
attire  est  subtil  et  pénétrant;  que  sa  vapeur  monte 
vite  à  la  tête  et  trouble  aisément  les  résolutions  d'hu- 
mihté  qu'on  croyait  les  plus  solides,  —  et  combien 
n'en  avons-nous  pas  vu,  de  nos  jours  même,  que  le 
vertige  de  la  gloire  humaine  a  précipités  dans  les 
égarements  les  plus  déplorables! 

«  0  mon  Dieu!  vous  pénétrez  le  fond  de  nos  cœurs  ; 
si  nous  vous  supplions  tous  les  jours  de  bénir  nos 
travaux,  c'est  seulement  en  vue  de  votre  plus  grande 
gloire.  Mais,  si  nous  devions  nous  attribuer  vos  dons, 
les  prostituer  et  nous  perdre  en  achetant  par  eux  de 
misérables  distinctions  et  de  vaines  louanges,  Sei- 
gneur, ne  nous  introduisez  pas  dès  cette  vie  dans  le 
sanctuaire  de  votre  science  ;  donnez-nous  votre  amour, 


CHAPITRE   X.  243 

donnez-nous  riiumilité,  la  vertu  solide  :  avec  cela 
nous  serons  assez  riches  !  ^^ 

Durant  cette  période,  la  correspondance  du  Frère 
Olivaint  avec  ses  amis,  sans  s'interrompre  tout  à  fait, 
devient  naturellement  moins  active.  Quelques  lettres 
cependant  ont  été  conservées,  qui  exhalent  ce  par- 
fum de  piété  et  de  tendresse  qu'il  respirait  lui-même 
avec  tant  de  joie  dans  les  œuvres  des  saints  docteurs. 
Chez  lui  comme  chez  eux  on  trouve,  pour  emprunter 
son  expression  gracieuse,  «  des  paroles  charmantes 
qui  viennent  tout  à  coup  s'épanouir  comme  des 
fleurs.  » 

«  J'apprends  avec  plaisir,  écrivait-il  le  29  mai  1849, 
que  Y***  va  passer  son  dernier  examen,  et  qu'il  porte 
une  grande  barbe  ;  mais,  entre  nous,  est-il  un  peu 
plus  sage?  S'il  m'en  souvient  bien,  il  avait  un  peu 
peur  de  moi  jadis.  Sans  faire  le  croque-mitaine,  mal- 
gré ma  soutane  noire,  je  voudrais  bien  l'engager  à 
devenir  tout  à  fait  bon  enfant,  c'est-à-dire  à  joindre 
aux  bonnes  qualités  qu'il  avait  déjà  quelques  autres 
qui  lui  manquaient  encore.  Mais  avec  la  barbe  j'es- 
père qu'elles  auront  poussé,  l'éloignement  de  Paris  y 
contribuant  un  peu,  comme  aussi  tes  conseils  et  ton 
exemple.  » 

Il  se  réjouissait  surtout  et  bénissait  Dieu  du  nota- 
ble changement  qui  s'opérait  dans  les  sentimenfs  de 
sa  mère.  Au  moindre  progrès  qu'il  remarquait  en  elle, 
son  cœur  s'épanchait  avec  reconnaissance  dans  le 
cœur  d'un  ami. 

«  Ma  mère  m'a  écrit,  il  y  a  quelques  jours,  une 
bien  bonne  petite  lettre,  qui  m'a  fait  plus  de  plai-sir 

22 


244  PIERRE    OLTVAINT. 

que  toutes  celles  qu'elle  m'avait  adressées  jusqu'ici 
depuis  mon  départ....  J'espère  bien  que  le  bon  Dieu 
ne  cessera  pas  de  veiller  sur  ma  pauvre  mère  :  je  l'ai 
quittée  pour  lui.  Il  la  soignera  pour  moi.  J'ai  con- 
fiance que  le  sacrifice  même  qui  lui  a  tant  coûté  tour- 
nera à  sa  consolation,  malgré  les  larmes  qu'ellepeut 
verser  encore. 

«  Si  la  vie  qui  nous  attend  dans  l'autre  monde  est 
bien  heureuse,  il  faut  avouerquelavie  d'ici-bas,  pour 
quelques-uns  surtout,  est  bien  amère,  et  ma  pauvre 
mère  a  eu  largement  sa  part  de  tribulations  et  d'an- 
goisses. Mon  cher  ami,  c'est  une  raison  pour  moi  d'es- 
pérer davantage  ;  car  enfin  notre  Dieu  est  le  bon  Dieu 
et  sa  miséricorde  dépasse  infiniment  nos  misères.  Le 
départ  de  mon  frère  Jules  pour  La  Rochelle  aura  été 
encore  une  peine  de  plus  pour  ma  mère.  J'admire  avec 
quelle  résignation  elle  m'en  paile.  Elle  est  toujours 
généreuse.  « 

Les  événements  politiques  qui  suivirent  la  révolu- 
tion de  Février  n'avaient  pas  troublé  la  paix  du  sco- 
lasticat  de  Laval.  La  vie  des  théologiens  restait  tou- 
jours partagée  entre  la  prière  et  l'étude. 

Cependant,  vers  la  fin  de  septembre  1849,  la  maison 
de  Saint-Michel  fut  en  grand  émoi.  Le  R.  P.  Roothaan, 
général  de  la  Compagnie  de  Jésus,  chassé  de  Rome 
avec  Pie  IX  par  la  Révolution,  profitait  des  jours  de 
son  exil  pour  visiter  les  maisons  de  France.  Son  ar- 
rivée à  Laval  causa  une  immense  joie  parmi  cette 
nombreuse  famille  qui  comptait  elle-même  plusieurs 
proscrits. 

Pour  donner  à  la  récciHion  une  plus  grande  solen- 


CHAPITRE  X.  245 

nitc,  tous  les  jeunes  étudiants  de  Théologie  convin- 
rent d'ofTrir  au  R.  P.  Général  une  séance  littéraire, 
où  les  vers  et  la  prose  exprimeraient  en  cinq  ou 
six  langues  les  mêmes  sentiments  de  vénération  et 
d'amour. 

11  était  naturel  que  le  sujet  unique  fût,  en  pareil 
lieu  et  en  pareille  circonstance, /a Com;9«^me  de  Jésus. 
Éducation,  apostolat  en  Europe,  missions  lointaines, 
on  passa  toutes  les  œuvres  en  revue.  Pour  sa  part,  le 
F.  Olivaint  eut  à  parler  de  ce  qu'il  appelle  avec  raison 
le  litre  le  plus  glorieux  de  la  Compagnie,  de  son  at- 
tachemenl  à  Rome  et  au  vicaire  de  Jésus-Christ. 

De  cette  harangue  fort  bien  écrite,  et  parfois  élo- 
quente, nous  citerons  seulement  cette  dernière  phrase, 
qui  nous  révèle  où  tendaient  dès  lors  les  ardentes 
aspirations  de  son  cœur  : 

«  ....  Nous  en  gardons  la  douce  espérance  :  le  Gcsù 
recevra  bientôt  les  larmes  et  les  prières  de  la  Com- 
pagnie; Notre-Seigneur  sera  glorifié  dans  son  tem- 
ple, et,  prosternés  aux  pieds  de  son  auguste  repré- 
sentant, nous  pourrons  dire  encore  par  la  bouche  de 
Celui  qui  porte  tous  nos  cœurs  en  son  cœur  :  c^  0 
Père!  tout  indignes  que  nous  en  sommes,  nous  brû- 
lons du  désir  de  donner  notre  sang,  notre  vie  et  la 
moelle  de  nos  os  pour  l'Église  et  pour  vous.  » 

Les  mêmes  sentiments  se  retrouvent  dans  unepièce 
de  vers  composée,  quelques  mois  plus  tard,  par  le 
F.  Olivaint,  et  dont  nous  détachons  quelques  stro- 
phes. Nous  ne  croyons  pas  que  l'auteur  eût  la  voca- 
tion de  poète  ni  qu'il  y  prétendît  aucunement.  Mais, 
dans  ces  vers,  les  seuls  que  nous  possédions  de  lui. 


246  PIERRE  OLIVAINT. 

se  révèle  l'amour  du  religieux  pour  sa  vocation,  le 
dévouement,  d'un  fils  pour  sa  mère.  A  ce  titre,  ils  mé- 
ritent de  trouver  place  ici. 


Que  de  Chrétiens,  même  fidèles, 
Nous  disent  :  Vous  venez  trop  tard  ; 
Il  faut  un  nouvel  étendard 
Pour  vaincre  les  erreurs  nouvelles. 
Mais  d'ennemis  plus  clairvoyants 
J'en  crois  la  haine  rajeunie  : 
Non,  non,  petite  Compagnie, 
Non,  non,  tu  n'as  pas  fait  ton  temps. 

Jamais  cette  ineffable  grâce 
Des  amertumes  du  Sauveur 
Ne  coula  plus  vive  en  ton  cœur. 
Ahl  toujours  sur  toi  veille  Ignace  : 
Tes  fils  sont  dans  le  monde  errants; 
Jamais  tu  ne  fus  plus  honnie, 
Mais  aussi,  jamais  plus  bénie  : 
Non,  non,  tu  n'as  pas  fait  ton  tempj. 

Et  d'où  viennent  à  ta  lumière 
Ces  fiers  échappés  de  Terreur? 
Ton  nom  seul  leur  faisait  horreur, 
Et  les  voilà  sous  ta  bannière  ! 
Qui,  par  des  coups  assez  puissants, 
A  vaincu  leur  haine  charmée? 
C'est  Dieu  qui  lève  son  armée  : 
Non,  non,  tu  n'as  pas  fait  ton  lemp?. 

J'entends  TEglise  qui  t'appelle  ; 
Je  vois  ses  fils,  de  toutes  parts 
Vers  toi  retournant  leurs  regarda, 
Fonder  leur  espoir  en  ton  zèle.,,. 


CHAPITRE  X.  247 

Nous  aurons  des  combats  sanglants; 
Mais  la  victoire  est  assurée  ; 
Dieu  pour  la  Croix  l'a  préparée. 
Non,  non,  tu  n'as  pas  fait  ton  temps. 

Entiii  l'heure  sonna  pour  le  F.  Olivaint  de  recevoir 
le  sacerdoce.  Devenir  prêtre,  oITrir  chaque  jour  l'ado- 
rable Victime,  remplir,  auprès  de  Dieu  pour  les  hom- 
mes, roffice  divin  de  médiateur,  prêcher  avec  Tauto- 
rité  du  sacré  ministère  l'Évangile  du  salut,  ouvrir  par 
l'absolution  le  ciel  aux  pécheurs,  guider  les  àmcs  gé- 
néreuses dans  les  voies  parfaites,  telle  était  la  per- 
spective de  ce  prochain  avenir.  A  la  veille  de  ce  grand 
jour,  il  mandait  à  un  ami  :  «  J'espère  que  tu  vas, 
mon  cher  ami,  te  décider  à  écrire  à  ton  pauvre  jé- 
suite au  moins  quelques  lignes,  ne  fût-ce  que  pour  le 
féliciter  de  la  grande  nouvelle  qu'il  t'annonce  aujour- 
d'hui. Sache  donc,  mon  ami,  que  je  dois  être  ordonné 
prêtre  le  21  de  ce  mois*,  c'est-â-dire  que  je  vais  être 
enfin  armé  de  toutes  pièces  pour  travailler  à  la  gloire 
du  bon  Dieu.  » 

Une  année  après,  il  arrivait  à  Paris,  apportant  à  sa 
mère  une  de  ses  meilleures  bénédictions. 

Une  année  entière  s'écoula  dans  une  relraitre 
presque  absolue.  Envoyé  à  la  maison  de  la  rue  des 
Postes,  le  P.  Olivaint  y  partagea  son  temps  entre 
l'étude  et  quelques  humbles  ministères  au  dehors, 
a  II  se  fit  aussitôt  remarquer  par  sa  grande  humilité  et 
sacharité  prévenante,  dit  un  des  religieux  qui  vécurent 
alors  avec  lui.  11  se  plaisait  uvec  les  jeunes  Frères  sco- 

1.  Septembre  18jO. 


248  PIERRE  OLIVAINT. 

lastiques,  et  pour  les  édifier,  il  leur  racontait  avec 
simplicité  les  premières  consolations  de  son  apostolat 
auprès  des  pauvres;  il  leur  disait  sa  joie  de  se  retrou- 
ver prêtre  dans  ce  quartier  Moufîetard  qu'il  avait 
évangélisé  déjà,  simple  laïque,  et  de  pouvoir  donner 
l'aumône  spirituelle  de  la  parole  évangélique  et  des 
sacrements  à  ses  chères  familles  d'autrefois.... 

«  Un  jour,  raconte  un  bon  Frère  sacristain,  la  sœur 
Rosalie  se  dit  que,  si  ses  filles  pouvaient  entendre  la 
messe  à  cinq  heures,  chacune  d'elles  gagnerait  par 
jour  au  moins  une  heure  au  bénéfice  des  pauvres. 
Or,  c'était  l'hiver  ;  il  s'agissait  d'aller  dire  la  messe 
chez  les  sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul,  au  faubourg 
Saint-Marceau;  car  il  était  imprudent  de  les  laisser 
parcourir  les  rues  dès  quatre  heures  et  demie  du  malin 
par  les  plus  mauvais  temps.  On  vint  réclamer  le  se- 
cours d'un  prêtre.  Dès  que  le  P.  Oiivaint  eut  connais- 
sance de  ce  désir  de  la  sœur  Rosalie,  il  s'offrit  lui- 
même  pour  ce  qui  était  humainement  une  corvée 
pénible,  mais  un  gain  considérable  aux  yeux  de  la 
foi.  J'ailais  souvent  avec  lui,  ajoute  le  même  Frère, 
pour  servir  la  messe.  Un  matin,  il  dit  à  son  compa- 
gnon de  roule  :  «  Quel  profit  nous  faisons,  cher 
Frère  I  Quinze  ou  vingt  heures  de  bonnes  œuvres  de 
plus  par  jour,  accomplies  par  les  Filles  de  la  Charité 
dans  ce  quartier!....  Mais  c'est  immense!...  »  Peut- 
être,  ajoutait  le  narrateur,  ne  sont-ce  là  que  des  faits 
dignes  tout  au  plus  d'être  mis  dans  le  traité  des 
petites  vertus;  pour  moi,  je  regardais  cela  comme 
magnifique.  » 

L'humilité  du  P.  Oiivaint  était  d'allure  aisée   et 


CHAPITRE  X.  249 

jojeuse,  sans  aiïeclation  ni  contrainte.  A  ses  autres 
modestes  fonctions  il  joignait  l'emploi  desous-biblio- 
tliécaire,  et  comme  le  savant  religieux  chargé  du 
soin  de  la  grande  bibliothèque  de  la  maison  laissait 
peu  de  chose  à  faire  de  ce  côté,  son  adjoint  s'était  mis 
tout  entier  (\  l'organisation  d'un  dépôt  de  livres 
usuels  plus  spécialement  destinés  aux  frères  étudiants. 
Un  jour  qu'avec  l'un  de  ces  derniers  il  était,  en  grand 
tablier  bleu,  un  plumeau  à  la  main,  perdu  dans  un 
nuage  de  poussière,  la  porte  s'ouvre  tout  à  coup  et 
un  de  ses  anciens  camarades  s'arrête,  un  peu  surpris, 
sur  le  seuil.  «  Mon  cher,  je  ne  t'embrasse  pas,  dit 
gaiement  le  P.  Olivaint:  vois  mes  mains!  —Toujours 
le  môme,  répondit  le  visiteur,  toujours  le  même  ! 
C'est  ainsi  que  tu  faisais  déjà  à  l'École  normale.  >> 

Cette  première  année  de  sacerdoce  s'écoula  vite  au 
milieu  de  ces  travaux  obscurs.  Et  que  de  fois,  placé 
sur  un  plus  grand  théâtre,  le  P.  Olivaint  ne  se  prit-il 
pas  à  regretter  sa  paisible  cellule  de  la  rue  des  Postes 
et  son  humble  apostolat  de  la  rue  Mouiretard  ! 


CHAPITRE  XI 


Vaugirard.  —  Débuts  du  collège.  —  Le  P.  Olivaint  profossear 

d'histoire. 


îl  est  un  art,  — Dieu  le  révèle  aux  Saints,  —  de  vuir 
en  toute  chose  le  côté  surnaturel,  de  viser  à  l'Éter- 
nité à  travers  les  préoccupations  du  temps,  de  mar- 
quer l'action  la  plus  indifférente  au  coin  de  Jésus- 
Christ,  de  telle  sorte  qu'elle  devienne,  pour  celui  qui 
la  fait  et  pour  plusieurs  autres,  la  monnaie  du  ciel. 
Le  P.  Olivaint,  jeté  de  nouveau  dans  les  pénibles 
labeurs  de  l'enseignement,  ne  se  laissera  pas  dis- 
traire du  grand  but  qu'il  poursuit  :  sauver  le  plus 
d'âmes  possible,  pour  glorifier  Dieu  davantage,  ad 
majorem  Dôi  gloriam!  Professeur,  préfet  des  études, 
recteur,  il  n'en  fera  pas  moins  l'œuvre  apostolique, 
au   même  titre   que   le  missionnaire  et  le  prédi- 
cateur. 

Après  une  longue  et  austère  préparation  de  sept 
années,  parvenu  à  la  pleine  maturité  de  l'âge,  du 
talent  et  de  la  vertu,  il  entrait  enfin  dans  la  vie 


CHAPITRE  XI.  251 

active.  Homme  d'éducation,  il  avait  naturellement 
sa  place  marquée  dans  un  collège  ;  il  fut  destiné  à 
celui  de  Yaugirard,  dont  la  Compagnie  de  Jésus  pre- 
nait à  ce  moment  môme  la  direction. 

C'est  là  que,  durant  treize  ans,  il  se  dépensera 
sans  mesure,  pour  assurer  les  progrés  de  plusieurs 
centaines  d'enfants  dans  les  lettres  et  les  sciences, 
surtout  dans  la  fo;et  la  vertu.  Désormais  le  nom  du 
P.  Olivaiat  sera  inséparable  du  nom  do  Yaugi- 
rard. 

Ce  collège  avait  eu  d'humbles  commencements 
dont  il  n'est  pas  hors  de  propos  de  résumer  ici 
l'histoire  M.  Teysseyre,  l'un  des  plus  fervents  dis- 
ciples du  saint  Père  Delpuits,  ancien  élève  de  l'École 
polytechnique,  puis  prêtre  de  Saint-Sulpice,  en  est  à 
bon  droit  regardé  comme  le  premier  fondateur.  La 
petite  communauté  des  clercs  qu'il  avait,  en  1814,  éta- 
blie rue  du  Regard  et  qui,  l'année  suivante,  protégée 
par  Louis  XYIII,  prit  le  nom  de  maison  des  clercs  de 
la  chapelle  roijale,  avait  commencé  avec  quatre  en- 
fants. Mais  l'œuvre  prit  des  accroissements  si  rapides 
qu'en  vingt  années  elle  avait  donné  à  l'Eglise  deux 
cents  prêtres,  parmi  lesquels  sept  évêques  et  grand 
nombre  de  religieux. 

En  1829,  l'institution  se  transforma,  sans  rien 
perdre  de  son  esprit  profondément  chrétien.  Jusqu'a- 
lors elle  n'avait  pas  même  eu  de  maison  qui  lui  ap- 
partînt. M.  l'abbé  Poiloup,  l'un  des  successeurs  de 
M.  Teysseyre,  profita  d'une  occasion  providentielle 


252  PIERRE  OLIVAINT. 

pour  acheter,  a  Vaugirard,  une  magnifique  propriété 
qui,  avant  la  Révolution,  servait  de  campagne  au 
clergé  de  la  paroisse  de  Saint-Sulpice.  Une  galerie 
souterraine  traversant  la  rue  mettait  ce  vaste  enclos 
en  communication  avec  une  modeste  maison  qu'on 
vénère  encore  aujourd'hui  comme  berceau  de  la  so- 
ciété fondée  par  M.  Olier. 

De  temps  immémorial,Vaugirardfutunlieu  spécia- 
lement consacré  eàla  très-sainte  Vierge^  Dans  le  cata- 
logue des  prêtres  du  séminaire  de  Saint-Sulpice,  con- 

l.  Le  territoire  de  Vaugirard  dépendait  de  l'abbaye  de  Saint-Ger- 
main des  Prés.  Gérard  de  Moret,  abbé  de  Saint-Germain  au  treizième 
siècle  (r258-1278),  fit  bâtir  une  chapelle  en  l'honneur  de  saint  Vincent 
sur  l'emplacement  actuel  de  la  rue  des  Vignes.  De  là  le  nom  donné 
au  village  :  Valgérardj  Vaulgérard^  Vaugirard.  En  1342,  fut  cons- 
truite une  église  en  l'honneur  de  la  sainte  Vierge  au  lieu  maintenant 
occupé  par  la  petite  place  en  face  du  collège.  —  En  1453,  elle  prit  le 
nom  de  Notre-Dame  de  Saint-Lambert,  à  cause  des  reliques  de  l'évoque 
deMaëstricht  dentelle  s'enrichit.  A  la  Révolution,  Vaugirard  devint  la 
commune  Jean-Jacques  Rousseau,  et  l'église  fut  consacrée  à  la 
déesse  Raiso7i!  La  statue  miraculeuse  de  la  très-sainte  Vierge  fut 
mise  en  pièces,  mais  celui  qui  porta  le  premier  coup  de  hache  eut  l'œil 
crevé  par  un  éclat  de  bois,  et  un  de  ses  complices  la  jambe  cassée.  La 
vieille  église  paroissiale,  restaurée  à  grand'peine,  a  disparu  ;  elle  est 
aujourd'hui  remplacée  par  une  plus  grande  et  plus  belle.  —  Le  terri- 
toire de  Vaugirard  a  été  de  tout  temps  l'asile  préféré  des  communautés 
ecclésiastiques  et  religieuses.  Le  collège  de  Laon,  situé  sur  la  monta- 
gne Sainte-Geneviève,  avait  à  Vaugirard  une  maison  succursale  (à  la 
place  de  l'ancienne  mairie).  Le  séminaire  de  la  Sainte-Famille,  ou  des 
Trente-trois,  fondé  par  Claude  Bernard,  dit  le  pauvre  prêtre,  avait 
également  à  Vaugirard  sa  maison  de  campagne.  Il  en  était  de  même 
du  séminaire,  des  Robertins,  de  la  communauté  de  Lisieux,  des 
Tkcatins,  du  noviciat  des  Frères  des  écoles  chrétiennes,  fondé  par  le 
Vénérable  de  la  Salle  à  Vaugirard,  mais  transporté  à  Paris,  etc..  . 

Voir  VHistoire  de  Vaugirard  ancien  et  moderne,  par  L.  Gaudreau, 
curé  du  lieu,  Paris,  Dentu,  1842.) 


CHAPITRE    XI.  25Î 

serve  aux  archives  de  la  communauté,  il  est  toujours 
qualifié  du  titre  touchant  de  village  de  la  bienheu- 
reuse Marie  :  Oppidum  BecUœ  Mariœ.  Grâce  à  la  dévo- 
tion spéciale  des  habitants  pour  la  Mère  de  Dieu, 
cette  paroisse  fut  longtemps  renommée  pour  sa  foi  ut 
la  régularité  de  ses  mœurs.  M.  Poiloup  eut  à  cœur  de 
restaurer  avec  éclat,  dans  le  nouveau  collège,  ce  culte 
traditionnel.  Ce  fut  le  1"  Mai  1830  que  son  zélé  colla- 
borateur, M.  Georget,  se  transporta  de  la  rue  du 
Regard  à  Vaugirard,  avec  une  division  composée  des 
plus  petits  enfants.  '<  Tout  s'annonçait  sous  les  plus 
heureux  auspices,  lorsque  éclata  la  révolution  de 
Juillet.  On  put  croire  un  instant  que  la  petite  com- 
munauté allait  disparaître  dans  la  tempête,  mais 
non;  elle  allait  au  contraire  être  transformée  en 
ce  grand  et  bel  établissement  de  Vaugirard  qui  de- 
vait hériter  de  son  esprit,  en  même  temps  que  de  ses 
maîtres  et  de  ses  élèves.  Ce  fut  encore  le  l"Mai  1834 
que  fut  posée  la  première  pierre  de  ces  magnifiques 
bâtiments  quidevaient  êtrele  sanctuairede  la  science 
et  de  la  piété  pour  tant  d'enfants  appartenant  à  des  fa- 
milles patriarcales,  l'honneur  de  notre  pays,  qui  ont 
conservé  la  foi  et  les  traditions  de  la  France.  Remar- 
quons-le en  passant,  tous  les  actes  de  nos  vénérés 
maîtres  s'accomplissaient  en  des  jours  consacrés 
à  l'auguste  Mère  de  Dieu  *.  »  Ce  fut  la  veille  de  Voctavt 
de  C Immaculée  Conception ,  tous  les  enfants  étant 
pour  la  première  fois  réunis,  qu'eut  lieu  la  véritable 
prise  de  possession  ^  Derrière  l'autel  de  la  chapelle, 

1.  Notice  sur  M.  Geoi^gtl^  p.  1,  8. 

2.  Oraison  funèbre  de  M.  Poiîoup  par  le  P.  Olivaiul. 


254  PIERRE    OLIVAINT 

une  vaste  peinture  de  Fragonard,  représentant  la 
Reine  du  ciel  environnée  des  chœurs  angéliques,  rendit 
sensible  aux  regards  la  pensée  chrétienne  qui  avait 
présidé  à  l'heureuse  fondation. 

Pendant  cette  seconde  période  de  vingt  années,  le 
collège  de  M.  Poiloup  se  maintint  au  premier  rang, 
pour  la  force  des  éludes,  la  régularité  de  la  disci- 
pline, la  solide  piété.  «  Dans  les  maîtres,  zèle,  dé- 
vouement, oubli  de  soi;  dans  les  disciples,  confiance, 
ouverture,  abandon,  docilité  ;  dans  tous,  piété  ten- 
dre, charité  expansive,  bonne  volonté  courageuse, 
épanouissement  joyeux,  »  tel  est  le  tableau  véridique 
tracé  par  un  témoin  digne  de  toute  croyance  K 

Henri  de  Riancey,  une  des  gloires  de  cette  maison, 
pouvait  dire  avec  une  légitime  fierté,  en  parlant  sur 
la  tombe  de  J\J.  Poiloup  des  enfants  que  ce  saint 
prêtre  avait  élevés  .  «  Nous  sommes  partout,  dans  la 
magistrature,  dans  l'armée,  dans  le  sacerdoce,  dans 
la  diplomatie,  dans  Tadministration  des  affaires 
publiques,  dans  les  lettres,  dans  la  médecine....  »  Et 
le  P.  Olivaint  attestait  «  que  partout  où  il  trouvait  les 
élèves  de  M.  Poiloup,  il  avait  le  bonheur  de  reconnaître 
en  eux  des  catholiques  dévoués,  des  prêtres  zélés, 
des  hommes  de  devoir ,  d'excellents  pères  de  fa- 
mille^. » 

Cependant  M.  Poiloup,  d'une  santé  toujours  fort  dé- 
licate, après  une  longue  et  laborieuse  carrière,  éprou- 

I.  M.  Maréclial,  supérieur  du  séminaire  crissy.  Paroles  adressées  à 
une  réunion  d'anciens  élèves  de  la  rue  du  Regard^  *le  Vaugirard  çî 
d'Auteuil. 

ï.  Uiaiôoa  funèbre  de  M.  Poilonp. 


CHAPITRE  XI.  255 

vait  un  indispensable  besoin  de  repos.  En  jetant  les 
yeux  autour  de  lui,  il  Irouvaitdcs  collaborateurs  intel- 
ligents et  dévoués,  mais  dont  lui-même  étaitle  centre 
et  que  son  départ  laisserait  sans  cohésion  ni  lien.  Il 
jugea  donc  nécessaire,  pour  assurer  l'existence  et  la 
prospérité  de  son  œuvre,  de  la  confier  à  une  congré- 
gation religieuse. 

La  loi  de  1850,  rendue  en  conséquence  de  rarticlo 
9  delà  Constitution  de  1848, avait  supprmié  le  mono- 
pole et  étendu  le  bienfait  de  la  liberlé  d'enseignement 
à  tous  les  citoyens  français,  môme  «  aux  membres 
des  congrégations  non  autorisées  par  l'État.  ^^  Bien 
plus,  mise  en  demeure  de  se  prononcer  explicite- 
ment sur  la  Compagnie  de  Jésus,  l'Assemblée  légis- 
lative avait  eu  l'impartialité  de  l'admettre  au 
bénéfice  du  droit  commun,  sur  les  éloquentes  repré- 
sentations de  M.  Thiers  lui-même. 

Il  s'agissait  de  mettre  aussitôt  à  profit  tout  ce  que 
la  loi  nouvelle  accordait  de  liberté.  Les  évoques  de 
France  rivalisaient  de  dévouement  et  de  zèle;  des  chré- 
tiens généreux  suivaient  leur  exemple,  et  de  toutes 
parts  s'ouvraient  de  nouveaux  établissements  d'éduca- 
tion dont  plusieurs  sont  encore  aujourd'hui  prospères.; 

La  Compagnie  de  Jésus  contribua  pour  sa  part  h  ce 
travail  de  restauration.  Dès  1850,  elle  reprenait,  au 
collège  de  la  Providence  (Amiens),  les  traditions  de 
Saint-Acheul.  L'ancien  recteur  de  Brugelette,  le 
R.  P.  Pillon,  rétablissait  le  collège  de  Vannes  après 
une  interruption  de  quatre-vingt-neuf  ans.  La  reli- 
gieuse cité  d'Avignon  voyait  naître  le  sien  dès  le  mois 
de  janvier  1850;  puis  s'étaient  successivement  ouverts 


256  PIERRE  OLIVAINT. 

es  collèges  de  la  Sauve  (Bordeaux),  de  Dole,  de  Metz. 
Cependant,  il  semblait  que  le  plus  important  restât 
encore  à  faire,  tant  que  l'enseignement  libre  n'au- 
rait pas  conquis  sa  place  à  Paris. 

Le  vieux  collège  de  Clermont,  auquel  Louis  le  Grand 
avait  octroyé  son  nom,  était  devenu,  après  bien  des 
vicissitudes,  un  lycée  de  l'État.  îl  s'agissait,  chose 
humainement  impossible,  d'ouvrir  en  pleine  capitale, 
sans  autre  protection  que  celle  du  Ciel,  une  nou- 
velle  école  qui  ne  fût  pas  indigne  de  son  aînée. 

L'ère  de  la  liberté  d'enseignement  ne  comptait  que 
deux  années,  lorsque  M,  l'abbé  Poiloup  conçut  de- 
vant Dieu  le  projet  de  céder  ;'i  la  Compagnie  de  Jésus 
son  collège  de  Vaugirard.  Colle  offre,  qui  n'avait  pas 
été  sollicitée,  fut,  après  une  mûre  délibération,  favo- 
rablement accueillie.  Mais  à  peine  la  nouvelle  fut-elle 
connue,  qu'une  émotion  bien  naturelle  se  fit  sentir 
parmi  les  anciens  professeurs.  «  Une  pénible  sépa- 
ration eut  lieu,  dit  l'auteur  de  la  notice  déjà  citée*, 
entre  MM.  Poiloup  et  Georget  d'une  part,  et  les 
professeurs  de  l'ancien  Vaugirard  d'autre  part. 
Nous  trouvons  des  deux  côtés  les  motifs  les  plus 
purs,  des  intentions  non-seulement  droites,  mais 
toutes  surnaturelles.  »  Seulement  le  point  de  vue 
était  diffèrent.  M.  l'abbé  Lévesque,  suivi  de  pres- 
que tout  le  personnel  de  la  maison,  alla  fonder 
un  nouvel  établissement  à  Auteuil.  «  Et  il  y  eut  ainsi, 
disait  plus  tard  le  P.  Olivaint  dans  une  circonstance 
mémorable,  deux  coups  de   providence.  Ce  fut   un 

J.  Notice  sur  M.  Georgd,  p.  10. 


CHAPITRE  XI.  257 

premier  coup  de  i)rovidence  que  la  décision  prise 
par  M.  Poiloup  en  faveur  de  la  Compagnie  de  Jésus; 
sans  lui,  noire  rentrée  à  Paris,  dans  l'enseignement, 
semblait  impossible.  Mais  ce  fut  un  coup  de  provi- 
dence aussi  que  la  fondation  du  collège  d'Autcuil  : 
nous  l'avons  bénie,  nous  l'avons  saluée  de  nos  vœux. 

«  Ainsi,  quand  le  petit  germe  de  la  rue  du  Regard, 
comme  le  grain  de  sénevé  dont  parle  l'Évangile,  fut 
devenu  grand  arbre,  du  même  tronc  Dieu,  pour  pro- 
curer sa  gloire,  fit  sortir  ces  deux  brancbes  fécondes 
dont  l'ombre  s'étend  sur  les  deux  rives  de  la  Seine, 
pour  offrir  un  abri  salutaire  h  un  plus  grand  nombre 
d'enfants  chrétiens  ^  » 

Le  3  août  de  l'année  1852,  fête  de  l'invention  du 
corps  de  saint  Etienne,  le  premier  des  martyrs, 
en  l'octave  de  saint  Ignace,  fondateur  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  sous  les  auspices  de  Marie  Immacu- 
lée proclamée  Patronne  du  collège,  le  R.  P.  Studer, 
provincial,  accompagné  du  P.  Olivaint,  prit  posses- 
sion de  Vaugirard. 

Les  jours  suivants,  arrivèrent  successivement  les 
autres  Pères  chargés  de  remplir  les  principaux  em- 
plois de  la  maison.  Le  personnel  se  composa  bientôt 
de  vingt-neuf  Pères  et  de  onze  frères  coadjuteurs. 
Les  vacances  furent  employées  ù  réparer,  à  agrandir 
ou  à  mieux  disposer  les  principales  parties  du  vaste 
édifice;  rien  ne  fut  négligé  de  tout  ce  qu'exige  l'orga- 
nisation d'un  grand  collège. 

Une  vague  rumeur  se  répandit  alors  dans  Vaugi- 

].  Oraison  funèbre  de  M.  Poiloup. 


258  PIERRE  OLIVAINT. 

rard  :  des  forcenés  menaçaient,  disait-on,  de  mettre, 
durant  la  nuit,  le  feu  à  la  maison;  on  en  fut  quitte 
pour  quelques  mesures  de  prudence;  la  police  fit  sur- 
veiller  les   abords;    puis   tout  rentra  dans  l'ordre. 

Le  19  octobre,  les  classes  furent  ouvertes.  Environ 
cent  soixante  enfants  étaient  présents,  dont  quarante 
au  plus  étaient  anciens  élèves  du  collège;  un  grand 
nombre  de  parents  et  d'amis  remplissaient  la  cha- 
pelle, quand,  à  la  messe  du  Saint-Esprit,  le  P.  Oli- 
vaint  prit  la  parole  et  présenta  à  grands  traits  le 
programme  d'éducation  qui  depuis  n'a  cessé  d'être 
fidèlement  suivi  à  Vaugirard*. 

C'estVesprit  de  famille  qui  doit  unir  maîtres  et  élè- 
ves, pères  et  enfants  :  ancienne  tradition,  disait-il, 
qu'il  ne  s'agit  que  de  bien  garder.  «  Cet  esprit  de 
famille  est  une  partie  précieuse  de  l'héritage  que  la 
Providence  nous  appelle  à  recueillir.  Dans  cette  pieuse 
maison,  les  maîtres  étaient  tous  des  pères,  et  l'un 
d'entre  eux  ^  semblait  se  réserver  les  devoirs  et  les 
droits  d'une  bonté  encore  plus  paternelle,  comme 
signe  distinctif  de  la  supériorité. 

«  Vous,  chers  enfants,  qui  l'avez  connu,  restez  ses 
dignes  enfants  au  milieu  de  nous,  c'est-à-dire  soyez 
vraiment  les  nôtres;  par  là,  votre  reconnaissance 
adoucira  les  angoisses  que  la  séparation  coûte  en- 
core à  ce  cœur  si  tendre.  Et  vous,  nouveaux  venus, 


1.  Ce  discours  a  été  intégralement  publié  dans  une  brochure  intitu- 
lée ;  Un  poète  réformateur  de  Véducation.  Examen  des  théories  de 
M.  de  Laprade,  par  le  P.  Ch.  Clair,  S.  J,  Paris,  Albanel  (Baltenweck), 
1873. 

ï.  M.  Poiloup. 


CHAPITRE  XI.  259 

saluez  avec  respect,  avec  reconnaissance  aussi,  l'ami 
dévoué  de  l'enfance,  le  père  de  tant  de  générations  de 
jeunes  gens  dont  il  a  sauvé  la  foi,  dans  un  temps  où 
les  mères  chrétiennes  avaient  tant  de  peine  à  trouver 
dans  la  patrie  quelques  rares  asiles  pour  abriter  ce 
qu'elles  avaient  de  plus  cher  au.  monde.  » 

Le  P.  Olivaint  n'entend  pas  que  cette  famille  ras- 
semblée sous  les  auspices  de  Marie  Immaculée  re 
garde  le  collège  comme  une  triste  prison.  «  Ah  !  grâce 
cl  Dieu,  nous  ne  sommes  pas  des  geôliers,  nous  ne 
nous  présentons  pas  même  à  vous  comme  des  maî- 
tres; bien  que  nous  soyons  chargés  de  vous  instruire, 
le  titre  qu'avant  tout  nous  ambitionnons,  dont  nous 
sommes  jaloux,  c'est  celui  de  pères.  »  Et  après  de  fort 
belles  considérations  sur  cette  paternité  surnaturelle 
dont  Dieu  est  le  principe  comme  il  en  est  la  fin  :  «  Nous 
vous  aimons  déjà,  chers  enfants,  s'écrie-t-il,ilyaméme 
longtemps  que  nous  vous  aimons!  Ne  le  sentez-vous 
pas  à  maparole?Ah!  je  l'espère  bien,  ma  voix  ne  trahit 
pas  mon  cœur.  Et  dans  ma  voix  vous  entendez  tous 
mes  frères  et  tous  vos  Pères,  car  nous  n'avuns  qu'un 
cœur  pour  vous  aimer.  Et  dans  ma  voix  aussi  vous 
entendez  trois  siècles  de  notre  histoire.  C'est  pour 
vous,  c'est  pour  l'enfance  que  nos  Pères  se  sont  épui- 
sés pendant  trois  siècles  dans  un  dévouement  qui  ne 
se  lassa  jamais.  C'est  pour  vous  que  les  plus  savants 
docteurs  eux-mêmes  aimaient  à  réserver  les  derniers 
efforts  de  leur  zèle  et  retrouvaient  des  forces  en  re- 
devenant enfants  avec  vous.  C'est  pour  vous  que  nous 
avons  brisé  ces  liens  qui  tiennent  le  plus  au  cœur  de 
l'homme  en  ce  monde,  c'est  pour  vous  élever  et  vous 

23 


260  PIERRE  OLIVAINT. 

instruire,  c'est-à-dire  pour  vous  servir  et  vous  ai- 
mer ;  et  la  promesse  de  nous  consacrer  dans  l'obéis^ 
sance  à  l'enseignement  est  un  de  nos  liens  nouveaux. 
C'est  pour  vous  encore  que  la  persécution  nous  a 
frappés  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  et  tous  les 
rivages  ont  vu  nos  exilés  qui  souffraient  pour 
vous....  » 

En  retour  de  ce  dévouement  paternel,  le  P.  Olivaint 
réclamait  de  ses  chers  enfants  le  respect  et  surtout 
l'amour  filial.  «  Ayez  le  respect  qui  sied  à  des  enfants, 
disait-il  gracieusement,  mais  ne  nous  respectez  pas 
trop,  nenous  prêtez  pas  une  dignité  inaccessible.  Dépo- 
sez cette  gêne,  cette  inquiétude  d'une  timidité  qui  cher- 
che à  fuir  :  le  respect  filial  est  celui  qu'unedouce  familia- 
rité tempère;  il  rend  l'honneur  tout  en  se  livrant  avec 
abandon.  Livrez-vous  donc  et  dans  le  respect  et  dans 
l'obéissance.  C'est  là  l'esprit,  le  caractère  des  enfants; 
ils  se  livrent  sans  peine,  ils  ont  confiance.  La  con- 
fiance est  comme  le  sang  et  la  vie  de  la  piété  filiale. 
Aussi  est-ce  la  confiance  surtout  que  nous  vous  de- 
mandons en  vous  disant  :  Soyez  pour  nous  comme 
des  enfants.  Le  reste  serait  peu  sans  elle.  Le  reste 
vient  bientôt  avec  elle  et  est  fécondé  par  elle.  Con- 
fiance donc,  chers  enfants,  vous  ne  serez  point  tra- 
his! Confiance  dans  vos  difficultés,  pour  que  nous 
puissions  vous  offrir  nos  secours;  confiance  dans  vos 
peines,  pour  qu'il  nous  soit  donné  de  vous  consoler; 
confiance  dans  vos  fautes  mêmes  et  malgré  les  reproches 
qui  les  suivront,  pour  que  nous  ayons  plus  tôt  la  joie 
de  vous  pardonner  et  de  vous  guérir.  Nous  ne  récla- 
mons votre  confiance  que  pour  votre  bien.  Nous  vous 


CHAPITRE   XL  261 

ferons  d'autant  plus  de  bien  que  vous  nous  accorderez 
plus  de  confiance.  11  faudra  bien  que  vous  la  mettiez 
en  nous,  car  nous  avons  le  secret  de  l'obtenir  :  Nous 
vous  aimons  !  » 

Ce  langage  du  cœur  fut  compris  du  plus  grand  nom- 
bre; les  préventions  nourries  encore  par  quelques- 
uns  contre  ces  maîtres  nouveaux  dont  on  disait  tout 
ensemble  tant  de  bien  et  tant  de  mal  tombèrent  peu 
à  peu,  et  le  collège  de  Yaugirard,  si  riche  déjà  d'ho- 
norables souvenirs,  ne  cessa  dès  lors  d'accroître,  avec 
le  nombre  de  ses  élèves,  sa  bonne  renommée.  Cette 
prospérité  grandissante  fut  avant  tout  une  faveur  du 
Ciel;  mais  on  peut  dire  en  vérité  que  nul,  après  Dieu, 
n'y  contribua  plus  que  le  P.  Olivaint. 

D'abord  directeur  de  la  première  congrégation  et 
professeur  d'histoire,  puis  préfet  des  études,  enfin 
recteur  du  collège  jusqu'en  1865,  le  P.  Olivaint  prit 
pour  règle  de  se  sanctifier  lui-même  afin  de  travail- 
ler plus  efficacement  à  la  sanctification  des  âmes  que 
Dieu  et  Marie  lui  confiaient  :  Pro  eis  sanclifico  mc- 
psum. 

Mais  avant  de  le  montrer  toujours  saint  religieux 
dans  ces  diverses  fonctions  où  les  épreuves  ne  lui 
manquèrent  pas,  nous  voulons  signaler  un  fait  tou- 
chant qui  marqua  la  première  année  de  Yaugirard. 
Nous  en  empruntons  le  récit  à  V Univers^  : 

«  Lundi  dernier,  30  mai,  dit  le  journal  catholique, 
iesélèves  du  collège  de  Yaugirard,  conduits  par  leurs 
savants  et  pieux  directeurs,  ont  fait  un  pèlerinage  à  l'c- 

J.  Du  3  juin  lt85^. 


262  PIERRE  OLIVAINT, 

glisedeNotre-DamedeBoulogne-sur-Seine,  où  vienld'ê- 
tre  rétablierancienneetcélèbre  confrérie  en  l'honneur 
delà  sainteVierge  que  plusieurs  souverains  pontifes,  et 
notammentN.  S.  P.  le  pape  Pie  IX,  ont  enrichie  de  tré- 
sors spirituels.  Les  élèves  du  collège  de  Vaugirard  ont 
assisté  à  la  sainte  messe  célébrée  par  leur  vénérable 
Père  Recteur.  Un  cœur  de  vermeil ,  renfermant  les 
noms  des  maîtres  et  des  élèves,  a  été  offert  solennel- 
lement et  suspendu  au  cou  de  la  statue  miraculeuse. 
Après  cette  cérémonie  a  eu  lieu  l'acte  de  consécration 
à  la  sainte  Vierge,  prononcé  par  l'un  des  élèves  au 
nom  de  tous  ses  condisciples.  Ce  cœur  de  vermeil  si 
généreusement  offert  restera  désormais  comme  un 
témoignage  public  de  la  dévotion  des  pieux  pèlerins 
envers  la  très-sainte  Vierge.  >5 

Ainsi  les  prémices  étaient  religieusement  déposées 
sur  l'autel  de  Marie  Immaculée,  dont  la  bénédiction 
maternelle  s'est  depuis  lors  si  abondamment  répan- 
due sur  le  collège  de  Vaugirard. 

Du  mois  d'octobre  1852  au  mois  de  stîptenibre  1857, 
le  P.  Olivaint,  malgré  d'autres  fondions  importantes, 
remplit  sa  mission  de  professeur  d'histoire  *.  Dans  sa 
pensée,  ilyavaitlàunvéritable  apostolat,  réclamé  par 
les  tendances  universelles  de  notre  époque  et  par  les  be- 
soins spéciaux  des  jeunes  gens  lettrés,  prêts  à  entrer 
dans  le  monde.  C'est  donc  le  professeur  d'histoire  que 
nous  devons  étudier  d'abord,  non  plus  tel  qu'il  se  mon- 


1.  Sauf  l'année  où,  tout  en  restant  préfet  des  études^  il  eut  à  faire  la 
Iroisicme  année  de  probation. 


CHAPITRE  XL  263 

traita  ses  débuts  dans  sa  chaire  de  Grenoble  ou  au  col- 
lège Bourbon,  mais  tel  que  l'avait  fait  une  longue  cx^ 
périence,  jointe  à  un  constant  labeur,  et  que  l'ont 
connu  plusieurs  générations  d'élèves  àVaugirard. 

Un  écolier  de  ce  temps,  père  de  famille  aujour- 
d'hui, écrit  à  ce  sujet  :  «  J'ai  eu  le  bonheur  d'assister 
au  cours  d'histoire  que  le  P.  Olivaint  faisait  à  la  pre- 
mière division,  et  je  me  souviens  encore  du  charme 
que,  tout  enfant  que  j'étais,  j'éprouvais  à  l'écouter. 
C'était  certainement  celle  de  mes  classes  qui  me  plai- 
sait le  plus,  et  si  j'ai  conservé  du  goût  pour  les 
études  historiques,  c'est  à  cet  enseignement,  à  la 
fois  simple  et  élevé,  éloquent  et  familier,  que  je 
le  dois.  Ces  leçons,  qui  roulèrent  sur  Christophe 
Colomb  et  la  découverte  de  l'Amérique,  me  sont 
aussi  présentes  que  si  je  venais  de  les  entendre....  » 

Le  P.  Olivaint  eut  l'occasion  de  formuler  très-net- 
tement ce  qu'il  pensait  de  l'enseignement  de  l'histoire, 
de  son  utilité,  des  abus  à  craindre,  de  la  méthode  à 
suivre;  les  judicieuses  observations  qu'il  fit  sur  cette 
matière  sont  consignées  dans  un  Mémoire  inédit,  ré- 
digé par  ordre  de  ses  supérieurs. 

«  Les  études  historiques,  dit-il  dès  la  première  page, 
ne  sont  plus  seulement  importantes  ;  elles  sont  deve- 
nues vraiment  nécessaires  aux  catholiques  surtout, 
puisque,  en  effet,  c'est  surtout  au  catholicisme  qu'ont 
profité  les  progrès  récents  de  l'histoire,  les  découver- 
tes les  plus  inattendues  et  les  travaux  mômes  entre- 
pris pour  le  combattre.  Les  collèges  catholiques  ont 
été  comme  forcés,  pour  répondre  aux  besoins  de  no- 
tre temps,  de  donner  un  plus  grand  développement 


264  PIERRE  OLIVAINT. 

aux  sciences  mathématiques  et  physiques,  lesquelles 
cependant  sont  loin,  par  leurs  applications  et  leurs 
tendances,  de  tourner  autijint  à  l'avantage  de  la  reli- 
gion ;  à  plus  forte  raison  doivent-ils  faire  une  large 
part  à  rhistoire,  qui  offre  un  moyen  si  puissant  de 
ramener  bien  des  âmes  égarées .  » 

On  le  voit,  le  professeur  veut  être  apôtre,  l'histo- 
rien devenir  apologiste.  L'enseignement  de  l'histoire 
n'est  pas  un  but,  ce  n'est  pour  lui  qu'un  moyen  très- 
eflicace  de  persuader  ou  d'affermir  la  foi.  Les  faits 
profanes  eux-mêmes  lui  apparaissent  comme  des  té- 
moins désintéressés  et  moins  suspects,  cités  à  sa  barre 
pour  déposer  en  faveur  de  la  vérité  divine. 

Mais,  hélas!  ce  n'est  point  ainsi,  le  P.  Olivaint  le 
savait  trop,  que  l'histoire  est  généralement  comprise 
Glaive  à  deux  tranchants,  si  elle  peut  servir  à  la  dé- 
fense de  la  religion,  c'est  l'arme  aussi  que  manient 
habilement  les  ennemis  de  l'Église. 

«  En  général,  dit-il,  les  cours  d'histoire  sont  l'oc- 
casion des  plus  grands  désordres....  C'est  là  que  sont 
parfois  racontées  avec  une  affreuse  insouciance  les 
anecdotes  les  plus  scandaleuses;  c'est  là  que  sont  dé- 
bitées les  théories  les  plus  vagues,  les  plus  contra- 
dictoires, par  des  hommes  qui  ne  s'entendent  ni  sur 
les  principes  ni  sur  les  méthodes  et  qui  prétendent 
bien  ne  relever  que  d'eux-mêmes;  c'est  là  qu'on  ap- 
prend ce  qui  n'exige  aucun  travail,  la  haine  de  l'É- 
glise, le  mépris  de  l'autorité,  les  passions  révolution- 
naires :  ainsi  l'imagination  des  enfants  est  souillée 
et  leur  jugement  faussé;  leur  foi  achève  de  se  per- 
dre, et  l'on  voit  se  multiplier  cette  génération  de  doc- 


CHAPITRE   XI.  265 

leurs  impertinents  qui,  tout  bambins  encore,  tran- 
chent les  questions  les  plus  graves  avec  un  aplomb 
qui  serait  bien  ridicule,  s'il  n'était  si  déplorable. 
Quelques  années  plus  tard,  laparole  et  les  journaux  ne 
leur  suffisent  plus,  et  beaucoup  d'entre  eux  descen- 
dent sur  la  place  publique  à  la  tête  de  l'émeute  pour 
ajouter  une  page  à  l'histoire  qu'ils  auront  apprise. 

«  Telle  est,  en  beaucoup  d'endroits,  l'intluence  de 
l'enseignement  historique.  La  philosophie  rationa- 
liste elle-même  n'est  pas  tant  à  craindre  ;  contre  elle, 
on  a  du  moins  la  ressource  de  l'oubli  et  du  scepti- 
cisme qu'elle  inspire.  On  ne  croit  pas  à  la  philoso- 
phie dans  les  écoles  dont  je  parle,  mais  on  croit  i\ 
l'histoire,  surtout  quand  elle  calomnie  la  religion  et 
le  prêtre,  quand  elle  pousse  à  la  révolte  et  à  Tanar- 
chie.  » 

Dès  lors  ne  conviendrait- il  pas  de  contenir  dans 
les  limites  les  plus  étroites  un  enseignement  dange- 
reux et  si  souvent  funeste?  A  cette  question,  le  P.Oli- 
vaint  répond  : 

«  Il  est  vrai,  des  abus  signalés  on  peut  tirer  plus 
d'un  argument  contre  l'enseignement  de  l'histoire, 
mais  tout  aussi  bien  et  plus  justement  encore  on 
peut  en  tirer  un  nouveau  motif  de  fortifier  chez  nous 
les  études  historiques.  Nos  élèves,  en  elTet,  seront 
bientôt  dans  le  monde  en  présence  de  ceux  de  l'U- 
niversité. La  discussion  s'engagera,  car  l'homme  du 
monde  lui-même  n'est  plus  libre  de  la  fuir.  Reli- 
gion, philosophie,  politique,  tous  les  intérêts,  tous  les 
problèmes  sont  agités  à  la  fois  partout  et  par  tous. 
Mais  tous  ces  intérêts,  tous  ces  problèmes  se  rencon- 


266  PIERRE  OLIVAINT. 

treni  sur  le  terrain  de  l'histoire  ;  c'est  là  presque 
toujours  que  se  livre  maintenant  le  combat.  A  la  fa- 
conde audacieuse  de  leurs  adversaires,  à  tant  de  ca- 
lomnies qui,  en  traversant  les  siècles,  ont  acquis 
pour  l'ignorance  un  droit  de  prescription  et  l'appa- 
rence de  la  vérité,  nos  enfants  n'auront-ils  donc  à 
opposer  que  les  démentis  sans  preuves  ou  le  triste 
silence  d'une  foi  désarmée?  N'est-il  pas  à  craindre  alors 
que  beaucoup  ne  sachent  pas  résister  à  cette  épreuve 
et,  comme.il  arrive  à  tant  de  catholiques,  qu'ils 
ne  reçoivent,  eux  aussi,  l'histoire  de  l'Église  des 
mains  de  ses  ennemis  et  n'en  viennent  à  douter  de  la 
vertu  de  leur  mère,  de  ses  droits  à  leur  foi  et  à  leur 
amour?  Et  cependant  c'est  parmi  eux  surtout  que 
l'Église  espère  trouver  des  défenseurs  ;  c'est  sur  eux 
qu'elle  compte  pour  exercer  sa  sublime  influence.... 
Puis,  la  cause  est  si  belle  !  l'histoire  aujourd'hui  four- 
nit des  réponses  si  victorieuses  ;  celui  qui  sait  un  peu 
manier  cette  arme  peut  faire  aujourd'hui  tant  de  bien 
et  renverser  à  droite  et  à  gauche,  à  son  insu  même, 
tant  de  préjugés  qui  oppriment  les  âmes,  qu'il  serait 
assurément  bien  pénible  pour  nous  de  ne  pouvoir  la 
meUrc  entre  les  mains  de  nos  enfants.  » 

En  définitive,  qu'il  s'agisse  de  la  science  historique 
ou  de  toute  autre,  ce  qu'il  faut  proscrire,  ce  n'est  point 
l'usage,  mais  l'abus.  Et  pour  que  l'abus  ne  se  puisse 
glisser  dans  cet  enseignement  nécessaire,  il  suffit  de 
quol(\ue  sages  précautions  à  prendre;  le  P.  Olivaint 
les  énumôre  en  parlant  de  la  Méthode. 

«  Un  danger  assez  à  craindre,  dit  l'auteur  du  Mé- 
moire, serait  la  tentation  de  charger  les  élèves  d'un 


CHAPITRE  XI.  267 

amas  inutile  de  faits,  de  dates  et  de  détails  secondai- 
res, qui  fatigueraitleur  espritetnuirait  non-seulemenl 
à  leurs  autres  éludes,  mais  encore  h  celle  de  l'his- 
toire. Mais  heureusement  on  a  moins  depeine  à  éviter 
l'érudition  qu'à  l'acquérir  ou  à  la  donner  aux  autres. 

«  D'ailleurs,  bien  des  raisons  détourneraient  chez 
nous  un  professeur  de  cette  voie.  Il  ne  s'agit  pas 
pour  lui  de  préparer  des  combattants  au  concours 
général,  de  rechercher  la  science  pour  la  science  ci 
de  satisfaire  une  curiosité  vaine.  Il  doit  plutôt  mettre 
son  enseignement  à  la  portée  de  tous,  le  mesurer  au 
Icmps  qui  lui  est  accordé,  l'adapter  à  la  position  so- 
ciale de  ses  enfants  qui,  peu  capables  en  général  de 
soutenir  un  travail  aride  et  opiniâtre,  lui  demandent 
bien  plutôt  des  connaissances  choisies  et  sûres  qu'une 
érudition  vaste  et  profonde. 

«  Il  faut  donc  qu'il  s'attache  uniquement  aux  cho- 
ses vraiment  importantes  ;  qu'il  ne  développe  pas  éga- 
lement les  histoires  de  tous  les  pays  et  toutes  les 
parties  de  ces  histoires;  qu'il  se  regarde  comme 
obligé  de  remplir  son  programme  annuel.  Il  serait 
bon  aussi  qu'il  mît  un  précis  entre  les  mains  des  élè- 
ves, mais  un  précis  très-court.  Cet  abrégé  aiderait  la 
mémoire  des  cnfanis  qui  se  rebuteraient  bientôt, s'ils 
n'avaient  d'autre  secours  que  des  notes  incomplètes 
prises  en  classe.  Mais  il  ne  saurait  remplacer  les  le- 
çons orales  ;  il  n'en  serait  que  le  texte.  11  en  seraiten- 
core  la  préparation,  si  le  professeur  avait  soin,  ce  qui 
ne  serait  pas  sans  avantage,  de  faire  apprendre  cha- 
que fois  d'avance  aux  enfants,  dans  leur  précis,  la 
partie  qu'il  doit  traiter. 

24 


268  PIERRE  OLIVAINT. 

«L'enseignement  de  l'histoire  est  en  quelque  sorte 
essentiellement  oral  :  il  est  nécessaire  que  le  profes- 
seur parle;  la  parole  grave  bien  mieux  les  choses 
dans  l'esprit  et  dans  le  cœur.  Mais  il  est  nécessaire 
aussi  qu'il  fasse  parler  ses  élèves,  qu'il  les  fasse  par- 
ler le  plus  possible,  qu'il  ne  parle  pas  trop  longtemps 
lui-même  sans  les  interroger,  qu'il  divise  plutôt 
son  exposition  en  deux  parties  pour  redemander  im- 
médiatement chacune  d'elles  et  les  redemander  en- 
core à  la  classe  suivante.  Ces  répétitions  fréquentes 
serviraient  plus  aux  élèves  pour  apprendre  l'histoire 
que  s'ils  avaient  à  écrire.  « 

Dans  ce  qui  précède,  le  P.  Olivaint  n'a  guère  en- 
core exposé  que  l'ordonnance,  pour  ainsi  dire,  ma- 
térielle ducours;  cequi  importe  bien  davantage,  c'est 
Ves^orit  qui  doit  tout  animer. 

«Venons  maintenant,  dit-il,  au  plus  grave  abus  de 
l'histoire  rationaliste,  à  l'abus  où  l'influence  du 
temps  se  fait  le  plus  sentir,  à  cette  incertitude,  ou 
plutôt  à  cette  confusion,  à  cette  corruption  des  doc- 
trines qui  exerce,  dans  le  cœur  et  l'esprit  des  enfants, 
de  si  tristes  ravages.  Il  est  évidemment  impossible 
qu'un  tel  vice  pénètre  dans  un  collège  de  la  Compa- 
gnie. Le  professeur  n'y  tomberait  pas  même  dans  un 
autre  défaut  qui  tient  au  premier  et  qui  y  mène,  dans 
cette  manie  si  commune  aujourd'hui  des  grandes 
considérations,  même  à  propos  des  plus  petits  faits, 
par  où  la  philosophie  envahit  l'histoire  et  lui  enlève 
souvent  sa  vérité  et  son  caractère. 

Toutefois  on  pourrait  indiquer  ici  quelques  rè- 
gles qui  aideraient  le   professeur  h  se  garder  lui- 


CHAPITRE  XI.  269 

môme,  à  profiter  des  fautes  des  autres  aussi  bien  que 
de  leurs  succès,  adonner  à  son  cours  l'esprit  qui  doit 
aujourd'hui,  dans  l'histoire,  distinguer  renseigne- 
ment catholique. 

«  Premièrement,  un  professeur  chrétien  recher- 
chera sans  doute,  dans  chaque  leçon  d'histoire,  l'oc- 
casion de  s'élever  à  une  leçon  plus  haute,  au  nom  de 
la  morale  et  de  la  foi;  mais,  dans  cette  pensée  qui 
demande  tant  de  tact  et  de  mesure,  un  choix  intel- 
ligent des  faits,  une  certaine  manière  de  mettre  en 
scène  les  hommes  et  les  choses,  réussissent  beaucoup 
mieux  que  la  discussion,  surtout  si  on  s'adresse  à 
des  enfants.  Il  serait  donc  nécessaire,  dans  les  classes 
qui  précèdent  la  rhétorique,  et  môme  en  rhétorique, 
que  le  professeur  s'interdît  autant  que  possible  tout 
ce  qui  sentirait  le  langage  philosophique,  mais  que, 
guidé  par  la  saine  et  pure  doctrine  dans  la  prépara- 
tion et  l'ordonnance  de  son  cours,  il  racontât  les  évé- 
nements et  peignît  les  personnages  de  telle  sorte  que 
les  principes  revêtus,  pour  ainsi  dire,  de  formes  sen- 
sibles, se  gravassent  comme  d'eux-mêmes  dans  l'es- 
prit et  dans  le  cœur  des  enfants  qui  recevraient  ainsi 
déjà,  sans  même  s'en  douter,  la  vraie  philosophie  de 
l'histoire. 

«  Secondement,  il  y  aurait  aussi  à  tirer  un  bon 
parti,  pour  le  triomphe  plus  éclatant  de  l'Unité,  de 
la  confusion  même  et  de  la  contradiction  qui  règne 
ailleurs.  Tout  pour  nous,  dans  l'enseignement  de 
l'histoire,  se  rattache  par  quelque  endroit  au  chris- 
tianisme, à  ce  pôle  divin,  comme  on  l'a  justement 
appelé,  sans  lequel  l'histoire  n'est  plus  qu'un  affreux 


270  PIERRE  OLIVAINT. 

chaos  d'intérêts  et  d'idées  où  l'esprit  reste  à  jamais 
perdu.  C'est  la  Chute  et  la  Réparation,  c'est  le  Sau- 
veur, son  Église  et  les  bienfaits  de  son  action  dans  le 
monde,  que  nous  voulons  partout  prouver  et  défen- 
dre. Mais  que  d'aveux  ne  pouvons-nous  pas  emprun- 
ter aux  païens,  aux  hérétiques  de  tous  les  temps, 
aux  philosophes  de  toutes  les  couleurs  !  A  chaque  pas 
dans  l'histoire  se  vérifie  la  parole  de  l'Écriture  : 
Mentita  est  iniquitas  sibi.  Quelle  force  l'authenticité 
des  laits  que  nous  devons  établir  n'acquerra~t-elle 
pas,  quand  elle  s'appuiera  sur  le  témoignage  dotant 
d'apologistes  involontaires  !  Est-il  rien  de  plus  capa- 
ble d'affermir  la  foi  des  enfants  et  de  leur  faire  aimer 
l'Église  et  son  influence?  Animé  de  cet  esprit,  l'ensei- 
gnement de  l'histoire  ne  devient-il  pas  une  sorte  de 
catéchisme  historique  en  grand  et  comme  un  cours 
permanent  de  conférences  religieuses  ?  » 

Cette  pensée  fondamentale  se  trouve  exprimée  en 
termes  plus  exprès  encore  dans  la  conclusion  du 
]\Iémoire  que  nous  venons  de  résumer,  «  De  môme, 
dit  le  P.  Olivaint,  de  même  que  dans  l'histoire  du 
moyen  âge  et  des  temps  modernes  tout  ce  qu'on  dit 
des  autres  États  profite  et  vient  aboutir  à  la  France, 
de  même  aussi  pour  nous  l'histoire  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  pays  vient  aboutir  et  profite  à  la 
Religion  et  à  l'Église;  ou  plutôt  c'est  l'histoire  de  la 
Rehgion  et  de  l'Église  qui  la  domine  et  l'explique,  en 
sorte  que,  si  l'histoire  de  l'Église  ne  semble  être  nulle 
part,  c'est  qu'à  vrai  dire  elle  est  partout  et  qu'en  un 
sens  il  n'y  a  qu'elle.  L'histoire,  en  effet,  telle  que  les  ca- 
tholiques doivent  la  concevoir,  serésume  en  deux  mots  : 


CHAPITRE   XI.  271 

Préparationévangélique [iour les  temps  VLnciens\Dé'))ionS' 
Iralloji  évanyéliquG  pour  les  temps  modernes:  Jésus- 
Christ  attendu,  Jésus-Christ  donné  :  tout  en  lui,  tout 
par  lui,  tout  pour  lui.  L'histoire  du  monde,  dans  un 
enseignement  catholique,  c'est  ïhistoire  de  la  vérité^ 
seloiî  le  mot,  d'un  célèbre  apologiste  de  nos  jours,  ou 
mieux  encore,  comme  le  dit  Bossuet  quelque  part, 
c'est  l'histoire  du  règne  de  la  vérité.  » 

Certes,  voilà  pourl'historien  un  point  de  vue  d'une 
hauteur  incomparable,  accessible  néanmoins  à  l'in- 
telligence de  l'enfant,  pour  peu  qu'il  ait  appris  les 
éléments  de  la  foi. 

Ce  que  le  P.  Olivaint  conseillait  aux  autres,  nous 
avons  en  main  des  preuves  nombreuses  qu'il  avait 
commencé  par  le  pratiquer  lui-même.  Sans  analyser 
au  long  les  précieux  manuscrits  qu'il  nous  a  laissés, 
du  moins  n'est-il  pas  sans  intérêt  de  saisir,  pour 
ainsi  dire,  le  professeur  sur  le  fait,  et  de  détacher 
une  page  de  ce  cours  d'histoire  dont  il  savait  faire 
une  démonstration  évangélique. 

Voici,  par  exemple,  comment,  pour  inspirer  à  son 
jeune  auditoire  un  peu  de  son  enthousiasme,  il  trace 
à  ses  regards  l'esquisse  d'un  immense  tableau,  di- 
gne du  pinceau  de  Michel-Ange  : 

«  Sur  tous  les  points  du  monde,  sur  tous  les  riva- 
ges, disait-il  un  jour,  ce  sont  des  frères  qui  s'offrent 
à  vous.  Quelle  étrange  diversité  de  mœurs,  de  costu- 
mes, de  langues  et  de  destinées!... 

«  Ne  vous  intéressez-vous  pas  à  l'histoire  de  votre 
famille?  Ne  tenez- vous  pas  i  connaître  ses  aventures, 
ses  malheurs  et  ses  titres  de  gloire?  L'humanité  est 


272  PIERRE  OLIVAINT. 

votre  famille.  Gomme  un  voyageur,  elle  s'avance  à 
Iravers  les  âges,  fondant  cl  détruisant  les  empires, 
qui  ne  semblent  pour  elle  qu'une  tente  où  elle  s'ar- 
rête quelques  jours.  Partout  elle  s'agite,  et  la  terre 
est  fatiguée  des  révolutions  qui  signalent  son  pas- 
sage; mais  c'est  Dieu  qui  la  mène,  et  nulle  part 
mieux  que  dans  l'histoire  on  ne  voit  le  doigt  de  la 
Providence.  L'histoire  ajoute  en  q  uelquc  sorte  à  no 
tre  existence  les  siècles  qui  ne  sont  plus.  Créature 
faible  et  née  d'hier,  l'homme  est  cependant  si  grand 
que  son  esprit  aspire  à  embrasser,  comme  celui  de 
Dieu,  tous  les  lieux,  tous  les  temps  et  tous  les  êtres. 
L'avenir,  l'immortalité  est  devant  lui  comme  une 
terre  à  conquérir;  mais  le  passé  est  notre  tributaire 
et  c'est  à  lui  que  nous  devons  demander  les  moyens 
d'assurer  notre  victoire.  Ne  seriez-vous  donc  pas 
sensibles  à  ces  belles  leçons  de  l'histoire,  à  tant  de 
nobles  exemples?  Les  grands  hommes  des  temps  pas- 
sés sont  pour  nous  comme  des  ancêtres  dont  les 
âmes  généreuses  nous  parlent  et  nous  excitent  à 
bien  faire....  » 

Arrêtons  là  ces  citations  :  elles  suflisent  à  nous 
révéler  un  des  aspects  les  moins  connus  de  cette 
belle  intelligence,  ouverte  aux  larges  et  profondes 
conceptions.  Le  P  Olivaint,  professeur  d'histoire^  n'a 
eu,  pour  l'apprécier,  que  des  enfants,  que  des  éco- 
liers qui  naturellement  ne  comprirent  pas  toujours 
l'importance  de  ses  leçons.  Fjiut-il  regretter  que  l'ad- 
ministration d'un  collège,  puis  les  travaux  du  saint 
ministère,  l'aient  contraint  de  descendre  de  sa  chaire 
et  d'abandoamer  ces  études  historiques  pour  lesqucï- 


CHAPITRE   XI.  273 

les  il  professait  une  sorte  de  culte  passionné?  Pour 
lui,  sans  cloute,  ce  fut  un  sacrifice,  mais  comme  Dieu 
se  plut  à  le  récompenser!  Le  bien  immense  que  le 
P.  Olivaint  accomplit,  après  avoir  renoncé  à  ce  qu4, 
depuis  l'École  normale,  avait  presque  absorbé  sa  vie, 
prouve  surabondamment  que  celte  fois  encore  To- 
béissancc  fut  bénie. 


CHAPITRE  XIÎ 


Le  P.  Olivainl  recteur.  —  Mort  du  P.  Félix  Pilard.  —  Les  études 
et  les  jeux  à  Vaugirard. 


Au  mois  de  septembre  1857,  le  P.  Olivaînt  fut 
nommé  recteur  du  collège  de  Vaugirard.  Cette  charge 
lui  parut  bien  lourde  et,  pour  s'y  résigner,  il  lui  fallut 
se  rappeler  souvent  que  Dieu  lui-même  le  plaçait 
dans  cette  situation  contraire  à  ses  goûts  et  si  pleine 
de  sollicitudes  ;  dès  lors,  que  de  fois  revint,  dans  ses 
notes  spirituelles,  la  même  résolution  :  «  Ne  pas  dési- 
rer, ne  pas  regretter  autre  chose  :  prédications,  études^ 
livres  à  faire.  M'abandonner  à  la  Providence;  elle 
a  disposé  de  moi  :  tout  est  dit*  l  » 

I.  Journal  des  RetraileSj  I,  111,  126.  Au  moment  de  sa  nomina- 
tion, le  P.  Olivaint  écrivait  :  «  Le  coup  est  porté  maintenant,  je  dois 
en  prendre  mon  parti  et  suivre  la  volonté  du  bon  Dieu.  Le  H.  P.  Coiiô 
nous  quille  et  je  prends  le  fardeau  à  sa  place.  C'est  maintenant  ({u'il 
faut  songer  plus  que  jamais  à  se  sanctifler,  qu'il  ne  faut  plus  être 
qu'un  instrument  de  Notre-Seigneur.  J'ai  tout  remis  déjà,  comme  bien 
vous  pensez,  entre  les  mains  de  Marie,  entre  les  mains  de  Jésus.  Jé- 
sus, dans  le  tabernacle,  sera  le  vrai  recteur  i^ui  soutiendra,  qui  conso- 


CHAPITRE  XII.  275 

A  ne  consulter  que  son  zèle,  il  eût  de  beaucoup 
préféré  les  missions  étrangères;  mais  le  Maître  avait 
parlé. Il  lui  avait  dit, comme  autrefois  à  Simon  Pierre* 
«  M'aimes-tu  ?  Pasce  agnos ,  pais  les  agneaux , 
voilà  ton  œuvre.  Si  Jésus  le  disait  ;  pasce  porcos^  par 
exemple,  à  Caycnne,  tu  répondrais  avec  em[)resse- 
ment.  Non,  non....  agnos^l  » 

Cette  position  nouvelle  mit  mieux  encore  en  évi- 
dence les  hautes  qualités  de  l'homme  et  les  vertus 
éminentcs  du  religieux.  Toutefois,  disons-le  franche- 
ment, le  P.  Olivaint,  comme  tous  ceux  dont  le  carac- 
tère est  nettement  tranché,  la  volonté  énergique  et 
l'activité  dévorante,  ne  fut  pas  d'abord  compris  de 
tout  le  monde.  Nul  no  mettait  en  doute  son  austère 
sainteté;  mais  son  premier  aspect  inspirait  à  quel- 
ques-uns une  sorte  d'appréhension  ;  ce  coup  d'œil  pé- 
nétrant, cette  parole  incisive,  ce  geste  prompt  comme 
la  pensée  dont  il  était  l'expression,  tout  cela  révélait 
aussitôt  l'homme  de  résolution  et  d'autorité;  ce  qui 
né  se  manifestait  qu'ensuite,  c'étaient  les  dons  aima- 
bles, la  tendresse  du  père,  l'inaltérable  attachement 
de  l'ami.  Il  le  savait  lui-même,  il  en  souffrait;  il 
se  reprochait  avec  rigueur  «  son  empressement  na- 
turel et  ses  saillies,  sa  nature  ardente,  son  impres- 
sionnabilité^  »  Légers  défauts,  contre  lesquels  s'exer- 
çait sa  vertu,  et  dont  triomphèrent  des  elïbrls  héroï- 


lera  l'autre,  qui  le  grunJera  bien  aussi  quelquefois  :  il  y  a  tant  d«5 
6ouiei/es  à  faire,  et  en  ce  j^eiirc  je  manque  si  \km  uion  coup!  Enconv 
une  fois,  priez  bien  pour  moi.  » 

1.  Journal  des  Relrailes,  I,  206. 

2.  Journal  des  Relrailes,  I.  58,  63,  91.  10a, 


i.76  PIERRE  OLIVAINT. 

ques.  C'est  dans  le  Journal  de  ses  retraites ^  sorte  de 
mémoires  intmies  écrits  pour  lui  seul  sous  le  regard 
de  Dieu,  que  se  trouvent  consignés,  année  par  année 
et  presque  jour  par  jour,  les  progrès  persévérants  de 
celte  âme  vaillante.  Au  milieu  d'occupations  acca- 
blantes et  de  continuels  soucis,  le  recteur  de  Vaugi- 
rard  ne  se  perdait  pas  un  instant  de  vue  et  travaillait 
son  âme,  comme  le  laboureur  son  champ.  On  l'aurait 
dit  exclusivement  appliqué  au  soin  de  sa  propre 
sanctification,  tant  il  donnait  une  particulière  atten- 
tion à  la  prière,  à  la  pénitence.  Dès  lors  il  avait  cou- 
tume de  traiter  son  corps  en  ennemi,  et  de  lui  infliger 
des  flagellations  sanglantes*.  Son  seul  regret,  sa 
plainte  habituelle,  c'était  de  n'avoir  le  temps  de 
rien,  d'être  à  tous  moments  distrait  de  son  intime 
union  avec  Dieu.  Cependant,  quiconque  avait  à  trai- 
ter avec  lui  remarquait  sans  peine  qu'il  vivait  habi- 
tuellement sous  la  dépendance  de  la  grâce  et  ne  ces- 
sait d'agir  en  esprit  de  foi. 

De  grand  matin,  il  recevait  son  courrier,  expédiait 
avec  un  entrain  merveilleux  sa  correspondance,  armé 
de  cette  grosse  loupe  dont  il  aidait  ses  mauvais  yeux. 
La  plume  courait  rapide  sur  le  papier,  tandis  qu'on 
entrait,  qu'on  sortait  et  que  les  menues  questions  re- 
cevaient leur  réponse.  Le  mot  spirituel  assaisonnait 
l'entretien  paternel  et  familier.  Mais  s'agissait-il  d'un 


1.  -  Le  vrai  sol  où  la  croix  doit  être  plantée,  c'est  le  cœur  du  supé- 
rieur, comme  le  cœur  de  Jésus.  Là  est  son  privilège,  à  lui  d'être  vic- 
time. S'il  est  pénétré  de  celte  pensée,  les  peines  qui  lui  viennent  des 
autres  ne  lui  suffiront  pas,  il  se  ilagellera  lui-même.  »  {Journal  des 
RelraitGS,  I,  196  et  suiv.) 


CHAPITRE  XII.  277 

eniaiiL  nialailc,  de  quelque  autre  allaire  grave,  le 
P.  Olivaint  se  levait,  écoutait  attentivement,  interro- 
geait avec  sollicitude,  rédéchissait  devant  Dieu  quel- 
ques secondes;  puis,  sans  hésitation,  en  termes  nets 
et  précis,  donnait  l'ordre  ou  le  conseil.  L'exécution 
parfois  élait  difficile.  Il  se  retournait  alors  vivement 
vers  le  crucifix  placé  sur  son  prie-Dieu,  et  le  montrant 
d'un  geste  rapide  :  «  Yous  ne  savez  comment  faire? 
Voici  Notre-Seigneur;  dites-lui  :  A  nous  deux!  « 

C'était  le  grand  moyen  qu'il  préférait  à  toules  les 
industries  humaines.  De  quel  ton  il  vous  répétait,  en 
frappant  légèrement  du  doigt  son  bureau  :  «  Eh!  ce 
n'est  pas  avec  du  naturel  qu'on  fait  du  surnaturel.  >^ 

En  toute  circonstance,  il  ne  songeait  vraiment  qu'A 
l'honneur  de  Dieu  et  au  bien  des  âmes,  et  l'on  a  eu 
raison  de  dire  ç{wq,  jamais  homme  ne  fut  moins  person- 
nel. 

Les  affaires  de  chacun  semblaient  être  ses  propres 
affaires,  tant  il  y  prenait  intérêt.  Toujours  prêt  à  vous 
tirer  d'embarras,  d'une  générosité  sans  bornes,  ne 
craignant  pas  de  se  compromettre  pour  autrui,  il 
évitait  néanmoins  de  substituer  son  action  à  celle  de 
SCS  inférieurs  etdegêner  leur  initiative,  sous  prétexte 
de  la  seconder.  Il  conseillait,  il  approuvait,  puis  il 
vous  disait  en  souriant  :  «  Arrangez-vous,  tirez-vous- 
en;  faites  de  votre  mieux,  je  serai  là  ensuite.  ^^ 

A  la  disposition  de  tous,  il  ne  s'imposait  donc  n 
personne.  Il  y  avait  dans  la  direction  qu'il  imprimait 
quelque  chose  de  cette  délicatesse  divine  de  la  grâce 
qui  sollicite  doucement,  sans  forcer  la  porte  du 
crcur. 


278  PIERRE  OLIVAIM. 

Quant  à  lasser  sa  patience,  on  n'y  parvenait  pas. 
Revînt-on  dix  fois  à  la  charge  pour  réclamer  un  avis, 
pour  éclaircir  un  doute,  pour  chercher  quelque  con- 
solation, on  était  sûr  de  n'être  jamais  rebuté. 

C'était  lui  causer  une^ grande  joie  que  de  s'ouvrir 
à  lui  avec  une  pleine  franchise.  Quelqu'un  lui  dit  un 
jour  :  «  Je  vous  avouerai,  mon  Père,  que  vous  ne 
m'êtes  guère  sympathique.  —  Hélas!  répondit  affec- 
tueusement le  P.  Olivaint,  je  ne  le  vois  que  trop.  Ce 
n'est  cependant  pas  ma  faute,  car  je  vous  aime  beau- 
coup. » 

Avait-il  un  avertissement  tant  soit  peu  sévère 
à  donner,  il  en  était  plus  triste  que  celui  qui  le  rece- 
vait. Parfois  les  larmes  lui  en  venaient  aux  yeux,  ra- 
conte le  témoin  d'une  pareille  scène. 

Le  plus  souvent  il  ne  s'agissait  que  de  prévenir 
quelques  légères  infractions  à  la  règle.  Quelle  spiri- 
tuelle façon  d'adresser  alors  une  aimable  réprimande! 
Un  jour,  il  rencontre  dans  l'escalier  un  jeune  Père  se 
hâtant  trop  vers  la  classe  ou  la  cour  de  récréation, 
«  Ah!  dit  en  riant  le  P.  Olivaint,  comme  vous  allez 
vite...,  fai  cru  que  c'était  moi.  » 

C'est  que  lui-même  avait  grand'peine  à  modérer 
son  pas.  Cette  précipitation  dans  la  marche  n'avait- 
elle  point  pour  excuse  les  pressantes  occupations 
qui  se  disputaient  ses  heures?  Il  n'en  jugeait  pas 
ainsi  et  s'en  faisait  reproche,  trouvant  dans  les  moin- 
dres choses  l'occasion  de  se  vaincre.  Une  fois  qu'il 
se  croyait  seul,  ayant  franchi  d'un  pas  les  trois  mar- 
ches d'un  perron,  il  s'arrêta  court,  redescendit  posé- 
ment et  remonla  de  même- 


CHAPITRE  Xii.  279 

11  y  a  souvent  un  grand  courage  à  remporter  ces 
petites  victoires. 

Quand  Tlieurc  de  la  récréation  groupait  la  commu- 
nauté autour  de  son  recteur,  celui-ci  n'épargnait  rien 
pour  rendre  la  conversation  intéressante  et  joyeuse  : 
histoires  du  passé,  faits  récents,  anecdotes  piquantes 
se  succédaient  presque  sans  interruption,  tantôt  ra- 
contés par  lui-même,  tantôt  provoqués  par  ses  ques- 
tions; mais  nous  ne  nous  souvenons  pas  d'une  seule 
parole  qui,  môme  de  très-loin,  fût  contraire  à  la  discré- 
tion la  plus  parfaite,  h  la  plus  exquise  charité'. 

A  voir  le  P.  Olivaint  si  actif,  si  enjoué,  si  présent  à 
toute  chose,  qui  donc  aurait  soupçonné  qu'il  souffrît 
presque  continuellement  d'intoîérahles  douleurs?  Et 
cependant,  le  fameux  rhumatisme  chronique,  dont  il 
ressentait  les  atteintes, dès  l'àgcde  dix-sept  ans,  ne 
lui  laissait  que  de  bien  courts  répits.  Le  Frère  infir- 
mier de  Yaugirard  nous  donne,  sur  les  souffrances 

1.  Voici,  pour  servir  d'exemple,  une  ou  deux  des  spirituelles  his- 
toires que  le  F'.  Olivaint  contait  si  bien  :  «  Au  lendemain  d'une  de  nos 
révolutions,  après  1830,  je  crois,  un  bon  Frère  de  Saint-Jean-de-Dieu, 
qui  regagnait  son  couvent,  fut  tout  à  coup  entouré  par  une  bande  de 
jeunes  gens  trè»-échaufFés  qui,  le  prenant  pour  un  Jésuite,  menaçaient 
de  le  jeter  à  la  Seine.  •  Un  mot,  messieurs,  s'il  vous  plaît,  un  seul  mot, 
«  leur  cria  le  Frère.  —  Parlez  1  parlez  !  —  Je  ne  suis  pas  un  Jésuite.  — 
«Qu'êtes-vousdonc?— Un  Frèrç  hospitalier  de  Saint-Jean-de-Dieu,  char- 
«gé  du  soin  des  fous....  A  votre  service,  messieurs.  «  Et  tous  les  étourdis 
d'éclater  de  rire  et  d'applaudir.  »  —  Le  P.  Olivaint  racontait  aussi  que 
Bon  ami,  Raymond  Brucker,  si  connu  pour  son  apostolat  auprès  des  ou- 
vriers de  Paris,  fut  un  jour  accueilli  par  les  cris  :  Jésuite  !  Jésuite  ! 
en  passant  non  loin  d'un  chantier.  Brucker  va  droit  aux  ouvriers,  s'ap- 
proche de  celui  qui  criait  le  plus  fort,  et  lui  frappant  familièrement 
l'épaule,  se  contenta  de  lui  dire  :  ■  Flatteur,  va/...  «  —  Le  succès  fut 
complet. 

25 


280  PIERRE  OLIVAINT. 

inouïes  du  P.  Recteur,  des  renseignements  d'une  ri- 
goureuse exactitude  et  du  plus  haut  intérêt. 

«  Le  matin,  dit-il,  le  P.  Olivaint,  cloué  sur  son  lit, 
était  souvent  forcé  de  se  laisser  tomber  à  terre  tout 
d'une  pièce;  autrement  il  lui  eût  été  impossible  de 
se  lever.  Une  fois  debout,  il  dissimulait  si  habilement 
d'atroces  douleurs,  qu'il  était  difficile  d'en  rien  devi- 
ner, tant  sa  patience  était  héroïque.  Après  une  jour- 
née accablante,  venait  enfin  l'heure  du  repos.  Singu- 
lier repos! 

«  Allons,  mon  bon  Frère,  disait-il,  faites  de  moi 
maintenant  ce  que  vous  voudrez.  »  C'étaient  alors,  vers 
neuf  heures  du  soir,  des  ventouses  scarifiées,  puis 
des  sacs  de  sable  brûlants  sur  lesquels  il  passait  la 
nuit  presque  sans  sommeil.  Le  lendemain,  il  ofTrait 
le  Saint-Sacrifice  de  la  messe  à  cinq  heures  et  demie, 
comme  si  de  rien  n'était. 

«  Parfois,  quand  la  soufi'rance  était  au  comble,  il 
se  soulageait  par  un  mot  plaisant  et  un  bon  rire.  Je 
ne  l'ai  jamais  vu  découragé  ni  abattu.  » 

Après  une  nuit  très-pénible,  le  P.  Olivaint  disait 
tranquillement:  «  J'ai  pu  compter  tout  ce  qu'il  y  a, 
dans  le  corps  humain,  de  fibres  capables  de  souf- 
frir. »  Et,  faisant  allusion  à  ses  sacs  de  sable  brûlant, 
il  ajoutait  en  riant  :  «  Je  n'ai  plus  peur  à  présent  des 
sables  du  Sahara;  je  les  connais....  J'aurais  bien 
appelé  le  Père  Ministre,  mais  il  dormait  sans  doute 
d'un  si  bon  sommeil  !  « 

Le  Père  Ministre,  d'une  santé  assez  faible, lui  aussi, 
habitait  à  l'étage  supérieur.  Plutôt  que  de  le  déran- 
ger, le  Père  Recteur  se  priva  de  tout  soulagement. 


CHAPITRE  XII.  281 

Malade  lui-même,  il  s'oubliait  pour  donner  aux 
malades  des  soins  paternels.  Avec  quelle  sollicitude 
il  surveillait  la  santé  délicate  de  quelques  jeunes 
religieux  que  la  ferveur  aurait  [)u  emporter  au  delà 
des  bornes  !  A  l'un  d'eux  il  disait  un  jour  :  «  Mon 
bon  Père,  vous  irez  après  chacune  de  vos  classes 
prendre  un  peu  de  vin  de  Malaga  ou  de  vin  de  Bor- 
deaux à  l'inlirmerie,  et  rappelez-vous  que  je  préfère 
que  vous  en  preniez  dix  fois  sans  grande  nécessité 
que  de  vous  en  priver  une  seule  fois  où  vous  en 
auriez  besoin.  » 

Cette  tendresse  maternelle,  le  P.  Olivainteut  bien- 
tôt l'occasion  de  la  témoigner  à  l'un  de  ses  plus  chers 
amis,  au  doux  et  pieux  Père  Félix  Pitard. 

Après  dix-huit  années  d'études  brillantes  et  de  tra- 
vaux distingués,  Félix  Pitard  avait,  en  1854,  donné  sa 
démission  de  professeur  à  Louis-le-Grand,  pour  obéir 
à  une  irrésistible  vocation.  A  Rome,  où  il  se  retira  d'a- 
bord, il  avait  ajouté  à  tous  ses  titres  académiques  le 
grade  de  docteur  en  théologie,  après  avoir  suivi,  du- 
rant deux  ans,  les  cours  du  collège  romain.  Ordonné 
prêtre,  il  était  revenu  en  France,  ne  sachant  trop 
quelle  voie  choisir,  lorsque  enfin ^  le  2  octobre  1857, 
une  résolution  longuement  mûrie  le  conduisit  au 
noviciat  de  Saint-Acheul*.  Comment  dire  la  joie  du 
P-v  Olivaint,  à  la  nouvelle  d'un  événement  qu'il 
sollicitait  de  Dieu  depuis  si  longtemps,  et  surtout 

1.  "  Voulez- vous  une  nouvelle?  Pitard  entre  au  noviciat  de  la  Com- 
pagnie au  commencement  d'octobre.  Il  s'est  décidé  tout  à  coup  dans 
l'Octave  de  la  Nativité  avec  une  simplicité,  une  franchise  admirables. 
Lettre  du  P.  Olivaint,  19  septembre  1857.i 


282  PIERRE  OLIVAINT. 

quand  le  P.  Pilard  ,  avant  la  fin  de  son  novi- 
ciat, fut  envoyé  à  Vaugirard  pour  y  professer  la 
rhétorique!  Hélas!  comme Réquédat à  Sainte-Sabine, 
comme  Hernsheim  à  Nancy,  Félix  Pi  tard  devait  expi- 
rer au  seuil  de  la  vie  religieuse  et  sceller  par  la  mort 
ses  premiers  vœux. 

L'aimable  et  pieux  professeur  avait,  en  six  mois, 
gagné  le  cœur  de  tous  ses  élèves,  quand  au  commen- 
cament  de  mars  1859  il  tomba  malade. 

Une  parole  qu'il  prononça  dès  les  premières  at- 
teintes du  mal  prouva  bien  qu'il  ne  se  faisait  aucune 
illusion.  «  Vous  rappelez-vous ,  dit-il  au  médecin 
qui  le  soignait  et  qui  était  son  intime  ami,  vous 
rappelez -vous  ce  soldat  à  qui  son  général  dit  :  Tu 
vas  aller  la.  —  Oui,  mon  général.  —  On  tirera  sur  toi. 
—  Oui,  mon  général.  —  On  te  tuera.  —  Oui ,  mon 
général....  »  Et  son  sourire  résigné  signifiait  que, 
dans  sa  pensée ,  ce  soldat,  c'était  lui:  «Dieu  m'a 
voulu  ici;  j'y  suis  venu,  j'y  mourrai.  » 

Laissons  le  P.  Olivaint  raconter  lui-même  les 
détails  touchants  de  cette  sainte  mort.  Il  les  résume 
dans  une  lettre  écrite,  sous  le  coup  de  la  plus  pro- 
fonde émotion  ,  au  P.  Charles  Verdière ,  alors  à 
Laval. 

^c  Mon  révérend  et  bien  cher  Père, 

«  Pax  Christi. 

ce  Vous  savez  maintenant  la  perte  que  nous  venons 
de  faire....  C'est  vendredi,  à  trois  heures  un  quart  du 
matin  *,  que  ce  bon  Pèi^e  est  mort,  après  une  agonie 

1.  Le  12  mars  1859,  veille  de  ranniversaire  de  la  béatiflcation  de 
saint  Ignace  et  de  saint  François-Xavier. 


CHAPITRE  XII.  283 

incessante,  pendant  laquelle,  au  milieu  d'atroces 
douleurs,  il  n'a  pas  un  instant  perdu  le  calme,  la 
patience,  la  présence  d'esprit,  la  douceur  et  les  pen- 
sées les  plus  vives  de  la  foi.  Il  est  diflicile  de  voir 
une  mort  plus  belle.  Nos  enfants  en  sont  encore  saisis 
d'admiration  ;  les  élèves  de  sa  classe  surtout  en  ont 
ressenti  l'impression  la  plus  profonde.  Que  n'ai-je  le 
temps  de  vous  donner  quelques  détails  !  Quand  je  lui 
faisais  le  signe  de  la  croix  sur  le  front  en  le  bénis- 
sant: «  Oh!  oui,  oui,  s'écriait-il,  marquez-moi  bien 
de  ce  signe.  »  Il  répétait  toutes  les  oraisons  jacula- 
toires que  nous  lui  suggérions,  avec  une  simplicité 
et  une  effusion  tout  à  fait  touchante.  Comme  nous 
allions  l'administrer,  il  exprimait  ainsi  son  désir  de 
recevoir  Notre-Seigneur:  «Mais  il  ne  vient  pas!  Quand 
donc  viendra-t-il?  Veni,  dulcissime  Jesu!  »  Il  suivait 
attentivement  toutes  les  prières,  et  de  lui-même  il 
m'avertissait,  au  commencement,  que  je  ne  parlais 
pas  assez  haut  pour  qu'il  pût  me  répondre. 

«  Au  moment  où  ses  frères  arrivèrent,  sans  écou- 
ter la  nature,  ne  pensant  qu'cà  leur  salut,  il  dit  à 
chacun  d'eux  :  «  Mon  enfant,  mets-toi  à  genoux,  là,  à 
ma  droite,  que  je  te  donne  ma  bénédiction.  Je  vais 
mourir.  Profite  bien  de  la  leçon  que  te  donne  ma 
mort.  Promets-moi  de  te  confesser,  de  persévérer,  de 
vivre  désormais  en  bon  chrétien.  Il  n'y  a  de  réalité 
que  la  mort.  »  Et  comme,  en  l'écoutant,  ses  pauvres 
frères,  le  militaire  surtout,  éclataient  en  sanglots  : 
u  Emmenez-les,  nous  dit-il,  après  avoir  obtenu  la 
promesse  de  conversion  qu'il  désirait.  Ils  sont  trop 
émus   pour  rester  là.  »    Les    deux   frères  se  sont 


284  PIERRE  OLIVAINT. 

confessés  à  rinstantau  bon  M.  F**  de  M**,  cet  ami  fi* 
dèle  qui  a  passé  près  de  lui  avec  moi  toute  la  journée 
du  jeudi  et  la  nuil  du  vendredi. 

c  Î4ÎS  enfants  du  Père,  qui  le  chérissaient,  deman- 
dèrent à  le  voir.  Je  me  gardai  bien  de  leur  refuser 
celte  grâce.  Quand  il  les  vit  autour  de  son  fauteuil, 
car  il  était  impossible  de  le  mettre  dans  son  lit,  tant 
riiydropisie  de  poitrine  qui  l'étouffait  gagnait  à 
chaque  instant,  il  leur  parla  ainsi  :  «  Mes  chers  en- 
fants, voilà  donc  ce  que  c'est  que  la  vie  !  Il  y  a  huit 
jours,  j'étais  encore  au  milieu  de  vous  :  dans 
quelques  instants,  je  serai  mort.  Tout  passe....  la 
réalité,  c'est  la  mort.  Est-on  toujours  bien  préparé?... 
Mes  enfants,  soyez  chrétiens  avant  tout,  entièrement 
chrétiens;  il  n'y  a  que  cela  qui  reste.  Il  faut  que  vous 
soyez  tous  des  saints...,  non  pas  des  saints  à  demi, 
mais  des  saints  tout  à  fait.  »  Et  sa  parole  pre- 
nait un  accent  si  profond,  si  pénétrant,  que  nous 
fondions  tous  en  larmes,  les  Pères  comme  les  en- 
fants. 

«  Si  vous  avez  quelque  affection  pour  moi,  ajouta- 
t-il  en  me  montrant,  vous  me  retrouverez  dans  le 
cœur  du  Père  qui  est  là.  Soyez  sa  consolation.  Priez 
bien  pour  moi,  mes  chers  enfants,  c'est  le  plus  grand 
service  que  vous  puissiez  me  rendre....  Si  le  bon  Dieu 
me  fait  la  grâce  d'être  avec  lui,  je  ne  vous  oublierai 
pas.  Je  vous  donne  ma  bénédiction....  Retournez 
maintenant.  » 

a  Un  de  nos  anciens  camarades  de  l'École  normale 
est  venu  me  voir  ce  matin  pour  avoir  des  détails  :  il 
m'a  parlé  en  chrétien.  Au  moins  est-il  bien  près  du 


CHAPITRE  XII.  S8b 

but.  Le  récit  de  cette  mort  lui  fera  peut-ôtre  faire  le 
dernier  pas. 

«Encore  un  trait  qui  me  revient,  le  plus  beau  peut- 
être.  Un  de  nos  Pères  eut  la  pensée  que  le  mourant 
pourrait  obtenir  sa  guérison,  s'il  faisait  vœu  d'aller 
en  Cliine.  Pour  moi,  je  l'avoue,  je  vis  là  plus  de  piété 
que  d'espoir  fondé,  toute  la  préparation  de  ce  cher 
ami  le  destinant  plutôt,  ce  semble,  à  rester  en  Europe. 
Toutefois,  pour  connaître  la  volonté  de  Dieu,  je  m'y 
pris  ainsi  :  je  lui  demandai  de  prier  avec  nous  pour 
obtenir  sa  guérison,  et  il  me  dit  oui,  comme  à  toutes 
choses,  avec  une  simplicité  d'enfant.  Je  voulus  savoir 
si,  pour  obtenir  sa  guérison,  il  se  sentait  porté  à  pro- 
mettre quelque  chose  de  spécial  à  Dieu,  si  le  Saint- 
Esprit  lui  suggérait  quelque  vœu,  etc.  «  Vous  êtes 
mon  supérieur,  me  répondit-il  :  décidez-en  vous- 
même  pour  moi.  —  Eh  bien,  répondis-je,  j'en  déci- 
derai pour  vous,  mais  vous  n'avez  pas  besoin  de  sa- 
voir maintenant  ce  qui  pourra  être  déterminé.  Aban 
donnez- vous  à  Dieu.  »  Et  il  s'abandonna  ainsi  à  la 
vie,  à  tout  ce  qui  pourrait  être  ordonné  de  lui,  avec 
la  môme  simplicité,  le  même  oubli  de  soi  qu'il  s'a- 
bandonnait à  la  mort. 

«  Puissions-nous  mourir  saintement  comme  lui, 
cher  Père  !  Il  n'était,  vous  le  savez,  que  novice.  Comme 
il  nous  a  devancés  I  Le  voilà,  nous  pouvons  l'espérer, 
dans  la  Compagnie  triomphante.  Efforçons-nous  de 
le  rejoindre,  nous  surtout  que  le  Seigneur  avait  unis 
avec  lui  d'une  manière  si  intime. 

«  0  cher  Père  !  si  nous  pouvions  nous  dire  tout  à 


286  PIERRE  OLIVAINT. 

fait  du  fond  du  cœur  :  Soyojis  des  saintâj  non  pas  des 
sai7îts  à  demij  mais  des  saints  complets  ! 

«  Pierre  Olivaint.  » 

La  mort  du  P.  Félix  Pitard  fut  pleurée  par  tous 
ceux  qui  avaient  connu  cette  âme  si  forte  dans  sa 
douceur.  Le  recteur  de  Yaugirard  en  ressentit  une 
peine  d'autant  plus  vive  qu'il  perdait,  avec  l'ami  de 
sa  jeunesse,  l'un  de  ses  collaborateurs  les  plus  intel- 
ligents et  les  plus  dévoués.  Le  brillant  professeur  de 
rhétorique  semblait  appelé,  en  effet,  à  seconder  heu- 
reusement les  eiïorts  que  l'on  tentait,  dans  ce  grand 
collège,  pour  relever  le  niveau  des  études  classiques. 
Malgré  cette  perte  cruelle,  le  P.  Olivaint  poursuivit 
cette  œuvre  importante  avec  ardeur. 

C'est  le  lieu  d'exposer  quelles  étaient,  touchant  les 
études,  les  idées  trés-saines  et  très-pratiques  dont  il 
se  fit  le  défenseur.  Après  les  leçons  élémentaires  de 
lecture,d'écriture,decalcul,d'orthographe,  il  exigeait, 
suivant  l'usage  de  la  Compagnie,  d'accord  avec  les 
meilleures  traditions  scolaires,  que  les  élèves  fus- 
sent, sinon  exclusivement,  du  moins  principalement 
appliqués  à  l'étude  des  langues  classiques.  «  Les 
études  latines  et  grecques,  écrivait-il  dès  1853,  ont 
été  poussées  avec  vigueur;  nous  voyons  déjà  se  dé- 
velopper dans  nos  enfants  le  goût  de  ces  grands  mo- 
dèles littéraires,  si  dédaignés  aujourd'hui,  malgré 
leur  efficacité  puissante  pour  former  l'esprit  et  le 
cœur.  Il  en  estàVaugirardqui,  comme  aux  plus  beaux 
jours  de  l'enseignement  classique,  se  portent  d'eux- 


CHAPITRE  XII.  287 

mômes  et  par  plaisir  à  ces  lectures  un  peu  sévères, 
qui,  d'eux-mêmes,  composent  de  petits  traités  à  l'i- 
mitation des  anciens,  qui  écrivent  à  leurs  amis  des 
lettres  latines,  témoignage  curieux  et  charmant  de 
leur  studieuse  rivalité,  où  Cicéron  retrouverait  sans 
se  plaindre  quelque  chose  de  sa  manière  et  de  ses 
pensées. 

«  Le  dirai-je  aussi?  Nos  plus  petits  élèves  com- 
mencent à  parler  latin!  Oui,  la  langue  de  l'Église 
immortelle  doit  rester  familière  à  ses  enfants.  C'est 
une  honte,  en  un  pays  catholique,  que  les  hommes 
instruits  ne  sachent  plus  que  la  lire.  Nous  reprenons 
donc  la  méthode  de  nos  anciens  Pères,  moins  savante 
selon  quelques-uns,  mais  assurément  plus  pratique, 
plus  facile,  plus  agréable  aux  enfants,  plus  animée^ 
plus  féconde  :  nous  traitons  comme  une  langue  vi- 
vante cette  langue  qui  nedoit  point  mourir;  nous  ap- 
prenons le  latin  en  le  parlant.  » 

Il  y  avait  un  certain  courage  à  protester,  en  faveur 
des  études  classiques,  contre  les  attaques  dont,  à  la 
même  époque,  elles  étaient  l'objet.  C'était  le  tempS; 
on  s'en  souvient,  où  M.  Fortoul  inventait  la  trop  fa- 
meuse bifurcation^  tandis  que  d'autres  réformateurs, 
jouet  de  pieuses  illusions,  voyaient  le  salut  de  la  so- 
ciété dans  la  proscription  des  «  auteurs  païens.  » 
L'enseignement  libre,  tout  jeune  qu'il  était  encore, 
ne  se  laissa  pas  emporter  par  ces  courants  contraires 
et  garda  fidèlement  les  sages  coutumes  du  passé. 
Yaugirard  fut  un  des  principaux  boulevards  de  la  ré- 
sistance. 

Il  se  défendit  également  contre  ce  qu'on  appelait 


288  PIERRE  OLIVAINT. 

l'éducation  pratique  et  les  études  spéciales.  «  Avant 
d'être  des  hommes  spéciaux,  observait  à  bon  droit  le 
P.  Olivaint,  il  faut  être  des  hommes.  »  Or  ce  sont  les 
humanités,  humaniores  litterœ,  qui  forment  l'esprit, 
qui  lui  donnent  «  cette  grandeur  cultivée*,  »  cette 
«  éducation  générale  qui  prépare  à  tout,  et  qui  est 
l'éducation  même  de  l'âme  ^  -  Convaincu  que  l'é- 
tude prématurée  des  sciences  compromet  les  succès 
que  l'enfant  serait  capable  d'y  obtenir  plus  tard,  le 
P.  Olivaint,  exact  interprète  des  traditions  de  sa  Com- 
pagnie, comballait  avec  énergie  cet  empiétement 
fatal  au  vrai  progrès  intellectuel. 

«  Certes  nous  nous  garderons  bien,  disait-il,  tout 
en  déplorant  les  écarts  de  quelques  savants,  de  mé- 
priser, de  négliger  les  mathématiques,  vers  lesquel- 
les le  mouvement  du  siècle  nous  emporte  de  plus  en 
plus  Si  on  nous  signalait  quelque  terre  nouvellement 
découverte,  nous  serions  prêts,  comme  missionnai- 
res, à  nous  élancer  pour  gagner  des  âmes  :  nous  som- 
mes prêts  à  nous  élancer  ainsi  dans  les  champs 
de  la  science.  Le  souvenir  de  nos  anciens  Pères 
nous  presse,  notre  vocation  nous  presse  comme 
aussi  l'intérêt  sacré  que  nou6  portons  à  nos 
enfants.  On  donnera  donc  aux  mathématiques,  en 
temps  voulu,  une  sérieuse  importance,  mais  sans 
leur  laisser  envahir  le  domaine  réservé  des  études 
classiques.  » 

Dans  les  programmes  officiels,  on  venait  de  sup- 

1.  M.  Guizot. 

2.  Napoléon  1"  à  M.  de  Narbonu«. 


CHAPITRE  XII.  289 

primer  la  philosophie  et  de  lui  substituer  des  élé- 
ments de  lo^nque.  Par  bonheur,  renseignement  libre 
ne  subit  pas  cette  révolution  funeste;  Vaugirard,  en 
particulier,  continua  de  donner  aux  études  ce  cou- 
ronnement nécessaire,  et  le  P.  Olivaint  avait  le  droit 
de  dire  :  «  Nous  prétendons  contribuer  pour  notre 
part  à  relever  dans  l'enseignement  cette  philosophie 
aujourd'hui  si  déchue,  si  trahie  par  les  philosophes. 
N'est-ce  pas,  en  ellet,  un  devoir  impérieux  pour  nous, 
d'affermir  les  intelligences  do  nos  élèves,  pour  qu'en 
entrant  dans  le  monde  ils  ne  cèdent  pas  à  tout  sys- 
tème, à  toute  opinion,  comme  à  tout  vent?  N'est-ce 
pas  un  devoir  impérieux  pour  nous,  d'imprimer  en 
eux  profondément  ces  principes  qui  plus  que  tout 
font  un  homme?  Mais  il  faut  aussi  les  armer  d'une 
forte  dialectique  pour  qu'ils  sachent  au  besoin  atta- 
quer et  se  défendre.  Sans  nous  inquiéter  des  cla- 
meurs poussées  contre  la  scolastique  par  tous  ceux 
qui  la  redoutent  ou  qui  l'ignorent,  nous  ramènerons 
les  esprits  à  cette  rude  gymnastique,  où  l'on  trouve  à 
la  fois  tant  de  vigueur  et  de  souplesse  pour  déjouer 
l'erreur,  briser  d'un  mot  ses  sophismes  et  ses  phra- 
ses, et  élever  à  la  vérité  un  inexpugnable  rempart.  » 
Ces  promesses  ne  furent  pas  vaines;  les  éludes, 
sous  la  vigoureuse  impulsion  du  P.  Recteur,  devin- 
rent très-florissantes  à  Vaugirard.  Nous  pourrions 
citer  en  preuve  les  témoignages  désintéressés  des 
hommes  les  plus  éminents  de  l 'Univers.' té,  non-seu- 
lement de  M.  Saint-Marc  Girardin,  si  piein  de  sym- 
pathie pour  le  P.  Olivaint,  mais  encore  de  MM.  Egger, 
Patin,  Wallon,  etc.,  qui  laissèrent  rarement  s'écouler 


290  PIERRE  OLIVAINT. 

une  session  d'examens  sans  féliciter  publiquement 
quelques-uns  des  élèves  de  Yaugirard  présentés  au 
baccalauréat.  M.  Saisset  lui-même,  l'année  qui  pré- 
céda sa  mort,  combla  d'éloges  un  de  ces  jeunes  candi- 
dats et  voulut  confier  aux  Pères  son  propre  neveu. 
Enfin,  le  vieux  doyen  de  la  Faculté  des  lettres,  M.  J. 
Victor  Leclerc,  transmettait  souvent  ses  félicitations 
à  M.  l'abbé  Olivaint. 

Et  celui-ci,  heureuxdes  succès  de  ses  chers  enfants, 
disait  alors  d'un  ton  de  bonne  humeur  :  «  Allons, 
voilà  que  notre  marque  est  bien  cotée  en  Sorbonne, 
et  que  notre  étiquette  se  fait  lire.  On  nous  compte 
donc  pour  quelque  chose  là-bas  !  »  Toutefois,  il  était 
loin  de  se  faire  illusion,  et  comparant  le  petit  nombre 
des  collèges  catholiques  à  celui  des  établissements 
où  la  foi  des  enfants  courait  de  grands  dangers,  il 
s'écriait  :  «  Hélas!  que  sommes-nous?  une  poignée 
en  face  d'une  légion....  Mais  travaillons,  distinguons- 
nous  :  il  y  va  de  l'honneur  de  TÉglise  » 

L'ardent  désir  qu'il  avait  de  promouvoir  les  études 
à  Yaugirard  lui  fit  maintenir  dans  sa  rigueur  le  règle- 
ment sans  exception  pour  personne.  Il  préférait  ren- 
dre un  enfanta  sa  famille,  plutôt  que  de  concéder,  pour 
les  congés,  par  exem.ple,  des  privilèges  dont  la  dis- 
cipline générale  aurait  eu  à  souffrir.  Les  parents, 
après  quelques  plaintes,  comprirent  qu'il  s'agissait 
du  bien  de  leurs  enfants,  et  les  jeunes  écoliers  eux-mê- 
mes se  façonnèrent  peu  à  peu  à  cet  austère  régime  du 
travail.  Bientôt  ils  méritèrent  pleinement  l'éloge  que 
leur  adressait  un  jour  le  P.  Olivaint  :  «  Vous  avez 
bravement  pris  votre  parti,  vous  travaillez  bien,  et 


CHAPITRE    XII.  291 

cette  joie  qui  brille  sur  vos  fronts  est  pour  nous  la 
promesse  que  vous  travaillerez  mieux  encore.  Nous 
l'acceptons  avec  bonheur;  mais  nous  vous  faisons 
une  promesse  à  notre  tour,  c'est  de  vous  presser  poui 
obtenir  de  vous,  s'il  plaît  à  Dieu,  encore  davantage  » 

Il  excellait  à  ranimer  l'ardeur  de  ses  enfants  par  des 
exhortations  vives,  spiriiueiies,  chaleureuses,  telles 
qu'il  avait  coutume  d'en  faire  après  les  séances  aca- 
démiques où  poètes  novices,  futurs  orateurs  don- 
naient la  mesure  de  leur  savoir  et  de  leur  talent.  Du- 
rant sept  ans,  plusieurs  fois  chaque  année,  le  Recteur 
deVaugirard  parla  devant  un  public,  presque  tou- 
jours le  môme,  avec  une  variété  de  ton,  un  à-propos, 
une  élévation  d'idées,  une  souplesse  de  langage  qui 
subjuguaient  l'auditoire.  Tantôt  il  s'élevait  à  une  haute 
éloquence,  à  propos  d'un  fait  historique  représenté 
sur  la  scène  ou  d'une  discussion  philosophique;  tan- 
tôt sa  parole,  plus  famihère,  sans  cesser  d'être  distin- 
guée, savait  provoquer  le  sourire  en  signalant  un 
défaut,  en  donnant  une  leçon. 

En  dehors  de  ces  circonstances  plus  solennelles,  le 
P.  Olivaint  n'épargnait  rien  pour  entretenir  parmi  les 
élèves  une  généreuse  émulation  ;  il  aimait  «ces  com- 
bats de  chaque  jour  livrés  dans  les  classes,  et  ces 
larmes  généreuses  que  plus  d'une  fois,  disait-il,  il  avait 
vu  les  vaincus  répandre.  » 

En  félicitant  les  vainqueurs,  il  prenait  garde  d'ex- 
citer en  eux  la  vanité  et  tempérait,  à  l'occasion,  Té- 
loge  par  quelques  critiques  qui  servaient  d'antidote  à 
l'orgueil.  Un  ancien  élève  nous  raconte.,  à  ce  propos, 
le   fait  suivant.  «  Celait,  dit-il,   à  l'occasion  d'une 


292  PIERRE  OLIVAINT. 

séance,  la  première  à  laquelle  je   pris  part,  et  ce 
jour-là,  je  l'avoue,  j'avais  eu  l'illusion  de  me  croire 
un  grand  orateur.  Tous  mes  amis,  tous  mes  parents, 
les  Pères  eux-mêmes  m'avaient  fait  des  compliments 
dont  j'étais  très-fier.  Le  lendemain  on  alla  en  grande 
promenade  pour  célébrer  la  fête  du  P.  Recteur.  Je  me 
trouvais  à  la  gare  près  de  lui,  espérant  bien  qu'il  me 
féliciterait  un  peu  à  son  tour.  Si  j'examineà  fond  ma 
conscience,  je  ne  suis  pas  bien  sûr  de   n'avoir  pas 
dans  ce  but  aidé  un  peu  les  circonstances  qui  me 
rapprochaient  de  lui.  S'en  était-il  aperçu,  ou  voulut- 
il  simplement  me  tenir  en  garde  contre  un  défaut 
qu'il  me  connaissait  bien?  Je  l'ignore.  Tout  ce  queje 
sais,  c'est  quil  ne  me  fit  à  peu  près  que  des  critiques 
très-fondées  et  assez  mortifiantes.   Cela  me  surprit 
beaucoup  et  même  m'irrita  un  peu.  Je  ne  suis  pas  de- 
venu aujourd'hui  assez  humble  pour  avoir  de  la  ran- 
cune contre  ceux  dont  les  éloges  m'avaient  fait  pas- 
ser  de  si  bons  moments;  mais  je  puis  assurer  que 
je  me  rends  parfaitement  compte  du  service  que  le 
P.  Olivaint  m'a  rendu.  S'il  ne  m'avait  pas  rappelé  à 
l'humilité,  j'aurais  perdu  la  fin  de  mon  année  dans 
l'enthousiasme  de  mes  petits  succès,  et  sans  ses  cri- 
tiques, je  ne  sais  si  j'aurais  jamais  fait  eff'ort  pour  me 
corriger  des  défauts  très-réels  que  seul  il  m'avait  si- 
gnalés. » 

Grâce  à  cette  direction  intelligente,  le  travail  était 
en  honneur  à  Yaugirard  ;  on  s'etïorçait,  dans  les  hau- 
tes classes  surtout,  d'inspirer  aux  élèves  le  goûl  des 
lettres,  de  les  familiariser  avec  l'antiquité  et  avec 
notre  grand  dix-septième  siècle,  de  leur   faire  voir 


CHAPITRE  XII.  293 

dans  Bossuet  etFénelon,  Corneille  et  Racine,  autre 
chose  que  des  auteurs  de  baccalauréat  superficielle- 
ment connus  par  les  sèches  analyses  d'un  manuel. 

Le  baccalauréat,  sans  être  négligé,  n'était  pas  re- 
gardé comme  la  fln  dernière  des  études.  «Vous  conten- 
terez-vous  du  baccalauréat?  disait  le  P.  Olivaint  à  ses 
enfants.  Votre  ambition  irait  peu  loin!  Le  baccalau- 
réat est  nécessaire,  à  la  bonne  heure;  il  ouvre  la  pre- 
mière porte  des  carrières;  mais  ce  n'est  nullement 
parce  qu'on  est  bachelier  qu'on  est  capable  de  les  rem- 
plir. Il  faut,  mes  enfants,  le  bon  sens  le  dit,  il  faut 
des  études  sérieuses,  il  faut  des  idées,  des  principes, 
il  faut  cet  ensemble  de  connaissances  qui  font,  je  ne 
dis  pas  un  bachelier,  mais  un  homme.  Cela  est  néces- 
saire pour  vous  surtout,  comprenez-le  bien.  Combien 
parmi  vous,  en  entrant  dans  le  monde,  seront  grati- 
fiés sans  examen  d'un  diplôme  d'ignorance,  unique- 
ment parcequils  sont  catholiques,  parce  qu'ils  ont  été 
élevés  par  des  prêtres  !  Un  roi  philosophe,  Frédéric  II, 
disait:  «Séparons la  science  de  la  piété  ;  faisons  du  ca- 
«  tholicisme  une  espèce  de  hibou,  et  bientôt  les  peu- 
«  pies  n'en  voudront  plus.  »  C'est  encore  aujour- 
d'hui le  même  mot  d'ordre.  Deviendrez-vous,  par 
votre  mollesse,  complices  de  cette  conspiration  our- 
die contre  vous-mêmes?  Enfants  catholiques,  vous 
avez  bien  mieux  à  faire  que  d'être  seulement  bache- 
liers; vous  avez  un  noble  démenti  à  donner  :  il  faut 
que  nos  écoles  surpassent  les  autres. 

«  Vous  avez  plus  qu'un  démenti  à  donner  :  vous 
avez  un  dépôt  à  défendre.  Si  vous  sortez  d'ici  igno- 
rants, vous  êtes  déjà  vaincus.  Il  y  a  quelque  temps, 


294  PIERRE  OLTVAINT. 

un  jeune  hoKime,  laissé  libre  de  ses  actes,  jouissant 
de  sa  fortune,  disait  :  «  Je  me  destine  à  l'état  militaire  : 
«  on  n'exige  pas  pour  Saint-Gyr  beaucoup  de  pbilo- 
«  Sophie;  mais  la  philosophie  m'est  nécessaire  ;rétu- 
«  dier  est  un  sacrifice  qui  me  coûte  ;  je  le  ferai  pour- 
«  tant:  je  le  dois.  »  Que  cela  est  beau!  Mes  enfants, 
dites  de  même.  Étudiez  sérieusement,  non  pas  seule- 
ment pour  passer  le  baccalauréat,  mais  pour  avoir 
des  principes,  des  idées;  gardez  les  traditions  de 
bonnes  études  et  de  travail  en  honneur  dans  cette 
maison,  et  cet  esprit  de  surérogation,  sensible  même 
chez  les  plus  jeunes  d'entre  vous.  Ne  soyez  pas  les 
complices  de  ceux  qui  voudraient  nous  affubler  de  té- 
nèbres et  faire  du  catholicisme  un  hibou,  tandis  qu'il 
est,  au  contraire,  l'aigle  sublime  qui  plane  au  plus 
haut  des  cieux.  » 

Six  ou  sept  années  de  sérieuses  études  imposent  à 
l'écolier  de  réels  sacrifices  dont  on  a  tort  d'exagérer 
à  plaisir  la  rigueur,  mais  qui  ne  laissent  pas  d'exiger 
un  sage  tempérament.  La  mesure  du  travail  ne  sau- 
rait être  la  même  pour  les  plus  jeunes  et  pour  les  plus 
avancés,  aujourd'hui  surtout  que  l'enfant  arrive  sou- 
vent au  collège  délicat,  lorsqu'il  n'est  pas  débile;  por- 
tant dans  un  corps  frêle  une  âme  inhabile  à  tout  ef- 
fort, accoutumé,  dès  les  premières  années,  à  des  soins 
excessifs;  parfois  capricieux  et  volontaire,  parce 
qu'il  n'a  pas  appris  à  obéir  et  à  se  dompter. 

Gomment  transformer  ces  petits  êtres,  charmanls 
dans  leur  faiblesse,  jusque-là  peut-être  aimés  et  ad- 
mirés pour  leurs  défauts,  comment  les  changer  si 
bien,  pour  le  corps  et  pour  l'âme,  qu'ils  réalisent  en 


CHAPITRE  XII.  295 

eux  l'idéal  de  la  sagesse  antique  :  menssana  incorpore 
saiio? 

Le  P.  Olivaint  se  dit  qu'il  y  avait  à  éviter  un  dou- 
ble écueil  :  trop  de  sévérité  et  trop  d'indulgence. 
Pour  ces  plus  jeunes  enfants  surtout,  il  fallait  évi- 
demment ménager  la  transition  entre  le  régime  facile 
de  la  famille  et  la  discipline  exacte  du  collège.  Le 
recteur  de  Vaugirard  y  réussit  fort  bien,  grâce  aux 
soins  tout  maternels  dont  il  sut  entourer  les  petits 
élèves  de  la  division  de  Saint-Joseph*. 

Bien  qu'il  fût  secondé  par  le  dévouement  de  plu- 
sieurs Pères  dont  les  noms  sont  restés  chers  aux  en- 
fants, le  P.  Olivaint  voulait  s'assurer  par  lui  même 
que  rien  ne  manquait,  sous  aucun  rapport,  aux  ben- 
jamins de  sa  famille. 

Chaque  dimanche,  dès  le  matin,  après  la  sainte 
Messe,  tous  ces  chers  petits  venaient  très-exactement 
faire  visiteauPèreRecteurdanssachambre.  Là,  celui-ci 
les  passait  minutieusement  en  revue,  se  rendant 
compte  de  tous  ces  détails  de  toilette  et  de  propreté 
qui  semblent  être  exclusivement  du  ressort  de  la  vi- 
gilance maternelle  ;  puis,  feuilletant  le  registre  où  se 
trouvaient  inscrites  les  notes  de  la  semaine,  il  disait  à 
chacun  quelques  mots  d'encouragement,  de  félicita- 
tions ou  de  blâme.  A  la  fin,  la  petite  bande  se  tour- 
nait d'instinct  vers  le  tiroir  d'où  devait  sortir  la  fa- 

1.  La  division  de  Saint-Joseph  occupait  la  maison  de  M.  Olier, 
berceau  de  la  Compagnie  de  Saint-Sulpice.  Un  historiographe  de  Vau- 
girard, aujourd'hui  missionnaire  en  Chine,  dit  fort  à  propos  des  petits 
cnfauits  qu'on  y  élevait  :  Quasi  modo  genili  mfanies  lacté  doctrinx 
cnutriuntur.  —  Aujourd'hui  cette  division  habite  les  bâtiments  plus 
vastes  et  plus  commodes  du  nouveau  zi«<if  Pensionnat. 

2G 


296  PIERRE  OLIVAINT. 

meuse  boîte  aux  dragées.  Le  plus  sage,  parfois  le 
plus  étourdi  était  chargé  de  la  délicate  mission  d'of- 
frir des  bonbons  à  tous,  en  commençant  par  le  Père  sur- 
veillant, infaillible  moyen  d'adoucir  l'amertume  des 
reproches  et  de  donner  plus  de  prix  aux  bonnes 
notes. 

Il  fallait  absolument  que  le  Père  Recteur  eût  sa  part 
de  toutes  les  joies  de  Saint-Joseph.  Tantôt  on  ame- 
nait solennellement  chez  lui  les  beaux  moutons  mé- 
rinos, gracieux  cadeau  fait  aux  petits  écoliers  par 
M.  le  marquis  de  Henestrosa;  tantôt  le  P.  Olivaint 
allait  lui-môme  assister  aux  jeux,  aux  fêles  pieuses, 
aux  illuminations,  admirer  les  oiseaux  et  les  écureuils 
dans  leurs  grandes  cages;  et  quand  les  enfants  avaient 
été  plus  sages  encore  que  de  coutume,  il  officiait  avec 
pompe  dans  leur  chapelle  particulière,  leur  donnait 
la  bénédiction  du  saint  Sacrement  et  leur  adressait 
môme  un  sermon.  Jamais  sermons  ne  furent  mieux 
écoutés,  parce  que  rarement  il  s'en  trouva  de  mieux  ap- 
propriés à  l'auditoire.  Tandis  que  le  P.  Olivainlparlait, 
tous  les  yeux  étaient  fixes  sur  lui,  et  une  si  parfaite 
communication  s'établissait  entre  le  prédicateur  et 
son  petit  peuple,  qu'un  beau  jour  le  Révérend  Père 
ayant  usé  de  la  forme  interrogative  :  «  N'est-il  pas 
vrai  que  vous  aimez  bien  votre  maman?  »  Un  enfant 
répondit  tout  haut  :  «  Ah!  oui,  mon  Père.  »  Il  en 
usait  d'ailleurs  de  même  avec  les  élèves  des  deux  au- 
tres petites  divisions  qui  lui  étaient  amenés  à  leur 
tour,  par  escouade  de  dix  à  douze,  si  bien  qu'il  les 
avait  vus  tous  une  fois  au  moins  en  quinze  jours. 

A  ces  ménagements  pleins  de  tendresse,  le  P.  Oli- 


CHAPITRE  XII.  297 

vainl  avait  soin  d'unir  la  fermeté  (jui  maintient  la 
discipline  et  ne  cède  pas  au  caprice.  Peu  à  peu,  ces 
petits  enfants  se  façonnaient  à  la  règle,  s'accoutu- 
maient au  travail  et  quand  ils  arrivaient,  par  des 
degrés  sagement  ménagés,  diU  grand  collège,  ils  étaient 
capables  de  comprendre  le  prix  d'un  effort  généreux 
et  d'un  sacrifice  volontaire;  ils  savaient  obéir  par  es- 
prit de  foi  et  par  sentiment  du  devoir. 

La  santé,  souvent  frêle,  de  ces  plus  jeunes  élèves 
préoccupait  naturellement  davantage  le  recteur  de 
Vaugirard.  Toutefois  sa  sollicitude,  sur  ce  point,  était 
universelle.  Dès  qu'un  enfant  était  malade,  le  bon 
Père  semblait  n'être  plus  occupé  que  de  celui-là.  Le 
budget  des  dépenses,  à  rinfîrmerie,  n'avait  presque 
pas  de  limite;  tout  ce  qui  pouvait  être  utile  ou  seu- 
lement agréable  était  accordé  sur-le-chami). 

Mais  il  en  allait  autrement,  quand  quelques  petits 
paresseux  simulaient  des  maux  imaginaires.  Nous 
voyons  encore  d'ici  lePèreRecteur  debout  au  milieu  du 
parloir,  armé  du  crayon  et  de  son  long  calepin,  et 
assiégé  par  des  mères  trop  vite  alarmées  qui, 
chacune  pour  son  fils,  réclamaient  un  adoucissement 
au  régime  commun,  une  potion  plus  ou  moins  salu- 
taire, une  heure  de  plus  de  sommeil....  Le  P.Olivaint 
n'opposait  aucune  objection  à  toutes  les  exigences 
de  leur  tendresse;  il  écoutait  patiemment,  notait 
fidèlement,  promettait  de  soumettre  la  réclamation 
aux  médecins  du  collège,  et  si  l'on  insistait,  il  frap- 
pait en  souriant  sur  le  fameux  calepin  en  disant  : 
«  Madame,  c'est  écrit.  » 

Autant  que  possible  il  donnait  aux  conseils  de  l'hy- 


298  PIERRE  OLIVAINT. 

giène  le  pas  sur  les  prescriptions  médicales.  Tous  les 
toniques  ne  vaudront  jamais  pour  l'enfant,  sauf  des 
cas  exceptionnels,  l'air,  l'espace,  le  mouvement,  la 
récréation  bruyante,  et  les  belles  parties  de  balle,  de 
ballon,  de  barres,  de  cerceaux,  les  patins  en  hiver, 
en  été  les  échasses,  tous  ces  jeux  vigoureux,  d'allure 
belliqueuse,  qui  développent  les  muscles  en  exerçant 
le  courage.  Que  de  fois  le  P.  Olivaint  ne  vint-il  pas 
animer  du  geste  et  de  la  voix  une  division  de  cent 
cinquante  enfants  grimpés  sur  les  échasses  et  formés 
en  bataillon!  Le  Père  Arnold,  qui,  durant  la  dernière 
guerre,  aumônier  militaire  à  Laon,  périt  dans  l'ex- 
plosion delà  citadelle,  était  l'instructeur  expérimenté 
de  cette  vaillante  troupe,  ralliée  ou  poussée  en  avant 
au  son  de  sa  trompette  et  au  bruit  étourdissant  des 
tambours.  C'était  plaisir  de  voir  ces  guerriers  de 
douze  ans  se  livrer  à  des  évolutions  savantes,  prendre 
et  reprendre  des  positions,  défendre,  enlever  des  dra- 
peaux, haletants,  inondés  de  sueur, 

Non  indecoro  pulvere  sordidos! 

Plus  d'un  héros  roulait  par  terre,  parfois  on  déplo- 
rait un  pied  foulé,  une  bosse  au  front....  La  fureur 
du  jeu  ne  s'apaisait  pas,  et  les  graves  témoins  de  ces 
bruyantes  scènes  se  passionnaient  à  leur  tour.  —  Un 
jour,  un  brave  général,  dont  le  fils  se  distinguait  dans 
la  mêlée,  se  surprit  à  commande**  un  mouvement,  et 
Mgr  Darboy,  présidant  une  autre  fois  ces  tournois 
d'écoliers,  après  avoir  distribué  des  croix  de  papier 
doré  aux  vainqueurs,  s'étonna  joyeusement  d'être 
par  acclamation  décoré  lui-même. 


CHAPITRE  XII.  299 

On  sait  comme  les  militaires  ont  le  cœur  tendre 
pour  leurs  enfants.  Il  arriva  qu'un  élève,  en  patinant, 
tomba  si  malheureusement  qu'il  se  cassa  le  bras,  aus- 
sitôt remis  d'ailleurs  par  l'habile  chirurgien  du  col- 
lège, M.  le  docteur  Maisonneuve.  Un  vieux  général, 
grand-père  du  blessé,  témoignait  au  P.  Olivaint  son 
horreur  pour  un  jeu  si  fatal  à  son  petit-fils.  «  Géné- 
ral, répondit  le  Père  Recteur,  nous  n'élevons  pas  ù 
Vaugirard  des  petites  filles  ;  nous  voulons  former  dei 
hommes  et  au  besoin  des  soldats.  —  Des  soldats, 
la  bonne  heure,  mon  Père;  mais  qu'est-ce  donc  que 
les  patins  ont  à  faire  dans  l'éducation  de  vos  jeunes 
conscrits?—  Rappelez-vous,  général,  qu'en  1795,  nos 
braves  soldats,  s'élançant  sur  le  Zuiderzée  gelé,  s'em- 
parèrent des  vaisseaux  hollandais  comme  d'autant  de 
citadelles.  Bien  en  prit  aux  fantassins  et  aux  cavaliers 
de  savoir  se  tenir  sur  la  glace.  »  Ce  souvenir  glo- 
rieux mit  à  néant  toutes  les  objections  du  grand 
père. 

Afin  de  favoriserles  jeux  qui  tiennent  une  si  grande 
place  dans  l'éducation,  le  P.  Olivaint  fit  prendre  sur 
les  jardins  deux  vastes  cours  carrées,  pour  la  pre- 
mière et  la  seconde  division.  A  la  maison  de  campa- 
gne des  Moulineaux,  il  créa  ce  magnifique  bassin  de 
natation  où  deux  cents  enfants  peuvent  à  l'aise  se 
baigner  ensemble.  Rien  de  plus  gracieux  que  le  coup 
d'œil  qu'offre  cette  belle  nappe  d'eau,  bordée  de  gazon 
et  de  tentes  militaires,  coupée  d'îlots  de  verdure  et  de 
ponts  rustiques,  sillonnée  de  barques  et  dont  le  ni- 
veau habilement  ménagé  permet  à  chacun,  suivant 
sa  taille  ou  son  adresse,  de  s'ébattre  sans  risques 


300  PIERRE  OLIVAINT. 

SOUS  l'œil  des  Pères  surveillants  et  des  maîtres  n'" 
geurs- 

Ainsi  tout,  jusqu'aux  délassements,  contribuait  à 
développer,  avec  la  vigueur  musculaire,  l'énergie 
morale. 


CHAPITRE  XIII 


L'éducation  morale.  —  Choix  d'une  carrière.  —  La  vie  dans  le  monde. 

Une  vocation. 


«  Donne-moi  ton  fils,  disait  un  jour  le  P.  Olivaint 
à  un  ami  :  fen  ferai  un  homme.  » 

De  Tenfant  faire  un  homme,  tel  est  bien  le  but  de 
l'éducation.  Mais,  pour  l'atteindre,  il  ne  suffit  pas  de 
combiner  heureusement  les  exercices  du  corps  et  de 
l'esprit;  avant  tout,  il  faut  former  la  volonté,  non  pas 
seulement  en  aidant  la  nature j  comme  le  prétend  la 
pédagogie  rationnalisle,  maisen  la  corrigeant.  L'édu- 
cation morale  est  une  œuvre  de  redressement  à  la- 
quelle résiste,  dans  l'enfant  le  mieux  doué,  la  nature 
originellement  pervertie,  et  qui  ne  s'accomplit  pas 
sans  la  grâce  divine. 

«  Mes  enfants,  quand  vos  parents  nous  disent  : 
faites-nous  des  hommes^  cela  signifie  pour  eux  et  pour 
nous  :  faites-nous  des  chrétiens^.  »  Ainsi  parlait  le 
P.  Olivaint  et  ses  actes  répondaient  aux  paroles. 

1.  Discours  du  P.  Olivaint  à  la  distribution  des  prix,  1853. 


302  PIERRE  OLIVAINT. 

Ces  hommes,  ces  chrétiens,  il  prétendait  les  créer 
par  la  pratique  d'une  obéissance  généreuse  et  d'une 
loi  sans  inconséquence  et  sans  faiblesse. 

Obéir, ])our  lui  ^c'était  vouloir  y  c'est-à-dire  conformer, 
de  son  plein  gré,  sous  l'inspiration  de  la  foi  et  de  la 
raison,  sa  volonté  à  la  volonté  divine  manifestée  par 
une  autorité  légitime.  «  Et  vouloir  ainsi,  disait-il, 
c'est  le  sceau  de  la  virilité.  Que  faisons-nous  donc, 
dans  l'œuvre  de  l'éducation?  Un  mot,  mes  enfants, 
dira  tout  :  Nous  tâchons  de  vous  apprendre  à  vouloir. 
Oui,  devant  Dieu,  pour  sa  gloire  et  pour  vos  âmes, 
il  nous  a  paru  que,  dans  un  temps  comme  le  nôtre,  il 
fallait  tendre  continuellement  à  la  force,  fortifier  en 
vous  la  volonté,  former  en  vous  des  cœurs  dévoués 
et  de  nobles  caractères.  » 

Le  P.  Olivaint  avait  le  don  d'obtenir  des  enfants  ce 
libre  assentiment  à  ce  que  réclamaient  leur  intérêt 
bien  entendu  et  la  volonté  divine  authentiquement 
interprétée.  Nous  en  citerons  un  exemple.  Un  jeune 
homme  avait  à  peu  près  achevé  ses  études  et  ne  sa- 
vait trop  s'il  devait  passer  encore  un  an  à  Vaugirard, 
ou  se  rendre  en  Allemagne,  au  collège  de  Feldkirk. 
Le  moment  venu  de  choisir,  il  trouvait  commode  de 
s'arrêter  à  un  troisième  parti  qui  consisterait  à  me- 
ner à  Paris  une  vie  plus  agréable  et  plus  libre.  Sa 
pieuse  mère  l'engageait  cependant  à  causer  de  ses 
projets  avec  le  P.  Recteur.  L'enfant  refusa  net.  «  Mais, 
mon  fils,  il  est  bien  convenu  qu'il  ne  te  forcera  pas, 
lui  dit  sa  mère,  et  que  tu  décideras  tout  toi-même  en 
dernier  ressort.  —  Oh  !  J9  le  sais  bien,  répondit-il  ;  le 


CHAPITRE  XIII.  303 

Père  Olivaint  ne  me  contraindra  nullement;  mais  z7 
me  fera  vouloir^  et  je  ne  veux  pas.  » 

Cependant  il  consentit  à  la  visite;  il  écouta  les  mo- 
tifs qui  devaient  déterminer  sagement  son  choix;  de 
fait,  le  P.  Recteur  le  fit  vouloir^  et  le  jeune  homme 
n'eut  pas  lieu  de  s'en  repentir*. 

Parfois  la  raison  reste  impuissante  et  une  juste  sé- 
vérité doit  lui  venir  en  aide.  Le  P.  Olivaint  savait  y 
recourir  à  propos  ;  mais  il  n'oubliait  pas  de  tempérer 
les  rigueurs  nécessaires  par  le  témoignage  d'une  pro- 
fonde afîection.  Il  était  encore  préfet  des  études,  et 
naturellement  plus  sévère,  quand  eut  lieu  un  petit 
événement  que  le  héros  lui-même  va  nous  raconter. 

«  J'avais  quinze  ans,  dit  un  ancien  élève,  et  je  ne 
donnais  que  trop  souvent  au  P.  Olivaint  occasion  de 
m'adresser  de  paternels  et  sévères  reproches.  Je  dois 
lui  rendre  cette  justice  que  jamais,  au  moins  en  ce 
qui  me  concerne,  sa  perspicacité  ne  fut  en  défaut.  Il 
avait  coutume  de  me  dire  que  pas  une  fête  de  la 
sainte  Yierge  ne  se  passait,  sans  qu'il  découvrît  ce 
qu'il  pouvait  y  avoir  d'irrégulier  au  collège. 

«  Je  suis  contraint  d'avouer  à  ma  honte  que  les 
admonestations  du  bon  Père  étaient  assez  mal  prises 
par  moi.  Il  fallut  une  circonstance  assez  singulière 
pour  me  faire  apprécier  le  cœur  du  P.  Olivaint.  Un 

1.  Le  p.  Olivaint,  au  milieu  d'une  année  d'études,  avait  envoyé  ce 
même  enfant  passer  une  quinzaine  de  jours  dans  sa  famille  pour  se 
remettre  d'une  indisposition.  Un  parent  eut  l'imprudence  de  demander 
au  jeune  rhétoricien  s'il  ne  serait  pas  bien  aise  d'aller  au  spectacle. 
Sans  hésiter,  celui-ci  répondit,  malgré  le  vif  désir  qu'il  éprouvait  : 
•  Non,  non  ;  cela  ferait  peine  au  P.  Recteur.  Ce  n'est  pas  pour  cela 
qu'il  m'a  permis  de  sortir  » 

27 


304  PIERRE  OLIVAINT. 

jour,  pour  un  acte  d'indiscipline  en  classe,  je  fus  mis 
au  séquestre.  Profondément  irrité,  je  méditais  quel- 
que nouvelle  méchanceté,  lorsque  j'entendis,  dans  la 
chambre  voisine,  la  voix  d'un  camarade  puni  d'ail- 
leurs aussi  justement  que  moi,  et  aussitôt  ce  fut  à 
qui  de  nous  deux,  mauvais  sujets,  débiterait  tout  haut 
le  plus  d'injures  à  l'adresse  du  P.  Olivaint.  Précisé- 
ment celui-ci  passait  au  même  moment  dans  le  cor- 
ridor; il  entendit  tout,  mais  ne  nous  dit  rien.  Seule- 
ment quand,  le  soir,  le  temps  de  ma  punition  fut  fini, 
il  me  fit  venir  dans  sa  chambre  et  me  dit  à  brûle- 
pourpoint  :  «  Pensez-vous  réellement  de  moi  tout  le 
«  mal  que  vous  avez  dit  là-haut  ?  «  —  Je  n'hésitai 
pas  à  lui  répondre  :  «  Oui,  mon  Père.  »  Alors  il  me 
priJ;  dans  ses  bras,  m'embrassa  tendrement  en  me 
disant  :  «  Mon  enfant,  j'aime  votre  franchise  ; 
«  mais,  écoutez,  quand  vous  aurez  quelque  chose 
vt  contre  moi,  venez  me  le  dire  et  ne  le  dites  pas  tout 
«  haut  devant  vos  camarades,  car  le  P.  Préfet  serait 
«  obligé  de  vous  punir.  »  Et  il  me  renvoya  à  l'étude. 
L'écolier  indocile  était  vaincu.  J'eus  à  partir  de  ce 
jour  une  grande  confiance  et  une  vive  affection 
pour  le  P.  Olivaint;  le  reste  de  mes  années  de  col- 
lège s'en  ressentit.  Quand  j'eus  quitté  Yaugirard, 
je  demandai  au  bon  Père  la  faveur  de  l'avoir  pour 
directeur.  Il  me  l'accorda,  et  je  puis  dire  que  c'est 
une  des  plus  grandes  grâces  que  Dieu  m'ait  faites. 
Depuis  cette  époque  jusqu'au  mois  de  février  1871, 
c'est-à-dire  durant  plus  de  treize  ans,  soit  à  Yaugi- 
rard, soit  à  la  rue  de  Sèvres,  il  ne  s'est  pas,  sauf  le 
temps  des  vacances,  écoulé  une  quinzaine  sans  que 


CHAPITRE  XIIL  305 

je  visse  le  P.  Olivaiiit.  Si  j'ai  pu  passer  les  années  de 
ma  jeunesse  sans  déshonneur,  c'est  à  lui,  à  sa  douce 
fermeté,  à  son  ailection  persévérante  que  je  le  dois. 
Et  ce  n'est  pas  seulement  pour  la  direction  morale  de 
ma  vie  de  jeune  homme  que  son  influence  m'a  été 
précieuse.  En  toute  circonstance,  ses  conseils  ont  été 
pour  moi  la  voix  même  de  la  sagesse,  et  toujours  je 
me  suis  bien  trouvé,  même  pour  les  choses  les  plus 
étrangères  à  ses  préoccupations  habituelles,  d'avoir 
suivi  ses  avis.  Je  n'ai  jamais  connu  un  esprit  plus 
ferme,  plus  prudent  et  plus  sûr,  et  en  même  temps 
un  cœur  plus  tendre  et  plus  dévoué.  Aussi  je  le  vé- 
nère et  le  consulte,  même  absent,  comme  un  père  et 
un  ami.  Que  puis-je  vous  dire  de  plus?  En  écrivant 
ces  lignes,  ce  sont  les  meilleures  années  de  mon  en- 
fance et  de  ma  jeunesse  qui  repassent  devant  moi.  » 

Combien  d'élèves  de  Yaugirard  pourraient  parler 
de  même  et  rendre  à  la  mémoire  du  P.  Olivaint  ua 
semblable  témoignage  de  leurs  reconnaissants  sou>« 
venirs  ! 

Le  Recteur  de  Vaugirard  avait  quelque  sorte  de  pré- 
férence pour  les  caractères  difficiles  qu'il  sentait,  pour 
ainsi  dire,  frémir  sous  la  main  qui  voulait  les 
dompter. 

Un  père  de  famille,  très-effrayé  des  terribles  co- 
lères de  son  fils,  tout  jeune  encore,  disait  un  jour  : 
a  Je  ne  puis  faire  un  reproche  à  cet  enfant,  qu'il  ne 
trépigne  aussitôt.  —  Fort  bien,  cher  ami,  répliqua 
le  P.  Olivaint,  c'est  par  les  pieds  que  les  enfants 
prouvent  qu'ils  ont  de  la  tête.  » 

Parmi  les  élèves  dont  peut  se  glorifier  davantage 


306  PIERRE  OLIVAINT. 

Vaugirard,  il  faut  placer  aux  premiers  rangs  Paul 
Odelin.  Plus  lard  nous  aurons  à  signaler  sa  généreuse 
mort,  pleurée  et  admirée  par  tous  ceux  qui  avaient 
connu  ce  cœur  si  bon  et  si  vaillant.  Paul,  au  collège, 
était  le  type  de  l'écolier  pétulant,  prompt  aux  saillies, 
plein  d'aimables  malices,  travaillant  à  ses  heures, 
d'ailleurs  d'une  foi,  d'une  franchise  et  d'une  candeur 
qui  lui  valaient  l'estime  universelle  de  ses  maîtres  et 
de  ses  camarades.  Sa  mère  cependant  n'était  pas  sans 
inquiétude  sur  l'avenir.  Le  P.  Olivaint  la  rassurait  : 
«  Ne  craignez  rien,  disait-il,  je  réponds  de  lui.  Sans 
doute,  Paul  pourrait  être  plus  sage  et  mieux  travail- 
ler; mais  il  est  intelligent,  il  a  du  cœur,  laissez  faire 
le  temps,  vous  verrez  plus  tard.  «  Paul  avait,  parmi 
ses  qualités  ou  ses  défauts,  beaucoup  de  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  Yesprit  parisien.  Ce  n'était  pas  un 
motif  pour  le  P.  Recteur  de  l'en  aimer  moins;  seule- 
ment il  tâchait  d'en  réprimer  l'excès  et  de  le  tourner 
au  bien.  Un  jour  le  P.  Olivaint  écrivait  à  la  pieuse 
mère  de  cet  enfant  qui  achevait  alors  ses  études  : 
«  Je  suis  content  de  Paul  :  il  a  montré  du  caractère.  » 
Paul,  dans  une  lettre,  raconte  ainsi  cet  incident.  «  J*ai 
vu  le  P.  Recteur.  Je  l'avais  déjà  rencontré  hier,  et  il 
m'avait  dit  un  bonjour  affectueux,  en  me  laissant  pour 
adieu  ces  quelques  mots  :  «  Je  suis  content  de  vous.  » 
Je  suis  allé  le  voir  aujourd'hui.  Comme  je  le  quittais, 
il  me  rappela  et  me  dit  encore  ces  mêmes  paroles  : 
«  Je  suis  content  de  vous^  »  en  me  demandant  si  je 
voyais  pourquoi  il  me  félicitait  ainsi.  Je  lui  répondis 
que  je  n'en  devinais  pas  le  motif.  Il  m'épargna  des  re- 
cherches plus  longues  et  me  dit:  «  C'est  parce  que  vous 


CHAPITRE  XIII.  307 

avez  un  jour  montré  de  l'énergie.  Je  vous  suis  clans 
certains  petits  détails,  et  je  sais  d'une  manière  certaine 
que  vous  avez  franchement  prononcé  votre  jugement 
à  propos  d'une  affaire  périlleuse  et  que  vous  voies  êtes 
posé  en  face  du  mal  pour  le  bien.  Je  vous  félicite.  » 

«Vous jugez, poursuivait  Paul,  si  cela  m'a  encou- 
ragé, d'autant  plus  que  le  Père  continua  sa  petite 
allocution  en  m'exhortant  à  demeurer  toujours  dans 
ces  dispositions  et  avec  la  franchise  de  mes  convic- 
tions. Je  le  lui  promis  bien ,  et  je  partis  après  avoir 
échangé  avec  lui  une  cordiale  poignée  de  main*  ». 

C'est  ce  même  enfant,  ainsi  façonné  par  la  douce 
fermeté  du  P.  Olivaint,  qui,  déjà  élève  de  philosophie, 
commit  en  classe  une  légère  infraction  à  la  règle,  pour 
laquelle  il  fut  puni.  Jugeant  le  châtiment  injuste  ou 
disproportionné  avec  le  délit,  Paul  conçut  une  colère 
violente  contre  son  professeur  :  «  Quoi  qu'il  advienne, 
quoi  qu'on  puisse  me  dire,  je  ne  lui  pardonnerai  ja- 
mais, et  plutôt  que  des  excuses,  puisqu'il  me  pousse 
à  bout,  je  lui  dirai  des  sottises!  Je  crois  que  je  suis 
possédé,  comme  Oreste,  par  les  furies.  ...  Adieu, chère 
maman,  je  suis  furieux,  je  ne  sais  qui  me  calmera.  >• 
Ainsi  écrivait-il  sous  le  coup  de  la  passion.  Le  lende- 
main, dans  une  autre  lettre  à  sa  mère  :  «  Je  m'em- 
presse, disait-il,  de  vous  écrire,  afin  de  vous  rassurer. 
Hier  soir,  je  suis  allé  me  confesser;  aujourd'hui  je  fais 
la  sainte  communion,  je  suis  parfaitement  calmé.  » 

Pour  vaincre  le  «  sentiment  de  froideur  qui  lui  res- 

1.  LetU-e  citée  dans  la  notice  intitulée  Paui  Odc/m,  lieutenant  de 
7yiobiles,  tué  à  la  manifestation  de  la  place  rcnddm«....  Paris,  Albanel 
et  BaitOQweck,  1875. 

27* 


308  PIERRE  OLIVAINT. 

tait  au  fond  de  l'âme  vis-à-vis  de  son  professeur,  »  le 
généreux  enfant  avait  été  spontanément  servir  la 
messe  de  ce  Père  et  recevoir  de  sa  main  TAgneau  de 
Dieu,  modèle  d'humble  douceur. 

Voilà  ceux  que  le  P.  Olivaint  chérissait.  Dans  les 
circonstances  critiques  où  l'étourderie,  l'insubordi- 
nation plaçait  parfois  un  enfant,  il  avait  volontiers 
recours  aux  parents,  aux  mères  surtout,  pour  s'en- 
tendre sur  la  meilleure  conduite  à  garder. 

Un  jeune  enfant  s'était  tellement  monté  la  tête  que 
l'on  craignait  de  ne  pouvoir  le  garder  au  collège. 
Ni  les  remontrances  paternelles,  ni  les  exhortations 
du  P.  Recteur  n'avaient  pu  vaincre  son  obstination, 
et  la  pauvre  mère  était  retournée  chez  elle,  le  cœur 
bien  gros,  remplie  d'inquiétude  pour  les  conséquen- 
ces de  cette  rébellion.  A  neuf  heures,  le  même  soir, 
un  exprès  arrivait  de  Yaugirard,  porteur  de  cette  let- 
tre du  P.  Olivaint  : 

«  Pauvre  Madame, 

«  Je  m'empresse  de  vous  écrire;  après  votre  départ, 
nous  avons  fait  appeler  votre  cher  enfant;  il  a  pro- 
mis de  ne  faire  aucune  sottise,  de  se  calmer,  de  se 
soumettre  à  ce  que  son  papa  décidera.  Bénissons 
Dieu  de  ce  premier  avantage.  Continuons  de  prier* 
ayez  confiance,  grande  confiance.  Tout  ira  bien. 

«  J'ai  voulu  vous  éviter  la  mauvaise  nuit  que  vous 
auriez  passée  et  les  larmes  que  vous  auriez  versées 
si  vous  aviez  ignoré  ce  premier  résultat.  Il  est  im- 
portant que  M.  X.  vienne  demain  matin;  venez  avec 


CHAPITRE  XIII.  309 

lui  ;  nous  nous  concerterons  sur  ce  qu'il  convient  de 
faire. 

«  Agréez  mes  respects  les  plus  dévoués  en  rs'.-S. 
Conflance ! 

«  P.  Olivaint.  » 

Par  la  persuasion  plus  que  par  la  rigueur,  le  Rec- 
teur de  Yaugirard  s'efforçait  de  dompter  les  natures 
rebelles,  ou  plutôt  de  leur  apprendre  à  se  dompter 
elles-mêmes.  «  Domptez-vous,  disait-il  aux  enfants, 
vince  teipsum.Nous  pouvez  plus  en  quelque  sorte  que 
nous  pour  faire  de  vous  des  hommes.  11  faut  que  le 
jeune  aigle  agite  de  lui-même  ses  ailes,  qu'il  tire  lui- 
même  de  son  cœur  le  noble  essor  qui  l'emportera 
bientôt.  Domptez-vous  vous-mêmes  :  voilà  l'effort 
qui  doit  vous  élever  à  toute  la  dignité  de  votre  na- 
ture. C'est  peu  de  vaincre  les  autres.  11  suffit  trop 
souvent  pour  cela  d'abuser  de  leur  douceur  ou  de  leur 
faiblesse,  de  céder  lâchement  à  sa  fougue,  à  son 
orgueil.  Mais  prendre  parti  pour  l'ordre  et  pour  Dieu 
contre  soi,  venger  contre  soi  les  droits  inviolables 
de  Dieu,  briser  toutes  les  oppositions  d'une  nature 
mauvaise,  soumettre  les  sens  révoltés,  forcer  la  vo- 
lonté par  la  volonté  même  à  faire  triompher  la  raison, 
la  grâce  et  la  foi  :  c'est  donner  le  plus  noble  exercice 
à  toutes  les  puissances  de  notre  être  ;  c'est  avancer 
dans  cette  vie  chrétienne  qui  n'est  qu'un  perpétuel 
combat;  c'est  atteindre  déjà  la  vertu  qui,  seule, 
comme  son  nom  l'indique,  produit,  avec  la  vraie 
force,  la  vraie  virilité.  »  Morale  ausière,  sans  doute, 
mais  qui  n'avait  rien,  dans  la  bouche  du  P.  Olivaint, 


310  PIERRE  OLIVAINT. 

du  stoïcisme  antique  ou  du  jansénisme  moderne. 
La  force  n'étouffait  pas,  chez  lui,  la  tendresse  et  sa 
parole  était  admirablement  comprise  des  mères  chré- 
tiennes quand  il  leur  disait,  en  présence  de  leurs 
chers  enfants  : 

«  Malgré  nos  rigueurs  apparentes,  nous  ne  crai- 
gnons pas  de  l'avancer,  nous  n'avons  pas  oublié  la 
douceur;  nous  sommes  restés  des  pères;  que  dis-je, 
nous  avons  tenté  bien  souvent,  quoique  en  vain,  de 
rivaliser  avec  vous,  de  devenir  des  mères.  Pour  y 
mieux  réussir,  il  est  une  Mère,  la  plus  tendre  des 
mères,  qu'incessamment  nous  appelons  à  notre  aide. 
Vos  enfants,  je  le  crois,  l'aiment  tous  maintenant  da- 
vantage ;  ils  vous  aiment  donc  davantage  aussi.  Non 
nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  croient  que,  pour 
être  un  homme,  il  faut  n'avoir  plus  de  larmes  dans 
les  yeux  :  le  Sauveur  a  pleuré.  Nous  ne  sommes  pas 
de  ceux  qui  croient  que,  pour  être  un  homme,  il  faut 
rejeter  avec  dédain  cet  héritage  de  sentiments  déli- 
cats, pieux  et  tendres  que  nos  mères  ont  déposés  en 
nous,  comme  un  présent  de  Dieu,  en  nous  arrosant 
de  leurs  larmes  quand  nous  étions  tout  petits.  Au- 
tant vaudrait  dire  que,  pour  faire  un  homme,  il  faut 
commencer  par  lui  arracher  le  cœur.  Aussi  vous  de- 
mandons-nous, mères  chrétiennes,  d'augmenter,  par 
une  sainte  influence,  en  vos  enfants,  cette  délicatesse, 
cette  piété,  cette  tendresse,  et  l'esprit  de  famille  et 
l'affection  qu'ils  ont  pour  vous.  Tout  cela  nous  aidera 
dans  notre  tâche,  car  tout  cela  est  digne  du  chré- 
tien. » 

Ainsi,  pour  mieux  aimer  les  enfants,  le  P.  Olivain, 


CHAPITRE  XlII.  311 

empruntait  aux  parents  leur  dévouement  et  leur  ten- 
dresse. Et  si,  dans  sa  nombreuse  famille,  la  mort  fai- 
sait des  orphelins,  il  était  là  pour  les  consoler,  pour 
les  accueillir  comme  un  père  adoptif.  Le  célèbre  doc- 
teur Jean-Paul  Tessier,  son  ami,  laissait  en  mourant 
un  fils  unique,  alors  élève  à  Vaugirard.  A  partir  de 
ce  jour,  le  Père  Recteur  hérita,  près  de  Tenfant,  d'un 
doux  privilège.  Quand  revenait  l'anniversaire  de  la 
naissance  du  cher  orphelin,  le  P.  Olivaint  le  mandait 
chez  lui  et  le  bénissait  au  nom  de  son  père  défunt; 
mais,  une  fois,  malade  et  retenu  au  lit,  il  envoya  à 
son  jeune  ami,  en  compensation  de  la  visite  accoutu- 
mée, un  petit  livre,  avec  les  lignes  suivantes^  tracées 
au  crayon  :  «  Aujourd'hui,  dix-sept  ans!  Cher  ami 
vous  voilà  jeune  homme;  souvenez-vous  de  votre 
père;  portez  noblement  son  nom.  Et  vous  serez  digne 
de  lui,  si  vous  avez  le  courage  de  dominer  l'entraî- 
nement des  mauvaises  doctrines  et  des  mauvais 
exemples,  pour  rester  jusqu'à  la  fin  généreusement 
chrétien  comme  lui.  A  sa  recommandation  et  en  son 
nom,  dans  toute  rcfTusion  de  mon  cœur,  je  vous  bénis 
paternellement  en  Notre-Seigneur. 

«  Pierre  Olivaint.  » 

Enraciner  la  foi  dans  Icsprit,  la  piété  dans  le  cœur, 
dans  la  conscience  le  sentiment  du  devoir  chrétien, 
dételle  sorte  que  son  accomplissement  passe  en  ha- 
bitude et  devienne  comme  un  premier  besoin^  voilà 
où  tendaient  en  définitive  tous  les  règlements  du  col- 
lège et  toutes  les  sollicitudes  de  son  recteur. 

A  Vaugirard,  la  foi  se   mêlait  à  chaque  pensée 


312  PIERRE  OLIVAINT. 

des  enfants  et  marquait  de  son  empreinte  leurs  moin- 
dres actions.  La  foi  leur  inspirait  d'offrir  à  Dieu  cha- 
cun de  leurs  devoirs,  de  s'agenouiller,  au  commen- 
cernent  de  leurs  jeux,  aux  pieds  de  leur  Patronne  im- 
maculée, de  se  découvrir,  quand  les  rangs  silencieux 
passaient  sur  la  grande  terrasse,  devant  sa  statue 
vénérée;  de  multiplier,  en  l'honneur  de  Notre-Dame 
des  Victoires,  les  sacrifices  quotidiens,  de  solliciter 
avec  empressement  la  faveur  d'entrer  dans  ses  Con- 
grégations, de  visiter,  pour  lui  plaire,  les  pauvres, 
ces  membres  souffrants  de  Jésus-Christ,  de  s'endor- 
mir avec  le  scapulaire  et  le  chapelet,  en  murmurant 
les  trois  noms  sacrés  de  Jésus,  Marie,  Joseph,  et  sur- 
tout de  fréquenter,  avec  une  ferveur  persévérante, 
les  sacrements  de  Pénitence  et  d'Eucharistie. 

Mais,  à  quoi  bon  ce  détail?  Grâce  à  Dieu,  ces  saintes 
pratiques  de  la  piété  chrétienne  sont  universellement 
en  honneur  dans  les  collèges  catholiques;  elles  se 
maintiennent  à  Vaugirard,  comme  au  temps  où  le 
P.  Olivaint  mettait  son  zèle  ardent  à  les  encou- 
rager. 

A  cette  fin,  il  saisissait  toute  occasion  favorable  : 
tantôt  la  fête  intime  d'une  Congrégation,  tantôt  la 
cérémonie  touchante  de  la  première  communion,  la 
procession  de  la  Fête-Dieu,  un  pèlerinage  à  quelque 
sanctuaire  de  Notre-Dame,  la  clôture  solennelle  du 
Mois  de  Marie,  avec  sa  brillante  illumination,  que 
sais-je  encore? 

Souvent,  hélas  !  un  événement  tViste  lui  fournis- 
sait  le  moyen  de  raviver  la  foi  et  la  piété  dans  les 
cœurs.  La  mort,  la  mort  subite  quelquefois,  frappait 


CHAPITRE  XTTT.  313 

un  enfant....  Rappelons,  à  ce  sujet,  un  édifiant  sou- 
venir qui  remonte  à  1863. 

Paul  Grandjean  avait  quatorze  ans;  aimable  et 
gracieuse  nature,  caractère  facile,  ouvert  et  enjoué, 
il  avait  conquis  l'affection  de  tous.  Un  soir,  pendant 
îa  classe,  le  professeur  le  voyant  un  peu  pâle,  et  sup- 
posant quelque  fatigue,  l'obligea  malgré  sa  résis- 
tance à  monter  à  l'infirmerie.  Il  ne  souffrait  nulle- 
ment, disait-il  avec  sa  gaieté  habituelle:  on  le  coucha 
cependant  par  précaution.  Rien,  durant  la  nuit,  qui 
pût  faire  craindre  un  malheur,  quand,  soudain,  vers 
huit  heures  du  matin,  le  P.  Olivaint  est  appelé  à 
l'infirmerie,  avec  le  confesseur  de  l'enfant.  Une  péri- 
tonite s'était  déclarée,  le  médecin  n'avait  plus  d'espoir. 
Alors  une  scène  touchante  eut  lieu  :  la  petite  tête  de  l'en- 
fant se  pencha  doucement  sur  le  sein  du  P.  Olivaint. 
Paul,  qui  avait  communié  l'avant-veille,  se  confessa 
avec  autant  de  calme  qu'à  l'ordinaire,  reçut  l'absolu- 
tion, et  au  moment  où  le  Père  lui  disait:  «Cher  enfant 
pensez  à  Marie....  Soufîrez-vous  moins?....  — Oui,» 
dit-il  en  souriant.  Il  cessait  de  souffrir. 

Cependant,  la  classe  s'achevait  et  la  cloche  appe- 
lait, au  grand  étonnement  de  tous,  les  élèves  à  la 
chapefie.  Rien  n'avait  encore  transpiré  de  la  doulou- 
reuse nouvelle.  Le  P.  Recteur  était  à  l'autel,  en  sur- 
plis. Dans  une  allocution  émue,  il  annonça  la  mort 
inopinée  de  cet  enfant,  la  veille  encore  insouciant  et 
joyeux,  et  prit  occasion  d'élever  tous  les  cœurs  vers 
les  graves  préoccupations  de  l'Éternité.  L'effet  de  ces 
quelques  paroles  fut  extraordinaire,  et  plus  d'un 
écolier  trop  léger,  plus  d'un  jeune  homme  trop  mon- 


314  PIERRE  OLIVAINT. 

dain  fit  des  réflexions  salutaires.  Les  condisciples  de 
Paul  furent  plus  vivement  frappés  encore,  quand  ils 
apprirent  quelle  avait  été,  la  veille  en  classe,  la  der- 
nière pensée  de  leur  cher  camarade.  Sur  la  page  à 
demi  blanche  où  il  jetait  des  notes  d'histoire,  l'enfant 
avait  crayonné  un  dessin  allégorique,  inspiré,  ce 
semble,  par  un  pressentiment  du  lendemain. 

Deux  lignes  parallèles  s'abaissaient  vers  un  cercle, 
où  l'on  lisait:  Péché,  chemin  de  Venfer.  Deux  autres, 
en  sens  opposé,  allaient  aboutir  à  des  rayons  tracés 
d'une  main  malhabile,  avec  ces  mots  :  Vertu^  chemin 
du  ciel. 

Cher  enfant,  par  cette  naïve  image,  vous  racontiez 
les  plus  intimes  résolutions  d'un  cœur  resté  pur  sous 
l'égide  de  Marie.  .. 

Et  peu  après,  le  P.  Olivaint,  parlant  aux  congréga- 
nistes  de  la  seconde  division,  ranimait  ces  impres- 
sions salutaires.  «  Que  de  fois,  disait-il,  j'ai  pensé  à 
Paul,  durant  cette  semaine  !  Et  cette  pensée  était 
consolante.  Il  nous  a  été  ravi,  de  peur  que  la  malice 
ne  lui  changeât  l'esprit'.  Pour  lui  désormais  plus  de 
pièges,  plus  de  danger  d'offenser  Dieu  I...  Mais  ma 
pensée  revenait  vers  vous  :  Est-ce  donc  pour  vous  un 
malheur  que  vous  ne  soyez  pas  enlevés  comme  Paul 
à  l'affection  de  vos  parents?  Ah!  si  Dieu  l'a  pris  pour 
que  son  esprit  ne  changeât  pas,  Dieu  ne  vous  laisse 
pas  pour  que  le  vôtre  change.  Grâce  à  lui,  il  est  à  ce 
mal  un  autre  remède  que  la  mort.  » 

Et  quel  était-il,  ce  remède  nécessaire?  C'était  la 

1.  Raptus  est  ne  malitia  mutaret  intellectum  ejus.  (Sap.,  iv,  11.) 


CHAPITRE  XlII.  315 

garde  de  V esprit  et  du  cœur^  donl  il  leur  indiquait 
riniportancc  et  les  conditions. 

Quelques  années  plus  tôt,  un  autre  enfant*,  âgé 
de  douze  ans  et  qui  grandissait,  à  Vaugirard,  en 
sagesse  et  en  grâce,  mourut  presque  subitement 
aussi,  à  la  suite  de  la  distribution  des  prix.  La  lettre 
que  le  P.  Olivaint  écrivit  à  la  famille  en  deuil  est 
îrop  belle,  pour  n'être  pas  reproduite  ici  presque  en- 
tière. Il  y  parle  au  père,  à  la  mère,  au  frère  du  «cher 
petit  Léon  »  le  langage  à  la  fois  le  plus  affectueux  et 
le  plus  élevé. 

....  u  J'aimais  tant  ce  cher  petit  Léon  ;  je  fondais, 
pour  ma  part,  tant  d'espérances  sur  lui  !  Il  me  semble 
que  j'avais  bien  pour  lui  un  cœur  de  père,  et  môme 
je  me  reprochais  presque  un  sentiment  secret  de 
préférence  qu'un  père  ne  doit  pas  avoir,  mais  que 
m'inspiraient  les  qualités  solides  et  précoces  de  ce 
cher  enfant  et  mon  dévouement  bien  profond  à  sa 
famille.  »  Puis,  s'excusant  des  quelques  heures  de 
retard  qu'il  a  mises  à  écrire:  «  J'étais,  dit-il,  comme 
muet  et  suffoqué  ;  je  n'aurais  pu  alors  que  pleurer 
avec  vous.  Je  voudrais  bien,  monsieur,  vous  consoler 
un  peu  et  consoler  un  peu  aussi  sa  digne  mère....  Que 
nous  sommes  heureux  d'être  chrétiens  I  Selon  le 
monde,  il  n'y  a  plus  de  consolations  après  un  tel 
malheur.  Selon  Dieu,  voilà  que,  pour  ce  cher  enfant, 
toutes  les  espérances  que  nous  nous  plaisions  à  for- 
mer sont  accomplies  déjà,  dépassées  môme,  et  le 
Seigneur  ne  nous  a  devancés  que  pour  mieux  mon- 


1.  Léou  CoiauUcL  a. 


316  PIERRE  OLIVAINT. 

trer  sa  miséricorde.  La  vie  d'un  jeune  homme  est  si 
exposée  aujourd'hui!  Malgré  vos  soins  el  les  nôtres, 
malgré  ses  dispositions  heureuses,  il  eût  succombé, 
lui  aussi,  peut-être,  il  se  fût  perdu,  éternellement 
perdu,  peut-être  !  Et  maintenant,  vous  devez  dire  : 
Éternellement  sauvé  !  Mort  en  prononçant  le  nom  de 
Marie,  comment  ne  serait- il  pas  sauvé?  Il  est  allé  le 
finir  au  ciel;  car  il  est  impossible  d'aller  achever 
ailleurs  ce  nom  que  ses  lèvres  mourantes  avaient 
commencé,  que  son  cœur  voulait  finir.  Il  vous  pré- 
pare maintenant  dans  le  ciel  une  place  à  tous  en 
priant  pour  vous.  Imaginez,  pour  tromper  votre 
douleur,  qu'il  est  parti  pour  un  voyage,  que  vous 
l'avez  envoyé  passer  les  vacances  dans  une  maison 
amie,  qu'il  vous  a  donné  rendez-vous,  que  vous  irez 
tous  bientôt  le  rejoindre.  Mais  ce  n'est  pas  là  une 
imagination  :  c'est  la  réalité  toute  vive  delà  foi,  que 
nous  avons  besoin  de  nous  rappeler,  quand  un  pareil 
coup  nous  frappe.  Il  y  a  des  moments  où  la  douleur 
semble  faire  oublier  tout  cela. 

«J'ai  bien  pensé  h  la  pauvre  mère  de  Léon...  que  je 
la  plains  !  Si  heureuse  la  veille  encore,  et  le  lende- 
main!... Mais  qu'elle  me  permette  de  le  dire,  le  len-» 
demain,  mère  encore  plus  heureuse  malgré  ses  lar- 
mes, car  elle  donnait  un  ange  à  Dieu  et  à  Marie  et 
vraiment  elle  est  bien  une  de  ces  mères  qui  n'ont  des 
enfants  que  pour  Marie  et  pour  Dieu.  » 

Puis,  s'adressant  au  jeune  frère  de  l'enfant  si 
chrétiennement  pleuré  :  «  J'ai  bien  pensé  à  vous 
aussi,  mon  cher  Michel  ;  les  vacances  de  Léon  seront 
là-haut  bien  belles,  mais  les  vôtres  sont  bien  amè- 


CHAPITRE   XIII.  317 

resije  connais  votre  cœar,  cher  ami.  Comprenez-le 
bien,  il  y  a  dans  ce  mallieur  une  miséricorde  de  Dieu 
toute  particulière  pour  vous-même.  A  votre  âge  on 
ne  croit  pas  à  la  mort;  on  fait  des  projets  pour  les 
années  de  la  jeunesse,  projets  d'ambition,  déplaisirs, 
d'égarements  quelquefois,  comme  si  Ton  était  sûr  de 
pouvoir  tout  réparer  avant  la  rencontre  inévitable  de 
la  mort.  Quelle  leçon  !  Voilà  donc  la  fin  de  tout!  Il 
n'y  a  pas  d'âge,  il  faut  être  prêt  quand  la  mort  est 
prête.  Est-ce  que  je  veux,  mon  enfant,  vous  affliger 
davantage  en  vous  parlant  ainsi?  Non,  non.  Mais 
vous  êtes  capable  de  pensées  élevées  et  sérieuses  : 
Sursum  corda!  Profitez  de  ce  coup  pour  vous  porter 
vers  Dieu  avec  encore  plus  d'ardeur,  et  prendre  une 
résolution  plus  énergique  encore  de  le  bien  servir, 
quelle  que  soit  la  carrière  où  vous  deviez  entrer  un 
jour.  Tenez,  cher  ami,  votre  petit  frère  promettait 
bien  d'être  plus  tard  un  de  ces  hommes  qui  honorent 
leur  foi  par  leurs  œuvres  ;  eh  bien,  ne  serait-il  pas 
digne  de  vous  de  dire  à  Dieu  que  vous  allez  brave- 
ment travailler  pour  deux,  et  que  vous  tiendrez  dès 
maintenant  et  plus  tard  les  promesses  de  Léon  en 
même  temps  que  les  vôtres?  Le  16  de  ce  mois,  vous 
avez  triomphé  ensemble  ^  ;  c'était  entre  vous  une  fra- 
ternelle rivalité  de  succès  bien  touchante.  Léon  vous 
a  devancé  maintenant.  Il  a  reçu  là-haut  un  prix  plus 
beau  que  tous  les  autres.  La  grande  chose,  la  seule 
nécessaire,  la  rivalité  fraternelle  pour  vous,  c'est  de 
gagner  à  votre  tour  ce  prix-là.  » 

1*  Le  16  août  1854;  jour  de  la  distribution  des  prix. 


318  PIERRE  OLIVAIiNT. 

Enfin ,  revenant  au  père  affligé  qu'il  console  si  bien,  le 
P.  Olivaint  conclut  sa  lettre  par  ces  affectueuses  pa- 
roles: «  Vous  ne  trouverez  pas  mauvais,  mon  bien 
cher  monsieur,  que  je  me  sois  laissé  aller  à  causer 
avec  votre  enfant  dans  cette  lettre  qui  est  pour  vous. 
Gomme  si  mon  cœur  s'était  mis  dans  votre  famille, 
je  n'ai  pu  vous  séparer  les  uns  des  autres....  » 

Le  P.  Olivaint  n'avait-il  pas  le  droit  d'affirmer  «qu'il 
aimait  ses  enfants  du  propre  amour  qu'avaient  pour 
eux  leurs  pères  et  leurs  mères?  » 

Il  disait,  dans  cette  lettre,  au,  jeune  frère  du  cher 
petit  Léon,  de  s&  porter  vers  Dieu  avec  encore  plus 
d'ardeur,  de  prendre  une  résolution  plus  énergique 
encore  de  le  bien  servir,  quelle  que  fût  la  carrière  où 
V  enfant  dût  entrer  un  jour. 

Ce  conseil  viril,  mêlé  ici  de  pieuses  consolations, 
le  P.  Olivaint  le  donnait  à  tous  ses  enfants,  à  ceux-là 
surtout  qui  se  disposaient  à  franchir  le  seuil  du 
collège.  Avoir  une  carrière,  faire  quelque  c/ios6,  c'était 
pour  chacun,  pensait-il,  an  rigoureux  devoir.  Dès 
les  débuts  de  son  rectorat'  il  exprima  là-dessus  net- 
tement sa  pensée. 

«  Yous  devez  faire  quelque  chose,  disait-il,  et  si 
vous  avez  du  cœur,  ce  sera  quelque  chose  de  grand, 
de  noble,  de  généreux,  quelque  chose  digne  de  vous, 
de  vos  familles,  qui  réponde  à  l'attente  de  l'Église  et 
de  la  Patrie. 

«  Un  poëte  en  mourant  s'écriait  la  main  au  front  : 
«  Et   pourtant  il    y  avait   quelque  chose  là  1«   Mes 

Discours  à  la  messe  du  Saint-Esprit^  année  scolaire  1857>1858. 


CHAPITRE   XIII.  319 

enfants,  en  mcllanlla  main,  non  à  voire  front,  mais 
sur  voire  cœur,  n'est-ce  pas  qu'on  peut  dire  aussi  : 
«  Il  y  a  quelque  chose  là  !  » 

La  pensée  du  P.  Olivaint  n'clait  assurément  pas 
qu'on  dût  indistinctement  pousser  les  enfants  aux 
écoles,  pour  faire  d'eux  tous  des  officiers  ou  des  in- 
génieurs, des  magistrats,  des  avocats,  des  adminis- 
trateurs, des  médecins  ou  des  industriels. 

Il  savait  à  merveille  qu'en  dehors  de  ces  carrières 
il  en  est  d'autres  non  moins  honorables,  et  qu'un 
propriétaire  à  la  campagne,  par  exemple,  s'occupant 
de  culture,  maire  de  son  village,  ou  conseiller  géné- 
ral de  son  canton,  peut  rendre  d'immenses  services  à 
la  cause  de  la  religion  et  du  pays.  Mais  il  protestait 
contre  ceux  qu'il  appelait  énergiquement  les  inu- 
tiles^ contre  ces  hommes  de  désœuvrement  et  de 
plaisir,  qui,  ne  faisant  rien  de  bon,  finissent  presque 
toujours  par  faire  beaucoup  de  mal. 

11  insistait  sur  la  nécessité  d'une  position  pour 
tous,  au  temps  où  nous  vivons.  «  H  y  a,  en  effet, 
comme  un  déclassement  général ,  les  générations 
montent  à  l'assaut  des  richesses,  des  honneurs,  des 
emplois  ;  il  n'est  plus,  comme  autrefois,  de  position 
faite  pour  personne,  passant  des  pères  aux  fils  comme 
une  portion  de  l'héritage.  Où  sont  maintenant  les 
charges  héréditaires,  les  fortunes  qui  n'ont  rien  à 
craindre?  Quand  môme  on  ne  rencontrerait  pas  de 
révolution  sur  son  chemin,  la  loi  des  partages  suffit 
à  mettre  en  question  pour  les  enfants  la  position  de 
leurs  parents  à  chaque  génération.  Le  travail  est 
donc  aussi   nécessaire    pour   conserver    que  pour 


320  PIERRE  OLIVAINT. 

acquérir,  pour    ne    pas   déchoir    que    pour   s'éle- 
ver,... » 

«  Dans  le  monde,  combien  de  jeunes  gens,  sans 
souci  de  leur  position,  ont  le  parti  pris  de  ne  rien 
faire!  Vos  mères  les  ont  vus,  et  ont  frémi  pour  vous. 
C'est  que  la  vie  de  pareils  jeunes  gens  est  d'une 
inutilité  déplorable.  Encore  s'ils  se  contentaient  d'être 
inutiles  !  Mais  c'est  leur  illusion  de  se  dire  :  Nous  ne 
faisons  rien.  On  fait  toujours  quelque  chose,  c'est  la 
loi  delà  vie;  si  ce  n'est  pas  le  bien,  c'est  le  mal.  Si 
on  ne  se  livre  pas  au  travail,  on  s'abandonne  au 
plaisir  et  bien  vite  au  désordre.  Alors  fortune  perdue, 
santé  perdue,  c'est  peu....  honneur  perdu,  principes 
et  foi  perdus,  bonheur  perdu,  âme  éternellement 
perdue  !  Voilà  ce  que  comprennent  vos  pères  et  vos 
mères.  » 

Ce  discours  fit  événement  dans  l'auditoire  d'élite 
réuni  à  Vaugirard.  Quelques-uns,  il  est  vrai,  trouvè- 
rent le  langage  du  P.  Recteur  sévère  et  soupçonnè- 
rent une  censure  là  où  il  n'y  avait  qu'un  avis  pater- 
nel. Mais  l'immense  majorité  des  parents  applaudit  à 
ce  manifeste  et  ne  cessa  de  seconder  les  efforts  du 
P.  Olivaint  pour  former  une  génération  intelligente, 
laborieuse  et  dévouée. 

Un  personnage  des  plus  distingués,  après  avoir 
entendu  cette  parole  incisive  et  vigoureuse,  disait  : 
«  Je  ne  connais  pas  celui  qui  a  fait  ce  discours  ;  mais 
c'est  un  homme.  » 

Quand  le  choix  de  la  carrière  était  fait  et  que 
l'heure  de  la  séparation  avait  sonné,  le  P.  Olivaint 
n'abandonnait  pas,  sur  le  seuil  de  Vaugirard,  les 


CHAPITRE   XI II.  321 

«nfanls  que,  durant  plusieurs  années,  il  avait  entou- 
rés de  son  intelligente  sollicitude.  Il  savait  trop  quels 
dangers,  à  leur  entrée  dans  le  monde,  menaçaient 
leur  foi  et  leurs  mœurs! 

Tous  ses  efforts  tendaient  à  resserrer  entre  ces 
jeunes  gens  les  liens  contractés  au  collège,  à  former 
de  nouvelles  amitiés  dont  Jésus-Christ  fût  le  centre. 
Ce  qu'il  redoutait  davantage  pour  un  jeune  homme 
à  Paris,  c'était  l'isolement.  Vœ  soli  !...  *.  Cet  oracle  de 
la  divine  sagesse  lui  semblait  proféré  surtout  pour 
renseignement  de  la  jeunesse  des  écoles,  jetée  chez 
nous  au  milieu  de  toutes  les  séductions  et  de  tous  les 
tumultes  d'une  capitale. 

ce  Unissez-vous,  disait-il,  aimez-vous  !  pour  vous 
soutenir  les  uns  les  autres,  pour  vous  préserver  des 
dangers  qui  vous  menacent,  et  particulièrement  de 
l'un  des  plus  grands:  de  l'isolement  et  de  l'ennui. 
Mais  quoi  !  faut-il  donc  vous  unir,  vous  aimer,  par 
cgoïsme,  par  un  sentiment  d'intérêt  personnel?  Non, 
non  ;  il  n'y  aura  point  d'égoïsme,  puisque  chacun  se 
dévouera  pour  tous,  et  qu'un  jour  tous,  rendus  ainsi 
meilleurs,  vous  ferez  plus  de  bien  aux  autres.  Unis- 
sez-vous, aimez-vous  pour  le  salut  individuel  bien 
entendu,  inséparable  du  salut  d'un  grand  nombre, 
et  vous  pratiquerez  vraiment  la  charité  fraternelle,  la 
charité  sociale.  Vous  recevrez  de  vos  amis  l'exemple 
de  ce  qu'ils  font  de  bien,  le  témoignage  de  leur  affec- 
tion, leur  conseil  dans  vos  doutes,  leur  appui  dans 


1.  Vse  soli,  quia  qicum  cecideritnon  habet  sublevantem  se.  (Eccl. 
V,  10.) 


322  PIERRE  OU  VAIN  T. 

VOS  difficultés,  leur  consolation  dans  vos  peines,  leur 
impulsion  vers  tout  ce  qui  est  noble  et  grand.  Mais, 
trop  généreux  pour  vous  contenter  de  recevoir,  vous 
donnerez  ce  que  vous  avez  reçu  vous-mêmes:  la 
charité  d'un  cœur  aimant  et  qui  veut  se  dévouer  parce 
qu'il  aime.  » 

Cette  union  fraternelle  n'est  une  force  qu'à  la  condi- 
tion d'être  cimentée  par  l'amour  de  Dieu  et  par  les 
œuvres  de  la  piété  chrétienne.  Le  P.  Olivaint,  sous 
ce  rapport,  exigeait  beaucoup  de  ses  chers  jeunes 
gens  ;  il  savait  bien  que  le  cœur,  chez  eux,  est 
généreux ,  et  que  les  plus  pénibles  devoirs  leur 
deviennent  doux  et  faciles,  quand,  pour  en  exiger 
l'accomplissement,  on  s'adresse  à  leur  cœur. 

On  n'écoutera  pas  sans  intérêt  le  dialogue  suivant, 
qui  eut  lieu  entre  le  P.  Olivaint  et  l'un  de  ses  enfants 
les  plus  dévoués.  C'est  l'interlocuteur  lui-même  qui 
l'a  textuellement  reproduit. 

«  Mon  Père,  au  collège,  beaucoup  fréquentent  les 
sacrements  tous  les  huit  jours  :  doit-on  continuer 
ainsi  dans  le  monde? 

—  11  y  en  a,  mon  ami,  qui  vous  diront  :  C'est 
impossible,  c'est  ridicule.  Moi,  je  vous  dirai  :  C'est 
une  question  relative  ;  c'est  pour  cela  qu'il  faut  être 
soutenu  et  guidé.  Tel  jeune  homme  qui  est  fort, 
pourra  attendre  quinze  jours;  tel  autre,  s'il  ne  se 
confesse  et  ne  communie  pas  tous  les  huit  jours, 
tombera  dans  le  péché  mortel  et  fera  naufrage.  On 
ne  peut  poser  un  principe  absolu  :  tous  les  jeunes 
gens  portent-ils  un  vêtement  de  même  longueur? 
Non,  puisqu'ils  ne  sont  joas  de  même  taille. 


CHAPITRE  XUl.  323 

—  Mon  Père,  c'csl  bien  diflicilc  de  communier  tous 
les  huit  jours. 

—  11  s'agit  de  le  vouloir.  Je  connais  Ici  jeune 
homme  qui  ne  s'est  sauvé  que  parce  qu'il  a  pris 
cette  résolution  cl  qu'il  l'a  suivie. 

—  11  est,  mon  Père,  une  autre  chose  qui  m'embar- 
rasse. On  arrive  dans  le  monde,  et  tout  à  coup  on  se 
trouve  en  contradiction  perpétuelle  avec  la  plupart, 
pour  les  idées,  les  opinions,  les  principes.... 

—  Rappelez-vous,  mon  enfant,  ce  que  je  vous  ai 
dit.  Piimo^  le  plus  souvent  ne  discutez  pas;  vous  ne 
ramènerez  personne  par  la  discussion.  Exposez  la 
vérité  clairement,  simplement,  dites  :  Voilà  ce  que  je 
pense;  jugez.  Secundo,  s'il  faut  discuter,  eh  bien, 
l)renez  l'olfensive,  ne  vous  laissez  pas  toujours  atta- 
quer; interrogez  à  votre  tour.  Dans  un  duel,  quand 
il  y  a  soleil  et  poussière,  on  lire  du  moins  au 
sort  pour  savoir  qui  aura  la  mauvaise  place  ;  on  ne 
dit  pas  :  A  vous  d'avoir  le  soleil  dans  les  yeux;  met- 
lez-vous  là,  que  je  vous  envoie  une  balle  dans  le 
cœur.  Et  dans  ce  duel  d'idées,  il  y  a  quarante-neuf 
catholiques  sur  cinquante  qui  accej)teront  la  mau- 
vaise place!  Mais  attaquez  donc!  Dites  :  Vous  qui 
voulez  me  prouver  que  j'ai  tort,  voyons;  enseignez- 
moi  la  vérité  que  vous  prétendez  tenir.  Expliquez- 
moi  ceci,  définissez-moi  cela.. . .  Vous  voyez  un  homme 
qui  bat  en  retraite,  qui  se  trouble,  qui  vous  répond  : 
Bah  1  bah  !  bah!...  qui  se  fâche  et  se  dit  à  lui-même  : 
On  me  demande  des  définitions  :  sauvons-nous  ! 

—  Mon  Père,  cela  est  bon  pour  un  homme  instruit, 
prêt  ^  répondre  à  tout  ;  il  ueut  se  risquer;  mais  pour 


324  PIERRE  OLIVAINT. 

moi  qui  sors  du  collège,  n'ayant  qu'une  notion  su- 
perficielle de  toutes  choses.... 

—  D'abord,  mon  cher  ami,  avec  l'instruclion 
catholique  que  vous  avez  reçue,  il  est  bien  peu 
de  cas  où  vous  ne  puissiez  vous  tirer  à  peu  près  d'af- 
faire. Mais  vous  aurez  été  embarrassé;  vous  aurez 
senti  au  dedans  de  vous-même  que  vous  n'étiez  pas 
bien  fort  :  notez  la  question,  puis  étudiez-la.  En  six 
mois,  on  vous  aura  porté  toutes  les  bottes  qu'on 
vous  portera  jamais;  car  les  objections  qu'on  fait 
contre  la  religion  sont  ressassées. 

— '  Mais  ce  n'est  pas  tant  les  objections  contre  la 
religion  que  je  crains.  Dieu  merci,  j'ai  la  foi,  je  veux 
défendre  l'Église;  lors  même  que  je  ne  pourrais  ré- 
soudre une  difficulté,  je  me  dirais  :  Je  ne  comprends 
pas,  mais  je  crois.  Là  où  je  crains,  c'est  dès  qu'il 
s'agit  de  ce  qu'on  appelle  les  idées  modernes^  les  j)'i"i'ii' 
cipes  nouveaux^  idées,  principes  que  je  n'ai  pas,  mais 
que  j'ai  peur  en  six  mois  d'avoir. 

—  Mon  enfant,  vous  serez  toujours  libre,  quand  on 
vous  aura  exposé  une  théorie,  d'aller  écouter  un 
homme  mûr  et  instruit  qui  vous  donnera  la  solution 

ontraire  :  comparez  et  jugez. 

—  Mais  on  me  dira  :  Au  collège,  on  ne  vous  a  pas 
résenté  la  question  sous  ce  jour;  si  on  l'eût  fait, 
ous  penseriez  autrement... 

—  Dites,  mon  ami,  à  ceux  qui  vous  parleront 
&'idées  modernes,  dites-leur  :  Vos  idées,  que  vous 
faites  ^ater  de  89,  dans  ce  qu'elles  ont  de  bon  sont 
fort  anciennes.  Car  c'est  l'Église  qui  a  apporté  la 
liberté  au  monde  ;  lisez  l'histoire.  L'Église,  loin  d'être 


CHAPITRE  XIII.  325 

une  école  d'absolutisme,  est  une  école  de  liberté  ; 
tout  bon  catholique  est  un  sincère  ami  de  la  vraie 
liberté.  Mais  il  ne  s'intitule  pas  libéral  :  ce  serait 
faire  injure  à  l'Église  que  de  prendre  aujourd'hui  ce 
titre;  ce  serait  faire  entendre  que  l'Église,  jusqu'à  ce 
jour,  n'a  pas  connu  la  liberté.  Maintenant,  dans  les 
idées  modernes  sont  comprises  les  idées  révolution- 
naires. Celles-là  sont  neuves,  et  si  vous  êtes  un  argu- 
mentateur  un  peu  serré,  vous  amènerez  votre  adver- 
saire logiquement  à  la  révolution,  de  la  révolution  au 
socialisme,  c'est-à  dire  à  la  destruction  de  la  société, 
de  la  famille  et  de  la  propriété. 

—  Il  est  aussi,  mon  Père,  unequestion  bien  difficile, 
c'est  de  savoir  comment  se  conduire  dans  les  conversa- 
tions entre  jeunes  gens,  jusqu'où  Ton  peut  aller. 

—  Mon  enfant,  un  principe  :  évitez  toujours  les  con- 
versations légères. 

—  Mais  les  conversations  sont  les  mêmes  chez 
presque  tous  les  jeunes  gens.... 

—  Mon  enfant,  faites  bien  attention  à  ce  que  je  vais 
vous  dire  :  Il  y  a  trois  classes  de  jeunes  gens.  Les 
premiers,  sans  être  bigots,  sans  dire  toujours  des 
patenôtres,  ont  une  piété  solide  ;  ils  veulent  se  con- 
sacrer au  service  de  la  religion,  de  la  vérité:  ceux-là 
n'ont  point  de  ces  conversations  légères. 

«  Les  seconds,  eux  aussi,  sont  sérieux,  aiment  le 
travail;  mais  ils  ont  peu  de  religion.  Néanmoins  ils 
parlent  encore  peu  de  pareilles  choses  ;  l'ambition  les 
pousse,  des  théories  les  occupent;  ce  ne  sont  plus, 
comme  les  premiers,  des  hommes  de  dévouement; 
ils  sont  pourtant  bons  encore. 


32(;  PIERRE  OLIVAINT. 

«  Les  troisièmes,  ce  sont  les  fainéants,  ce  sont  ces 
jeunes  gens  qui  passent  leur  vie  sur  le  pavé  de  Paris, 
qui,  le  soir  surtout,  dans  leurs  promenades,  sont 
assaillis  par  de  continuelles  tentations.  Et  vous  voulez 
que,  lorsqu'ils  auront  le  cœur  souillé,  la  liberté  dans 
les  paroles  n'entraîne  pas  la  liberté  dans  les  pensées* 
dans  les  regards,  dans  la  tenue,  dans  les  actions  ? 

«  Veillez  bien  surtout  sur  la  liberté  des  regards. 
Vous  me  direz  :  Je  suis  là,  dans  un  bal,  je  ne  peux 
pas  mettre  mes  yeux  dans  ma  poche...,  —  Voyez  et 
ne  regardez  pas.  Le  bon  Dieu  est  là;  il  vous  avertira 
secrètement  qu'il  y  a  quelque  chose  à  faire.  Encore 
une  fois,  détournez  les  yeux,  voyez  et  ne  regardez 
pas;  voyez  tout  bonnement  et  le  bon  Dieu  vous 
soutiendra. 

«  Il  est  bien  d'autres  occasions  périlleuses  aux- 
quelles vous  n'échapperez  que  par  la  prudence  et  la 
générosité.  Ce  n'est  pas  le  lieu  d'entrer  dans  le  détail; 
pour  vous  décider  dans  les  cas  particuliers,  ayez  un 
directeur  ferme,  d'un  certain  âge,  plein  d'expérience, 
en  qui  vous  aurez  toute  confiance,  et  écoutez-le. 

—  Une  dernière  question,  mon  Père.  Doit-on  res- 
ter avec  un  jeune  homme  pour  le  sauver? 

—  Si  vous  êtes  assez  fort,  oui;  sinon,  dites- lui  :  Je 
ne  suis  pas  ton  ami  pour  souiller  mon  cœur.  Et  tenez  : 
l'amitié  doit  être  une  influence  réciproque.  Vous 
vous  liez,  mais  vous  devez  garder  votre  indépen- 
dance, votre  individualité.  Si  vous  vous  apercevez 
que  votre  ami  va  mal  et  que,  d'autre  part,  il  acquiert 
sur  vous  un  ascendant  toujours  plus  grand,  rompez. 

«  En  deux  mots,  le  tout  c'est  d'être  homme  do 


CHAPITRE  XITT.  327 

caractère,  et  c'est  là  ce  qui  manque  aujourd'hui.  Un 
homme  ne  domine  pas  par  l'intelligence,  et  le  mot  : 
volonté,  n'indique  pas  assez  l'homme  supérieur. 
L'homme  supérieur,  c'est  l'homme  de  carxVCtère.  Le 
tout  encore,  c'est  de  se  bien  poser  dans  les  quinze 
premiers  jours.  Ne  pas  se  fâcher,  ne  pas  baisser  les 
yeux  comme  une  religieuse  :  on  rendrait  la  piété  ri- 
dicule; mais  avoir  le  mot  pour  rire,  se  compromettre 
pour  le  bien,  se  poser  franchement,  à  la  parisienne. 
On  dira  :  Oh!  il  est  cmne,  celui-là!  et  on  l'acceptera 
tel  quel,  parce  qu'il  se  donne  tel  quel.  On  l'aimera 
et  on  le  respectera.  « 

On  ne  saurait  mieux  retracer,  dans  ses  grandes 
lignes,  la  direction  donnée  par  le  P.  Olivaint  aux 
jeunes  gens  à  leur  entrée  dans  le  monde.  Quelle 
mesure,  quelle  sagesse  pratique  et  quelle  énergie 
dans  ces  conseils!  Comme  l'expression  elle-même, 
par  sa  vivacité  originale,  convenait  bien  à  ceux  qu'il 
s'agissait  de  convaincre  et  d'alïermir! 

Mais,  parmi  les  jeunes  amis  du  P.  Olivaint,  arri- 
vés au  terme  des  études,  il  en  était  à  qui  Dieu  faisait 
l'honneur  d'un  appel  spécial  à  la  perfection  évangé- 
lique,  leur  durant  dans  le  secret  du  cœur  :  «  Voulez- 
vous  être  parfaits?  Quittez  tout  et  venez  avec 
moi*.  » 

Admirable  était  la  prudence  que  le  P.  Olivaint  appor- 
tait à  l'examen  d'une  vocation;  en  cela  il  était  encore 
aidé  par  les  souvenirs  de  son  expérience  personnelle. 
Mais  il  estimait  à  trop  haut  prix  la  faveur  d'être  tout 

1    .Malt.,  XII.  21. 


328  PIERRE  OLIVAINT. 

au  service  de  Jésus-Christ,  pour  n'encourager  pas  les 
heureux  élus,  quand  une  fois  il  s'était  assuré  que 
Dieu  les  voulait  à  lui.  Tout  ce  que  nous  avons  à  dire 
sur  ce  sujet,  nous  le  renfermons  dans  l'histoire  des 
dernières  années  d'un  jeune  homme  manifestement 
appelé  à  la  vie  religieuse,  soutenu  dans  de  rudes 
combats  par  le  P.  Olivaint  et  mort  joyeusement,  avec 
tous  les  signes  de  la  prédestination. 

Aussi  bien,  ne  faisons-nous  qu'obéir  à  l'une  des 
dernières  volontés  de  notre  Père,  en  associant  à  son 
souvenir  le  souvenir  du  Frère  André  de  Montalem- 
bert.  Lui-même,  dans  le  Journal  de  ses  retraites^ 
s'est  encouragé  à  bien  mourir  par  l'exemple  de  son 
enfant*,  et  à  la  date  du  23  juillet  1870,  il  écrivait 
à  l'auteur  d'une  biographie  d'André,  encore  inédite: 
«  Pensez  d'avance  avec  consolation  au  bien  que  fera 
votre  notice.  Le  cher  enfant  prêchera  ainsi  après  sa 
mort,  n'ayant  pu  le  faire  de  son  vivant  ;  et  qui  sait  tou- 
les  les  grâces  attachées  à  cet  apostolat  posthume  ?  » 

André  était  le  fils  aîné  du  comte  Arthur  de  Monta- 
lembert,  colonel  du  V  régiment  de  chasseurs  d'Afri- 
que, mort  en  chrétien  et  en  brave,  le  11  novem- 
bre 1859.  Il  avait  lu,  dans  le  testament  de.  son  père, 
ces  belles  paroles:  «Je  conjure  mes  fils  de  ne  jamais 
oublier  Dieu,  ni  les  charges  et  les  devoirs  d'un  homme 
d'honneur,  ni  les  pratiques  de  la  religion  catholique, 
apostolique  et  romaine,  la  seule  véritable.  Dans  ce 
siècle  où  les  plus  grands  noms  s'éteignent  dans  l'oisi- 
veté et  une  corruption  toute  matérielle,  je  veux  que 

l.  Journal  des  Retraites,  II,  304. 


CHAPITRE  XIII.  329 

mes  fils  prennent  une  carrière, et  au  besoin  un  niétier.» 
L'enfant  grandit  à  Vaugirard,  avec  ses  deux  jeunes 
frères  qui  portent  aujourd'liui  l'épée.    Quand   vint 
pour  lui  l'heure  critique  d'obéir  à  la  recommanda- 
tion paternelle  et  de  choisir  sa  voie,  la  lumière  se  fit 
promptement  dans  l'esprit  d'André,  sous  l'action  de 
la  grâce;  il  eutdès  lors  laconviction  inébranlable  que 
Dieu  le  voulait  religieux.  Mais  en  môme  temps,  con- 
tre les  sollicitations  divines  commencèrent  à  lutter 
toutes  les  répugnances  de  la  nature,  toutes  les  rébel- 
lions de  l'amour-propre  humilié  et  déçu   dans  ses 
rêves.    Quelque  jour  peut-être  sera-t-il  permis  de 
publier  le  récit  de  ces  intimes  combats  dont  l'âme 
généreuse  d'André  fut  le  théâtre,   le  P.  Olivaint  le 
confident,  et  Dieu  le  rémunérateur.  Qu'il  suffise  de 
dire  qu'à  la  suite  de  plusieurs  années  d'épreuves,  la 
chair  et  le  monde  furent  vaincus  et  la  grâce  triompha. 
Il  méritait  bien  de  remporter  cette  victoire,  le  digne 
enfant  du  P.  Olivaint  qui,  au  milieu  même  de  ces 
longs  orages,  écrivait  cette  prière  en  forme  de  lettre 
adressée  à  la  sainte  Vierge.  «  Le  8  décembre  1863,  en 
la  fête  de  l'Immaculée  Conception.    0  ma  très-bonne 
mère,  je  me  consacre  aujourd'hui  à  vous,  d'une  ma- 
nière toute  particulière  et  vous  prie  de  me  regarder 
désormais  comme  vous  appartenant  en  tout  et  pour 
tout  sans   restriction.    Souvenez-vous   toujours   de 
cette  donation  de  votre  enfant,  et,  en  échange,  ma 
bonne  mère,  priez  votre  Fils  Jésus  de  me  donner  le 
courage  d'entrer  et  de  mourir^  fût-ce  martyr^  dans  sa 
Compagnie^  si  telle  est  sa  volonté.  André  de  Monta- 
lembert.  » 


PIERRE  OLIVAINT. 

L'amour  de  Jésus-Christ  établissait  déjà  entre  le 
P.  Olivaint  et  le  jeune  André  des  rapports  de  frappante 
ressemblance.  On  se  souvient  de  l'enthousiasme  du 
professeur  de  Grenoble  lisant  à  son  ami  le  chapitre  v 
du  troisième  livre  de  V Imitation.  Or,  un  confident 
intime  d'André  raconte  ce  qui  suit:  «  Un  jour,  dans 
la  cour  de  récréation,  ;\  Vaugirard,  André  me  com- 
menta ce  même  chapitre  :  Des  admhmhles  effets  deVa- 
mour  divin.  Nous  étions  touchés  presque  jusqu'aux 
larmes.  Il  insista  longtemps  sur  ces  paroles  :  «  L'amour 
veut  s'élever....  il  donne  le  tout  pour  le  tout....» 
Mais  il  s'arrêta  longtemps  à  cet  autre  passage  :  «  On  ne 
vit  pas  sans  douleur  dans  l'amour...,  »  Il  y  a  de  cela 
quatorze  ans  et  je  m'en  souviens  comme  si  j'enten- 
dais encore  sa  voix  émue,  comme  si  nous  marchions 
encore  au  milieu  de  la  cour,  le  petit  livre  à  la 
main.» 

Le  13  janvier  1866,  après  un  an  passé  dans  le 
monde,  André  écrivait  à  son  oncle,  le  comte  Charles 
de  Montalembert,  cette  lettre  datée  du  noviciat  d'An- 
gers :  «  La  retraite  que  j'ai  achevée  hier  ne  me  laisse 
plus  aucun  doute  sur  ma  vocation  :  je  suis  résolu  à 
la  suivre....  Après  avoir  réfléchi  longtemps  et  beau- 
coup prié,  j'ai  fait  tout  mon  sacrifice.  Je  vous  avoue 
qu'il  m'en  a  beaucoup  coûté.  Cette  vocation,  dont  j'ai 
si  longtemps  chassé  l'idée  loin  de  moi,  me  répugne 
autant  que  possible;  mais  enfin  je  sens  fort  bien  que 
Dieu  m'appelle  ;  cette  retraite  me  l'a  montré  clair 
comme  le  jour  ;  je  laisse  de  côté  mes  goûts  et  mes 
répugnances  et  je  réponds  à  Dieu.  On  m'a  offert  de 
me  renvoyer  durant  deux  ou  trois  mois   dans  ma 


CHAPITRE   XIII.  33V 

famille;  cette  idée  m'a  souri  un  instant,  car  mon  dé- 
part avait  été  si  précipité  qu'à  peine  avais-je  eu  le  temps 
de  voir  ma  mère  autant  que  mon  cœur  l'aurait  voulu  ; 
mais  enfin  je  n'ai  pas  cru  devoir  m'accorder  cette  satis- 
faction; il  m'a  semblé  que  rester  tout  de  suite  est 
plus  généreux  et  je  reste  :  je  ne  regarde  plus  en 
arrière.  Tant  qu'à  faire  le  sacrifice,  j'aime  mieux  le 
faire  aussi  complet  que  possible.... 

«  Comme  je  vais  prier  pour  vous,  mon  cher  oncle, 
car  je  ne  puis  croire  que  ce  n'est  pas  vous  qui  me 
valez  cette  grâce.  Longtemps  je  me  suis  senti  très- 
humilié  à  la  pensée  deme  faire  jésuite;  mais  mainte- 
nant je  vois  là  bien  plutôt  une  gloire  et  surtout  une 
bénédiction  que  Dieu  accorde  à  votre  race  en  recon- 
naissance de  tous  vos  travaux  pour  lui  et  d'une  vie 
tout  entière  dévouée  à  l'Église.  Maintenant,  mon  cher 
oncle,  il  faut  que  je  vous  dise  adieu....  Je  n'ai  pu  vous 
demander  pardon  de  vive  voix,  de  tout  ce  quej'ai  fait 
dans  ma  vie  qui  ait  pu  vous  déplaire  ;  mais  je  vous 
le  demande  à  présent  tout  en  larmes.  Je  tiens  beau- 
coup à  ce  que  vous  me  l'envoyiez,  si  vous  m'écrivez 
prochainement.  » 

Le  comte  de  Montalembert  répondit  : 

a  Mon  très-cher  enfant,  il  m'a  fallu  quelques  jours 
pour  me  remettre  de  la  vive  et  profonde  émotion  que 
j'ai  éprouvée  en  apprenant  votre  décision.  Je  vous 
avoue  que  je  ne  m'y  attendais  pas.  Je  vous  avais  mal 
jugé  et  je  vous  dois  avant  tout  une  réparation.  Je  ne 
vous  croyais  pas  l'énergie  nécessaire  pour  faire  au 
matm  de  votre  vie  un  sacrifice  si  difficile  et  si  géné- 
reux. J'en  suis  pénétré  d'admiration,  et  je  reconnais, 

20 


332  PIERRE  OLIVAINT. 

dans  cette  victoire  remportée  sur  votre  nature,  un 
des  plus  beaux  et  des  plus  signalés  triomphes  de  la  grâce 
divine.  J'en  remercieDieu  avec  vous,  mon  enfant;  car  il 
aie  semble  impossible  qu'il  nebénissepas  l'effort  si  vio- 
lent qu'il  vous  a  fallu  faire  sur  vous-même  pour  vous 
consacrer  exclusivement  à  son  service,  avant  même 
d'avoir  fait  l'expérience  des  joies  et  des  désillusion- 
nements  de  la  vie  du  monde.  Oui,  mon  enfant,  je  le 
crois  comme  vous,  c'est  une  grande  gloire  et  une 
grande  bénédiction  que  Dieu  accorde  à  notre  famille, 
non  pas  en  échange,  comme  vous  dites,  des  pauvres 
petits  services  que  j'ai  essayé  de  rendre  à  son  Église, 
mais  pour  vous  récompenser,  vous,  de  la  pureté  d'in- 
tention que  vous  avez  conservée  depuis  votre  enfance 
et  de  votre  obéissance  à  cette  voix  intérieure  contre 
laquelle  regimbaient  la  chair  et  le  sang.  Oui,  je  crois 
tout  à  fait  que  vous  continuerez  à  m'aimer  avec  une 
filiale  tendresse.  L'exemple  de  ma  fille  m'a  prouvé 
que  la  vie  religieuse,  bien  loin  d'éteindre  ou  d'amor- 
tir les  affections  domestiques,  pouvait  leur  ajouter 
une  force  et  une  intensité  dont  les  cœurs  distraits  ou 
absorbés  parle  monde  sont  à  jamais  incapables.  Je 
suis  sûr  que  vous  aussi,  vous  vous  occuperez  de 
mon  âme  et  je  vous  le  demande  instamment  ;  car 
pendant  le  peu  de  temps  qu'il  me  reste  à  vivre,  j'ai 
beaucoup  à  faire  pour  me  rendre  moins  indigne  des 
grâces  que  j'ai  reçues  et  pour  profiter  des  épreuves 
douloureuses,  mais  salutaires,  qui  m'ont  été  im- 
posées 

«  Vous  me  demandez  pardon  de  tout  ce  qui  a  pu 
me  déplaire  en  vous.  Mon  cher  enfant,  je  n'ai  aucun 


CHAPITRE  XIII.  333 

pardon  à  vous  donner  ;  car  vous  ne  m'avez  jamais 
offensé  ni  déplu.  Je  gémissais  un  pou  de  ne  pas  trou- 
ver chez  vous  l'ardeur  et  l'élan  que  j'avais  à  votre 
âge;  mais  je  reconnais  aujourd'hui  que  c'était  là  un 
jugement  téméraire,  puisque  vous  réserviez  toute 
cette  ardeur  et  tout  cet  élan  pour  en  faire  l'usage  le 
plu^  utile  et  le  plus  magnanime  qu'il  soit  donné  à 
un  chrétien  d'imaginer.  Vous  me  demandez  ma  béné- 
diction: je  vous  la  donne,  malgré  mon  indignité,  du 
fond  d'un  cœur  profondément  ému,  d'un  cœur  contrit 
et  humilié  par  la  leçon  que  vous  lui  donnez  en  sui- 
vant avec  un  si  viril  courage  l'appel  de  Dieu.  Je  vous 
la  donne  surtout  au  nom  de  votre  pauvre  père  qui 
eût  été  heureux  et  fier,  comme  je  le  suis  moi-môme, 
du  parti  que  vous  avez  pris.  ^) 

Le  sacrifice  d'André  fut  héroïquement  oflert. 

«  Le  voilà  consommé,  écrivait-il  au  R.  P.  Provin- 
cial*. Hier  j'ai  prononcé  les  vœux  qui  m'ont  consa- 
cré enfant  de  la  Compagnie  à  la  vie  et  à  la  mort,  pour 
le  temps  et  pour  le  ciel.  Je  l'ai  fait  joyeusement,  sans 
regret,  car  la  terre  n'en  mérite  point;  sans  peur,  car 
l'œuvre  était  tout  entière  de  Dieu.  Je  l'ai  fait  avec 
amour  pour  Notre- Seigneur,  qui,  après  avoir  sauvé 
et  guéri  mon  cœur,  s'en  est  enfin  emparé  tout  à  fait, 
et  ensuite  pour  saint  Ignace,  mon  bienheureux  et 
bien-aimé  Père  que  peu  à  peu  je  comprends  et  j'ad- 
mire et  dont  le  grand  modèle  m'a  séduit....  Saint 
Ignace  m'apprend  que  le  miel  de  toutes  les  fleurs  du 

1.  Lettie  au  R.  P.  de  Ponlevoy,   datée  de  Saint-Acheul,   13  jan- 
vier 1868. 


334  PIERRE   OLIVAINT. 

monde  rC est  pas  si  doux  que  le  fiel  du  Sauveur  Jésus. 
Et  le  Sauveur  Jésus  lui-même  fait  luire  à  mes  yeux 
la  Croix  d  un  éclat  et  d'un  attrait  qui  m'éblouissent. 
Déjà  il  est  entré  dans  mon  cœur  et,  je  le  sais,  quand 
il  entre  quelque  part,  la  Croix  le  suit.  J'attends  donc 
la  Croix,  et  —  je  ne  sais  comment  —  je  l'aime.  Ce 
n'est  pas  pour  rien  que  j'ai  été  baptisé  d'un  nom  de 
crucifié....  Du  reste,  jusqu'ici  Jésus  semble  se  con- 
tenter de  ma  bonne  volonté.  Il  est  entré  tout  seul 
dans  mon  cœur.  Je  cherche  en  vain  la  croix  ;  elle  est 
restée  à  la  porte.  Je  l'aperçois  un  peu  par  les  fentes  ; 
mais  je  ne  puis  la  toucher.  Je  n'en  suis  encore  qu'à 
Nazareth  et  je  goûte  les  charmes  de  la  vie  cachée. 
Pas  de  bruit,  pas  de  tempêtes  ;  Saint-Acheul  est  une 
cachette  délicieuse.  Je  m'y  blottis,  tout  contre  Notre- 
Seigneur,  et,  mon  cœur  sur  son  cœur,  je  suis  assez 
riche,  je  ne  veux  rien  autre  chose:  clives  6um  saris.  La 
nouvelle  vie  de  mon  cœur,  ce  sont  deux  amours  im- 
mortels: l'amour  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  et 
l'amour  de  sa  Compagnie.  » 

La  croix  ne  tarda  pas  à  venir.  La  contrainte  de  la 
règle,  l'assujettissement  à  des  études  peu  conformes 
au  goût  naturel,  l'humiliation  causée  par  quelques 
saillies,  aussitôt  réprimées,  de  légèreté  ou  d'humeur, 
tout  cela  ne  fut  que  le  nécessaire  exercice  d'une  vertu 
qui  grandissait  par  l'effort.  André  pouvait  dire  : 
«  Mon  âme  monte  toujours.  L'escalier  a  eu  des  mar- 
ches plus  rudes  les  unes  que  les  autres.  Qu'importe, 
dès  qu'elles  sont  franchies  ?  Notre-Seigneur  me  tend 
toujours  la  main  du  haut....»  Lejeune  religieux,  de  son 
côté,  serrait  avec  ardeur  la  main  divine.  11  sollicitait  et 


CHAPITRE  XilL  335 

obtenait  la  faveur  de  faire,  pour  la  seconde  fois,  les 
Exercices  spirituels  de  trente  jours,  et  le  motif  qu'il 
alléguait,  c*est  qu'il  en  éprouvait  un  désir  Irès-tenace 
et  très-contraire  aux  goûts  de  la  nature.  «  A  celte 
école,  ainsi  qu'il  le  disait  au  P.  de  Tonlcvoy,  son 
cœur  grandit  et  mûrit.  » 

Au  sortir  de  Saint-Aclieul,  il  revit,  humble  surveil- 
lant des  plus  petits  enfants,  ce  cher  collège  où  s'était 
fait  entendre  à  son  cœur  l'appel  de  Dieu....  Et  ce  fut 
tout  ;Nolre-Seigneursecontentadela  bonne  volonté  du 
serviteur  fidèle  qui  s'était  voué  à  lui  2^onr  le  temps 
et  pour  le  ciel.  Le  ciel  était  proche,  le  temps  allait 
finir.  Une  maladie  de  poitrine  se  déclara  tout  à  coup, 
qui  ne  put  être  conjurée  ni  par  les  plus  habiles  mé- 
decins, ni  par  les  soins  incomparables  d'une  mère, 
ni  par  le  climat  de  Rome,  trop  rude  encore  à  cette 
santé  fragile,  et  vainement  remplacé  par  la  tiède 
température  de  Cannes. 

Jésus  se  disposait  à  rappeler  André  de  l'exil,  à 
l'âge  où  Louis  de  Gonzague  avait  reçu  la  récompense. 
Quand  cette  disposition  de  la  ]?rovidence  parut  mani- 
feste, le  P.  Olivaint,  dont  la  sollicitude  avait  partout 
suivi  son  enfant,  écrivit  à  la  mère  d'André  cette  admi- 
rable lettre  : 

«  Que  la  charité  du  P.  de  L...  me  louche*!  que 
Notre-Seigneurest  boa,  d'avoir  fait  de  tels  cœurs  et 
de  les  avoir  placés  près  de  votre  enfant  !  Mais  le  cœur 
de  Jésus  est  bien  plus  tendre  encore;  et  s'il  plaisait  à 

1.  Il  s'agit  de  celui  qui,  à  Rome  et  à  Cannes,  fut  le  guide,  l'ami  et 
l'ange  gardien  du  Ficie  Andié. 


336  PIERRE  OLIVAINT. 

Jésus,  après  de  si  tristes  alternatives,  de  placer  votre 
André  pour  l'Éternité  tout  près  de  son  cœur,  vous  dites 
vrai,  vous  ne  pourriez  pas  lui  en  vouloir.  Il  ne  vous 
en  voudra  pas,  lui,  de  tâcher,  comme  mère,  de  retar- 
der ce  moment.  Disputez -lui  votre  enfant  par  vos 
soins  et  par  vos  prières,  et  je  veux  le  lui  disputer  avec 
vous.  Mais  si  ce  bon  Maître  est  pressé  d'assurer  le 
bonheur  éternel  d'André,  de  lui  enlever  la  croix  si 
lourde  qu'il  porte,  de  lui  donner  déjà  le  repos  de  la 
patrie,  ne  fermez  pas  votre  cœur  à  la  consolation  que 
vous  oiï're  Jésus.  Voyez  donc,  en  ce  moment,  ce  que 
vous  avez  à  craindre  de  pis  c'est  le  ciel.  —  Non  ;  la 
mort.,..  —  Mais  la  mort  pour  un  religieux  qui  a 
pris,  comme  André,  généreusement  les  choses,  c'est 
le  ciel  ! 

«  En  vérité,  je  ne  crois  pas  que  nous  soyons  si  près 
du  terme;  mais  la  lettre  du  P.  de  L...  amène  comme 
nécessairement  ces  pensées.  Dans  l'esprit  d'abandon 
d'hier,  soyez  assez  forte  pour  les  porter.  Le  ciel,  le 
ciel!  vous  ne  pouvez  d'ici  voir  Rome,  mais  d'ici  vous 
pouvez  regarder  le  ciel.  Lancez  donc  vers  le  ciel  vos 
prières,  votre  cœur,  en  demandant  la  grâce  de  con- 
server votre  enfant;  mais  s'il  vient  à  prendre  son  vol, 
comme  si  déjà  vous  vouliez  être  fidèle  au  rendez-vous 
divin,  continuez  de  lancer  vers  le  ciel  vos  prières,  vos 
larmes,  votre    cœur,  votre  amour,   votre  espérance- 

«  Je  vous  bénis  paternellement  en  N.-S. 
a  Pierre  Olivaint,  S.  J.  » 

Et  le  cher  malade,  que  pensait-il  de  la  mort?  Il 


CHAPITRE  XIII.  337 

avouait  simplement  que,  loin  de  la  redouter,  il  l'at- 
tendait avec  calme  et  l'appelait  avec  joie.  «  C'est 
d'ailleurs,  écrivait-il,  une  vertu  de  famille  que  cette 
pensée  de  la  mort.  Mon  père  en  parlait  toujours  et 
je  me  rappelle  qu'une  fois,  s'étant  mis  en  grande 
tenue,  comme  ma  mère  y  mettait  la  dernière  main, 
il  se  prit  à  énumérer  toutes  les  parties  de  son  corps 
en  cette  manière:  Ces  épaules  qui  portent  des  épau- 
lettes  seront  rongées  des  vers,  cette  poitrine  cou- 
verte de  cordons  d'or  sera  rongée  des  vers,  cette 
tête  sera  rongée  des  vers,  ces  moustaches  aussi,  — 
et  il  en  avait  de  formidables.  Ma  mère  était  con- 
sternée, et  moi,  petit  enfant  alors,  j'étais  bien  frappé. 
Il  mourut  peu  de  mois  après.  Pour  moi,  pauvre  ma- 
lade, vous  dirai-je  que  la  mort  serait  le  comble  de 
mes  vœux,  et  cela  depuis  bien  longtemps  ?  J'ai  beau 
chercher,  je  ne  vois  pas  que  je  puisse  avoir  le  plus 
petit  regret.  Quant  à  la  peur,  c*est  bien  mal,  mais  je 
ne  puis  parvenir  à  en  avoir,  pas  plus  que  de  regret. 
Seulement,  je  crains  que  cette  absence  de  peur  ne 
soit  l'œuvre  du  démon.  Et  quant  à  la  joie,  oh  !  qu'elle 
sera  grande  de  troquer,  à  vingt-trois  ans,  la  terre 
contre  le  ciel!  » 

Quand  vint  l'été,  le  Frère  André  partit  de  Cannes 
pour  Versailles,  et  peu  de  temps  après,  averti  par  un 
irrésistible  instinct,  il  pria  sa  mère  d'aller  sans  re- 
tard demander  au  R.  P.  Provincial  la  faveur  d'être 
transporté  à  Vaugirard.  Il  fut  aussitôt  exaucé.  Ce 
fut  là  que  le  P.  Olivaint,  premier  confident  de  la 
vocation  d'André,  vint  achever  auprès  de  lui  sa  tâche 
providentielle,  en  lui  annonçant  que   l'heure  solen- 


338  PIERRE  OU  VA  INT. 

nel  d'un  autre  appel  de  Dieu  était  venue.  A  cette  nou- 
velle, le  jeune  religieux,  embrassant  son  père  avec 
effusion:  «Jamais  on  ne  m'a  fait  tant  de  plaisir,  s'é- 
cria-t-il.  Mourir!  mais  ;'e  n'ai  jamais  vécu  que  pour 
cela.  Oh,  quel  bonheur!  Tant  mieux!  Je  vais  aller 
voir  Dieu  !  » 

«  Pauvre  enfant!  »  dit  le  P.  Olivaint.  «  Dites  plutôt 
heureux  enfant  !  mon  Père.  N'était  ma  mère,  les  jours 
que  je  traverse  seraient  les  plus  heureux  de  ma  vie.  » 

Ce  n'étaient  plus  des  jours,  mais  des  heures 
qu'André  avait  à  compter.  «  Je  suis  d'une  impatience, 
disait-il;  quand  cette  mort  arrivera-t-elle?  »  -—  Et 
s'adressant  à  sa  mère:  «  Quand  je  songe  que  demain 
ce  sera  un  bonheur  sans  fm  !  Pensez  donc,  maman, 
un  bonheur  sans  fm!  Pourquoi  pleurez-vous,  puis- 
que je  vais  au  Ciel?  » 

Après  une  dernière  visite,  le  P.  Olivaint  dit  avec 
émotion  :  «  Je  quitte  cet  enfant  ;  c'est  un  vrai  prodige. 
11  a  demandé  à  me  voir  en  particulier.  Il  a  pris  toutes 
ses  dispositions  et  fait  toutes  ses  recommandations 
avec  un  tel  calme,  avec  une  telle  lucidité  d'esprit, 
qu'à  chaque  instant  je  me  disais:  Mais  ce  n'est  pas 
là  un  mourant  !  » 

—  a  Tu  souffres,  dis -moi  quelle  est  ta  souffrance, 
lui  demanda  la  comtesse  Charles  de  Montalembert. 
—  Ma  souffrance  est  de  ne  pas  mourir  assez  vite....» 
Puis  se  reprenant:  «  Mais  non;  je  ne  souffre  pas;  ce 
n'est  pas  si  dur  qu'on  croit  de  mourir,  c'est  au  con- 
traire bien  doux. 

—  Tu  ne  crains  pas  la  mort?... 

—  Non  !  je  suis  ravi...,  je  m'en  vais  en  dansant.,..  » 


CHAPITRE   XIII.  339 

Voyant,  à  ces  mots,  de  nouvelles  larmes  dans  les 
yeux  de  sa  mère,  il  se  retourna  vers  elle  et  avec  un 
accent  indicible:  «  Maman,  oh!  maman,  je  vous 
aime  tant,  je  vous  aime  plus  que  je  ne  saurais  le  dire! 
Soyez  tranquille,  tous  vos  enfants  iront  au  Ciel.» 

L'âme  d'André,  peu  après,  quitta  la  terre,  accom- 
pagnée des  prières  des  religieux  ses  frères,  à  genoux 
autour  du  lit  de  mort,  et  laissant  au  deuil  de  sa 
mère,  de  sa  fa  ille,  de  ses  amis,  la  suprême  conso- 
lation de  sa  viesainte  et  de  son  heureuse  mort. 

C'était  le  12  juillet  1870.  —  Quelques  jours  plus 
tard,  ti  l'heure  où  commençaient  nos  grands  désas- 
tres, le  P.  Olivaintse  mettait  en  retraite  pour  la  der- 
nière fois  avant  la  prison,  et  méditant  sur  la  mort, 
il  écrivait  dans  son  Journal:  «  Qu'elle  est  douce,  la 
mort,  pour  le  religieux  dont  le  cœur  pur  est  livré 
au  Saint-Esprit:  patienter  vivit^  delectahiliter  moritur  *. 
Le  beau  moment  pour  lui  !  C'est  la  fin  de  toutes  les 
peines,  la  récompense  de  tous  les  sacrifices,  le  com- 
mencement dubonheur  sans  fin.  Qu'elle  vienne  donc, 
qu'elle  guette,  qu'elle  frappe;  le  religieux  doit  être 
préparé;  toute  sa  vie  est  une  préparation.  — Exem- 
ple touchant  d'André  de  Montalembert  dont  la  dei» 
nière  parole  fut  :  Je  suis  ravi....  Et  moi,  si  j'étais 
mort  dans  ces  derniers  temps,  serais-je  mort  comme 
André  de  Montalembert^?  » 

André  avait  demandé  à  Marie  la  grâce  d'entrer  et 
demourirdans  laCompagnie  de  Jésus,  fût-ce  martyr.  »> 

1.  «  Vivant  en  patience,  il  meurt  avec  délices.  «  (Saint  Beia^jv! 

2.  T.  II,  p.  30'» -30b. 

30 


340  PIERRE  OLIVAINT. 

Parvenu  heureusement  au  terme,  et  voulant  payer 
sa  dette  de  filiale  reconnaissance,  ne  réclama-t-il  pas 
pour  lepcre  de  son  Ame  la  faveur  qu'il  avait  ambi- 
tionnée pour  iui-mônie? 


CHAriTRE  XIV 


Dévouemont  du  P.  Olivaint  pour  les  enfants  pauvres  et  les  ouvriers. 
—  L'Œuvre  de  l'Eufant-Jésus  pour  la  première  conimuniou.  —  La 
Société  de  Suint  Fruuçois-Xavier  à  Vaugirard. 


Le  Recteur  de  Vaugirard  était  de  cœur  et  avant  tout 
aux  quatre  cents  élèves  qui  formaient  sa  famille; 
mais  les  soins  minutieux  d'une  vaste  administration 
n'absorbaient  pas  tellement  ses  pensées  et  ses  in- 
stants, qu'il  ne  trouvât,  dans  sa  merveilleuse  activité 
et  les  ressources  variées  de  son  talent,  le  moyen  de 
se  livrer  au  dehors  à  plusieurs  œuvres  de  zèle  et  de 
charité. 

En  cela,  sans  doute,  le  P.  Olivaint  côtoyait  un  écueil 
que  la  sagesse  de  ses  supérieurs  ne  manqua  pas  de 
lui  signaler  :  c'était  de  se  laisser  à  son  insu  distraire 
de  sa  tâche  essentielle,  sous  prétexte  d'un  plus  grand 
bien  et  de  n'être  pas  assez  «  l'homme  du  dedans  ». 
Cette  crainte  eût  été  fondée,  s'il  se  fût  agi  d'un  esprit 
plus  lent,  d'une  nature  moins  énergir/ue,  d'un  cœur 
moins  complètement  dévoué.  Mais  le  P.  Olivaint,  on 


342  PIERRE  OLIVAINT. 

l'a  constaté  par  ce  qui  précède,  pouvait,  selon  le  rnot 
(le  l'Évangile,  «  faire  ceci,  sans  omettre  cela,  »  en  sa- 
crifiant, il  est  vrai,  tout  loisir,  et  en  prélevant  sur  un 
légitime  repos  quelques  heures  consacrées  à  des 
âmes  ou  plus  délaissées,  ou  plus  affligées,  ou  plus 
généreuses. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  appréciations  diverses  dont, 
sur  ce  point,  le  dévouement  du  P.  Olivaint  put  être 
quelquefois  l'objet,  aujourd'hui  les  faits  ontéloquem- 
ment  répondu;  ils  démontrent  que  non-seulement  la 
pureté  de  ses  intentions  attira  sur  les  œuvres  fondées 
ou  dirigées  par  lui  les  bénédictions  du  Ciel,  mais  que, 
suivant  les  lois  d'une  réversibilité  providentielle,  les 
enfants  de  Vaugirard  furent  les  premiers  à  recueil- 
hr  l'abondance  de  cette  rosée  divine. 

Ce  phénomène  surnaturel  fut  surtout  sensible  dans 
l'origine  et  les  progrès  de  VŒuvre  de  V Enfant-Jésus 
pour  la  première  communion  des  jeunes  filles  pauvres. 
Établie  par  le  P.  Olivaint  en  1859,  elle  n'a  cessé  d'ê- 
tre regardée  par  les  recteurs  du  collège  de  Vaugirard 
comme  la  plus  chère  part  de  l'héritage  de  leur  saint 
prédécesseur,  et  certes  à  bon  droit. 

Comme  il  arrive  aux  œuvres  de  Dieu,  celle-ci  eut 
d'humbles  commencements,  dont  le  P.  Olivaint  a  lui- 
même  fait  l'histoire*. 

«  En  1851,  quelques  âmes  pieuses,  préoccupées 
des  dangers  que  les  jeunes  filles  convalescentes 
avaient  à  courir  au  sortir  des  hôpitaux,  fondèrent 


1.  Exhortation  aux  zélatrices  de  l'OEuvre  de  i'Enfant-Jésus,,  18  fé- 
vrier 1861. 


CHAPITRE  XIV.  343 

^ouze  lits  pour  les  recueillir  quelque  temps.  En  1856, 
/'œuvre  avait  grandi  sous  la  protection  de  l'Enfant 
Jésus,  son  patron.  Une  maison,  à  Yaugirard*,  fut 
disp^osée  pour  recevoir  quarante  convalescentes. 
Mais  ce  n'était  pas  assez  de  soigner  des  corps  débiles, 
une  pensée  de  foi  et  de  zèle  germait  sous  une  pensée 
de  charité.  Tant  de  jeunes  filles,  dans  cette  grande 
ville,  sont  privées,  par  de  tristes  circonstances,  du 
bonheur  de  connaître  et  de  recevoir  leur  Dieu!  Le 
bienfait  de  la  première  communion,  gage  du  bonheur 
et  du  salut,  ne  pourrait-il  être  offert,  non-seulement 
aux  convalescentes,  mais  encore  à  toute  jeune  fille 
animée  du  désir  de  remplir  ce  pieux  devoir,  dans 
quelque  position  qu'elle  fût?  Ce  serait  procurer  l'ac- 
complissement de  cette  parole  de  l'Evangile  :  «  Le 
festin  des  noces  est  tout  prêt;  la  table  eucharistique 
est  dressée  :  allez  dans  les  rues  et  par  les  carrefours 
et  rassemblez  ceux  que  vous  trouverez  ^  ^^ 

Le  P.  Olivaint  omet  de  dire  que  c'était  dans  son 
cœur  d'apôtre  «  qu'avait  germé  la  pensée  de  foi  et  de 
zèle,  sous  la  pensée  de  charité.  »  Voici  à  quelle  occa- 
sion Dieu  la  lui  avait  inspirée. 

En  l'année  1859,  trois  convalescentes  prolongeaient 
leur  séjour  dans  la  maison  de  l'Enfant-Jésus,  pour 
y  apprendre  le  catéchisme.  Une  sœur  de  charité  vint, 
le  8  décembre,  fête  de  rimmaculée-Conception,  pro- 
poser deux  autres  jeunes  filles  également  privées  de 


1.  Impasse  Sainte-Eugénie^  rue  Dombasle. 

2.  Nuptiœ  quidcm  paratx  suiit  :  ile  ergo  ad  exitus  vtarum.  ci 
quoscumque  inveneritis,  vocale  ad  nuptias   [Malt.,  xxii,  8.) 

30* 


344  PIERRE  OLIVAINT. 

toute  inslruclion  religieuse.  Elles  ne  sortaient  pas 
des  hôpitaux,  et  dès  lors  la  destination  première  de 
rOEuvre  semblait  s'opposer  à  leur  admission.  Mais 
il  s'agissait  de  sauver  deux  âmes  de  plus  :  on  passa 
outre.  Les  pauvres  enfants,  touchées  de  reconnais- 
sance, mirent  tant  d'ardeur  à  s'instruire,  que  bientôt 
on  les  jugea  dignes  de  faire,  avec  leurs  compagnes, 
la  première  Communion.  Pour  cette  humble  et  tou- 
chante cérémonie,  la  petite  chapelle  fut  ornée  comme 
aux  plus  belles  fêtes,  et  les  cinq  jeunes  filles,  vêtues 
de  blanc,  le  cierge  à  la  main,  comme  dans  la  parabole 
évangélique,  s'avancèrent  à  la  rencontre  de  l'Époux 
de  leurs  âmes'. 

Le  Recteur  du  Collège  de  Vaugirard  vint  présider  la 
rénovation  des  vœux  du  baptême  et  devant  ces 
quelques  enfants  il  prêcha  sur  la  persévérance  avec 
tout  son  zèle  et  tout  son  cœur. 

Profondément  ému  par  ce  touchant  spectacle,  sans 
doute  aussi  par  le  souvenir  de  sa  première  enfance 
qu'il  semblaitévoquer.  le  P.  Olivaint,  à  peine  sorti  de 
la  chapelle  :  «  Cinq  jeunes  filles  ne  suffisent  pas,  s'é- 
cria-t-il;  cinquante  doivent  ici  faire  leur  première 
communion.  » 

Mais  où  trouver  des  ressources  pour  construire  de 
nouveaux  bâtiments  et  suffire  à  l'entretien  de  tant 
d'enfants,  à  peu  près  incapables  de  tout  travail? 

11  fonda  son  espérance  sur  Dieu  d'abord,  puis  sur 
les  mères  chrétiennes  de  ses  élèves.  Elles  se  réuni- 


1.  Quinque  étant  prudentes....  gux  accipientcs  lampades  suas 
exierunt  obviam  sponso.  (Matt.,  xxv.) 


CHAPITRE  XJV.  345 

rent  nombreuses  à  son  appel,  et  il  leur  tint  un  lan- 
gage qui  rappelle  l'admirable  discours  de  saint  Vin- 
cent de  Paul  aux  premières  dames  de  la  charité.  On 
sent  que  l'inspiration  est  venue  de  la  môme  source, 
du  Cœur  infiniment  miséricordieux  de  Jésus.  Et 
vraiment  n'était-ce  pas  Jésus  lui-même  qui  répétait 
encore  par  la  bouche  de  son  prêtre  :  Misereor  super 
lurbam?... 

«  Mesdames,  dit-il,  l'Enfant  Jésus  vous  a  convo- 
quées aujourd'hui  pour  sauver  son  OEuvre  et  lui 
donner  les  accroissements  que  son  cœur  désire.  Et 
comment  celte  OEuvre  pourrait-elle  ne  pas  toucher  vo- 
tre cœur?  Ohl  voyez  de  quelle  abondante  bénédiction 
elle  sera  pour  vous  le  gage.  Mères  chrétiennes,  qui 
avez  un  si  grand  désir  d'appeler  la  bénédiction  de 
Dieu  sur  vos  enfants  chéris,  TOEuvre  de  la  première 
Communion  vous  en  offre  un  moyen  assuré.  Vous 
êtes  justement  préoccupées  de  la  première  Commu- 
nion de  votre  enfant,  vous  qui  croyez  que  de  cet  acte  si 
solennel  peuvent  dépendre  sa  vie  tout  entière  et  son 
éternité  :  voulez-vous  en  assurer  le  succès  et  en  per- 
pétuer les  heureux  résultais?  Donnez  à  Jésus  l'âme 
d'une  première  communiante  :  âme  pour  âme....  11 
exaucera  vos  prières.  Vous  tremblez  pour  votre  fils 
égaré  au  milieu  des  folles  joies  du  monde,  et  vous 
implorez  son  salut;  donnez  à  Jésus  l'âme  d'une  pre- 
mière communiante  :  âme  pour  âme. ...  Il  sauvera  votre 
fils.  Vous  êtes  inquiète  sur  le  sort  d'une  âme  qui  a 
quitté  la  terre,  vous  voudriez  hâter  sa  délivrance. 
Donnez  à  Jésus  l'âme  d'une  première  Communiante  ; 
âme  pour  âme,...  et  le  Ciel  s'ouvrira  pour  celle  que 


346  PIERRE  OLIVAINT. 

VOUS  chérissez.  Enfin,  votre  cœur  est  plongé  danf 
une  tristesse  accablante;  malgré  les  grâces  reçues  de 
Dieu,  malgré  les  gages  multipliés  de  sa  miséricorde, 
vous  tremblez  encore  pour  votre  salut.  Mais  qui 
sauve  une  âme  rachète  la  sienne!  Donnez  une  âme 
à  Jésus  :  don  pour  don,  cœur  pour  cœur,  âme  'pour 
âme,  et  votre  salut  est  assuré.  » 

Le  principal  motif  qu'il  suggérait  aux  mères  chré- 
tiennes l'avait  déterminé  lui-même  à  cette  fondation. 
«Pourquoi,  disait-il  S  nie  suis-je  occupé  de  l'OEuvre 
de  l'Enfant-Jésus  avec  tant  d'intérêt?  Était-ce  unique- 
ment pour  procurer  à  de  pauvres  filles  le  bonheur  de 
faire  leur  première  communion?  Non,  mesdames,  ma 
pensée  principale  était  de  faire  du  bien  à  vos  enfants, 
d'attirer  les  bénédictions  du  Ciel  sur  leur  carrière  et 
de  leur  assurer  une  bonne  première  Communion.  Ma 
pensée  première  a  été  d'offrir  à  Dieu  des  âmes,  pour 
sauver  ces  âmes  qui  me  sont  confiées.  » 

On  voit  comme  le  P.  Olivaint,  quand  il  donnait  une 
part  de  son  temps  et  de  son  cœur  aux  œuvres  du  de- 
hors, restait  «  l'homme  du  dedans  ». 

Ses  successeurs  à  Yaugirard  ont  dignement  marché 
sur  ses  traces,  et  naguère  encore  celui  qui  gouverne 
aujourd'hui  ce  grand  collège  disait  :  «  Nous  élevons 
en  ce  moment  plus  de  sept  cents  enfants....  Faire 
d'eux  de  fervents  chrétiens,  assurer  leur  avenir  spi- 
rituel, sauver  leurs  âmes,  c'est  le  but  essentiel  que 
poursuivent  tous  nos  elîorts,  c'est  notre  impérieux 
devoir  et  notre   grande  préoccupation.  Je  connais 

1.  lléuiiiou  des  Dames  patronucsses,   en  18G4. 


CHAPITRE  XIV.  347 

bien  des  mères  admirables  de  foi  et  de  piété  qui  n'ont 
pas  d'autre  souci....  Mais  de  toutes  parts  se  dressent 
devant  nous  des  obstacles,  et  pour  vaincre,  il  nous 
faut  obtenir  le  secours, tout-puissant  de  Dieu.  Voilà 
pourquoi  nos  plus  vives  sympathies,  notre  plus  actif 
concours,  sont  acquis  à  l'OEuvredela  première  Com- 
munion. Là  nous  trouvons  des  âmes  à  sauver,  et 
nous  les  offrons  au  Sauveur  Jésus,  afin  qu'il  prenne 
sous  sa  protection  nos  chers  enfants*.  » 

L'élan  une  fois  imprime  ne  s'est  plus  ralenti.  Les 
mères  chrétiennes  n'ont  cessé  de  rivaliser  de  généreux 
dévouement,  animées  de  ce  zèle  que  le  P.  Olivaint 
nommait  si  bien  le  zèle  eucharistique.  Non  contentes 
de  recueillir  des  aumônes  et  d'ouvrir  leurs  bourses, 
elles  ont  ouvert  leur  cœur,  pour  y  faire  place,  auprès 
de  leurs  propres  enfants,  aux  enfants  les  plus  délais- 
sés. On  en  a  vu,  «  à  défaut  d'or  et  d'argent,  donner 
leurs  parures,  ne  mettant  d'autre  limite  à  leurs  lar- 
gesses que  celle  du  possible.  L'une  d'elles,  qui  sup- 
portait noblement  de  grandes  infortunes,  jeta  dans 
la  bourse  des  quêteuses  son  dernier  diamant,  qui  fut 
vendu  1200  francs  au  profit  de  l'OEuvre.  Combien 
cette  perle  précieuse,  épave  d'un  luxe  englouti  dans 
le  naufrage,  sera  plus  brillante  au  Ciel  sur  le  fronfr 
de  l'héroïque  donatriceM  » 

Une  zélatrice,  racontait  un  jour  le  Père  Olivaint*, 
rencontre   sur   son   chemin,  par  un  bien  mauvais 


1.  Compte  rendu  de  VŒuvrc,  par  le  R.  P.  Chauveaii,  1877. 

2.  Comfjte  rendu  (1877),  p.  44. 

3.  Exhortation  aux  zélatrices  de  l'OEuvrCj  20  janvier  1863. 


348  PIERRE  OLIVAINT. 

temps,  une  pauvre  femme  renversée  par  une  voiture  ; 
pleine  de  charité,  la  dame  relève  la  malheureuse,  la 
soutient,  apprend  d'elle  qu'elle  a  une  fille  de  treize 
ans  qui  n'a  pas  fait  sa  pre^iière  communion  ;  elle 
court  chercher  l'enfant  et  l'amène  à  Yaugirard. 
Voyez-vous  cet  enchaînement  de  bonnes  œuvres  ! 

Et  ce  ne  sont  pas  les  riches  seulement  qui  donnent 
et  se  dévouent.  Une  humble  servante,  une  fois,  se 
dépouilla,  pour  couvrir  une  pauvre  petite  lille  ;  et 
co*mme  on  lui  représentait  sa  propre  indigence  :  «  Le 
bon  Dieu,  dit-elle,  saura  bien  remplacer  ce  vête- 
ment. » 

A  ce  sujet  le  P.  Olivaint  disait:  «  Quêtez  auprès 
des  riches.  Mesdames,  mais  ne  négligez  pas  les  pau- 
vres !  ils  font  bien  la  charité,  parce  qu'ils  ont  beau- 
coup de  cœur.  » 

Une  ouvrière,  sou  par  sou,  parvint  à  amasser 
douze  francs  et  elle  apporta  ses  deux  cent  quarante 
pièces  d'un  sou  à  la  zélatrice.  «  Oh  !  quand  j'entendis 
ce  fait,  dit  le  bon  Père,  j'aurais  voulu  arroser  de  mes 
larmes  le  trésor  de  cette  femme!....  En  quelque  lieu 
que  soJt  cette  humble  ouvrière,  je  la  bénis!  Si  le 
Seigneur  regarda  la  veuve  de  l'Évangile  qui  avait 
donné  une  obole,  comment  a-t-il  dû  regarder  et  bénir 
cette  obole  déposée  deux  cent  quarante  fois  dans  une 
cachette  confiée  à  la  garde  de  Jésus?  » 

Tout  cédait  à  l'entraînement  de  tels  exemples.  On 
s  empressait  de  passer  avec  Dieu  un  contrat  dont 
le  P.  Olivaint  se  faisait  le  garant.  «  Celles  qui  veu- 
lent une  ame  pour  elles,  s'écriait-il,  n'ont  qu'à 
venir:  Ame  pour  âme!  Faites  ce  marché!  Des  dames 


CHAPITRE  XIV.  349 

seront  aux  portes  de  cette  chapelle,  et  vous  tendront 
une  bourse:  c'est  la  quête  des  âmes....  Et  en  môme 
temps  l'ange  de  Dieu  recevra,  dans  le  calice,  comme 
autant  de  gouttes  du  sang  de  Jésus-Christ,  les  âmes 
que  vous  aurez  sauvées.  » 

Souvent  ces  promesses  furent  réalisées  au  point  de 
paraître  des  prophéties.  «  Vous  donnez  des  âmes  à 
l'Enfant  Jésus,  écrivait  le  P.Olivaintà  une  zélatrice*; 
l'Enfant  Jésus  vous  donnera  l'âme  de  votre  père.  #> 
Cinq  ans  après  la  mort  du  martyr  de  la  rue  Haxo, 
cette  parole  d'espoir  reçut  sa  réalisation  consolante. 
Et  celui  qui  travailla  le  plus  efficacement  à  cette 
conversion  tant  désirée,  ce  fut  le  petit-fils  du  vieil- 
lard, jeune  homme  dont  l'âme  avait  été,  elle  aussi, 
achetée,  au  prix  d'autres  âmes ,  par  sa  pieuse 
mère. 

Un  jour  que  le  recteur  de  Yaugirard  parlait  aux 
dames  de  l'OEuvre  :  f<  Qu'est-ce,  dit-il,  qu'une  mère 
aime  dans  son  enfant?  Ce  n'est  pas  le  corps,  c'est 
l'âme.  Il  y  a  encore  des  mères  admirables  !....»  Et  il 
fit  allusion  à  une  action  héroïque  inspirée  par  la 
grâce  au  cœur  d'une  mère  chrétienne.  Il  n'y  a  plus 
d'indiscrétion  à  la  raconter  en  détail.  Un  ancien 
élève  de  Vaugirard,  Albert  de  Dainville,  se  mourail 
de  la  poitrine,  à  vingt-deux  ans.  Heureux  enfant  qui 
avait  gardé  tout  son  cœur  à  Marie  et  à  sa  mère,  et 
n'avait  vraiment  vécu  que   de   ces  deux  amours^  ! 

1.  L«  14  février  1868. 

2.  Albert  était-il  malade  au  collège,  le  P.  Olivaint  écrivait  h 
Mme  de  Dainville  :  «L'enfanta  6csom  de  voir  sa  mère.»  Le  remède 
était  presque  infaillible.  Mais  il  avait  encore  plus  besoin  de  Marie;  il 


350  PIERRE  OLIVAINT. 

J' aime  qui  aime  mes  mères ^a.Ydiil-'û  dit  un  jour  qu'on 
lui  demandait  quelle  était  la  règle  de  ses  affections. 
S'il  quittait  la  vie  sans  crainte,  c'est  que,  placé  entre 
sa  mère  de  la  terre  et  sa  mère  du  ciel,  il  passait  de 
l'une  à  l'autre.  Il  s'en  allait  joyeux,  malgré  d'atroces 
douleurs  qu'il  unissait  à  celles  du  Sauveur  en  croix. 

Et  sa  mère,  qui  avait  payé  d'avance  le  salut  de  son 
fils  en  rachetant  les  âmes  de  plusieurs  enfants  délais- 
sés, disait  au  chevet  du  cher  mourant:  «  Que  Marie 
appelle  Albert  près  d'elle../.  Elle  est  meilleure  mère 
que  moi.  Mieux  que  moi  elle  sait  ce  qui  convient  à 
notre  enfant.  » 

Albert,  avant  de  quitter  le  collège,  avait  fait  à  la 
sainte  Vierge  cette  prière  qu'il  avait  signée  de  son 
sang:  «  Quoique  j'aie  bien  peur  de  la  mort,  faites-moi 
mourir  plutôt  que  de  me  laisser  commettre  un  seul 
péché,  surtout  contre  la  sainte  pureté.  » 

Et  deux  ans  après,  sur  le  point  d'expirer,  il  disait, 
comme  se  parlant  à  lui-même  :  «  Je  sais  pourquoi  je 
meurs;  et  vous  aussi,  ma  chère  maman....  et  vous 
aussi,  ma  mère  du  Ciel,  Marie  Immaculée...  Vous 
vous  êtes  rappelé  ma  promesse  et  vous  tenez  la 
vôtre.  Merci,  merci,  merci....  » 

Le  P.  Olivaint  était  là.  «  Albert,  dit-il  alors,  vous 
savez  que  je  vous  aime  bien.  —  Oh  !  oui.  Père.  —  Il 
y  a  longtemps  que  nous  nous  connaissons  :  huit 
ans....  —  Oui  Père,  huit  ans....  et  sans  brouille.  « 

priait,  il  lui  écrivait  :  «  Nous  sommes  en  correspondance  suivie 
d'un  bout  à  l'autre  de  l'année,  »  disait-il.  Et  s'adressant  h  la  sainte 
Vierge  avec  une  ravissante  familiarité  il  ajoutait  :  «J'aime  de  tout 
mon  cœur  ma  chère  petite  maman,  p/^,rce  qxCeile  vous  ressemble  beau- 
coup^ j'en  suis  sûr,  ô  bonne  Mère  du  Ciel.  * 


CHAPITRE  XIV  351 

Les  douleurs  augmentant,  le  médecin  voulut  don- 
ner du  chloroforme  au  moribond.  Sa  mère  s'en  aper- 
çut: «Non,  non,  s'écria-t-elle,  n'enlevez  pas  à  mon 
fils  le  mérite  de  ses  souffrances.  5>  Et  comme  le  docteur 
interrogeait  Albert  du  regard  :  «  Cher  docteur,  dit  ce- 
lui-ci avec  un  sourire,  je  suis  toujours  de  l'avis  de  ma 
mère.  »  Quelques  instants  après,  «l'enfant  de  Marie», 
comme  il  s'appelait  lui-même,  rendit  son  âme  inno- 
cente à  Jésus,  qui  déjà  la  possédait.  Le  P.  Olivaint  lui 
ferma  les  yeux,  et  peu  après  il  racontait  aux  bienfai- 
trices des  enfants  délaissés,  comment  Tune  d'elles 
avait  reçu  au  milieu  de  son  deuil  et  dans  la  mort  de 
son  fils  une  ineffable  récompense. 

Revenons  à  l'OEuvre  de  l'Enfant-Jésus.  Ouvrir  un 
asile,  trouver  des  ressources,  ce  n'était  que  la  moitié 
de  la  tâche;  le  plus  difficile  restait  à  faire.  Comment 
arracher  les  pauvres  jeunes  filles  des  faubourgs  à 
leurs  ateliers,  à  leurs  mansardes,  à  leur  vie  désœu- 
vrée et  vagabonde?  Les  dames  zélatrices  pouvaient 
bien  tenter  une  expédition  aventureuse  dans  ces  quar- 
tiers excentriques,  mais  comme  ilétait  malaisé  d'y  faire 
quelque  conquête  !  A  cette  industrie  du  zèle  qui  ne  fat 
pas  négligée,  le  P.  Olivaint  enjoignit  une  autre  plus 
efficace.  Il  fit,  des  enfants  qu'il  avait  sauvées,  les  apô- 
tres de  leurs  compagnes.  «  Il  ya  quelques  mois,  disait- 
il  en  février  1861,  deux  jeunes  filles  de  dix-sept  àdix- 
huit  ans  se  rendaient  ensemble  du  faubourg  Saint- 
Antoine  à  Vaugirard.  Une  grande  pensée  les  préoccu- 
pait, et,  sur  leur  chemin,  elles  entraient  dans  chaque 
église,  pour  demander  à  Dieu  d'exaucer  leurs  vœux 
secrets.  Qu'allaient-elles  chercher  dans  leur  course 

31 


352  PIERRE  OLIVAINT. 

lointaine?  Était-ce  de  l'ouvrage,  était-ce  du  pain  pour 
elles  si  pauvres  ?  Oh  !  non  ;  un  intérêt  bien  plus 
considérable  les  mettait  en  mouvement,  une  pensée 
plus  élevée  dominait  dans  leurs  âmes.  L'une  d'elles 
n'avait  pas  fait  sa  première  communion  ;  l'autre, 
plus  heureuse,  avait  accompli  ce  grand  acte,  et  de- 
venue apôtre,  elle  avait  inspiré  à  sa  compagne  le 
désir  de  s'agenouiller  aussi  à  la  table  sainte.  Yoilà 
l'œuvre,  dans  un  seul  trait,  voilà  sa  physionomie 
toute  de  zèle. 

«Au  fond,  cette  œuvre,  c'est  le  germe  eucharisti- 
que qui  tend  à  se  développer  dans  les  âmes  ;  c'est 
Jésus  attirant  à  lui  les  âmes,  rentrant,  par  la  com- 
munion, en  jouissance  des  âmes  que  le  démon  lui 
avait  ravies.  Il  y  a  ici  tout  un  apostolat.  Ces  jeunes 
filles,  elles  aussi,  sont  apôtres,  quand  le  cœur  de 
Jésus  les  a  préparées  dans  sa  maison.  Si  vous  pou- 
viez assister  à  la  cérémonie  touchante  de  leur  pre- 
mière communion  !  Si  vous  les  voyiez  à  ce  moment 
où  on  leur  demande  de  lever  la  main  en  gage  de  leur 
bonne  volonté  à  sauver  les  âmes!  Avec  quel  empres- 
sement toutes  les  mains  se  lèvent! 

«  Et  ce  n'est  pas  là  une  vaine  promesse;  car  elles 
sont  ingénieuses  à  faire  arriver  jusqu'aux  pauvres 
âmes  qu'elles  connaissent  encore  égarées  la  con- 
naissance et  le  désir  du  bonheur  qu'elles-mêmes  ont 
enfin  trouvé.  Vous  voyez  de  ces  pauvres  jeunes  filles 
amener  à  l'Enfant  Jésus  une,  deux,  trois,  quelque- 
fois cinq  de  ces  âmes  abandonnées.  Une  d'elles  en  a 
ramené  quatre  en  môme  temps.  Et  qui  mieux  qu'elles 
saurait  les  retrouver,  les  aborder  en  plein  carrefour, 


CHAPITRE  XIV.  353 

dans  Jes  lieux  où  naguère  elles-mêmes  étaient  er- 
rantes et  perdues  !  Aussi,  grâce  aux  recrues  de 
leur  zèle,  le  nombre  des  premières  communions  s'est 
augmenté  d'année  en  année.  » 

Animées  par  ces  exemples,  on  vit  «des  jeunes 
filles  non  moins  distinguées  par  le  dévouement  et  la 
piété  que  par  la  fortune  »  consacrer  leurs  soins  à 
cette  œuvre  dont  les  fruits  sont  merveilleux^ 

Ces  enfants,  venues  on  ne  sait  d'où,  sont,  au  début, 
suivant  le  mot  du  P.  Olivaint,  «  des  espèces  de 
sauvages  »  au  milieu  des  raffinements  de  notre  civili- 
sation. Quelle  grossièreté  !  quelle  rudesse  !  quelle 
malpropreté  !  quel  éloignement  de  la  discipline,  de 
l'ordre,  de  l'obéissance!  quelle  horreur  de  tout  jougi 
Il  faut  parfois  quatre  ou  cinq  mois  pour  opérer  une 
transformation  qui  les  mette  en  état  de  s'approcher 
du  divin  banquet.  Peu  à  peu  se  fait  un  changement 
merveilleux  que  Tune  d'elles,  âgée  de  dix-sept  ans, 
constatait  pour  son  compte,  avec  une  naïveté  char- 
mante, en  s'écriant:  «  Est-ce  bien  moi?  » 

Et  comment  a  lieu  cette  sorte  de  métamorphose? 
Le  P.  Olivaint  'explique  : 

«  L'esprit  de  Jésus  qui  règne  à  Vaugirard  exerce 
une  douce  influence  sur  ces  natures  presque  sauva- 
ges; une  atmosphère  d'ordre,  de  paix  et  de  dévoue- 
ment enveloppe  ces  âmes  ignorantes  du  bien,  et  la 

1.  Depuis  sa  fondation,  l'OEuvre  de  l'Enfant-Jésus  a  reçu  7785  jeu- 
nes filles  :  5780  ont  été  admises  comme  convalescentes;  2045  ont  fait 
leur  première  communion;  1142  ont  été  placées;  447  ont  été  reçues 
jusqu'à  21  ans  dans  des  maisons  religieuses;  30  se  sont  consacrées  à 
Dieu  dans  diverses  congrégations.  {Compte  rendu  de  1877.) 


354  PIERRE  OLIVAINT 

grâce,  comme  Taurore  avant  le  soleil,  y  pénètre  avaiU 
que  Jésus  s'y  révèle  par  la  communion.  On  les  voit 
s'adoucir  à  mesure  que  l'heureux  jour  approche;  les 
ténèbres  sont  moins  épaisses,  les  volontés  moins 
rebelles  ;  les  figures,  parfois  révoltantes  et  dégradées, 
prennent  elles-mêmes  une  expression  de  bonté  et  de 
douceur....  On  en  voit  qui,  le  jour  de  la  première 
communion,  mouillent  de  larmes  la  table  sainte. 
Une  d'elles,  entendant  lire,  dans  la  Passion,  la  con- 
trainte faite  à  Simon  le  Cyrénéen  pour  porter  la  croix 
de  Jésus,  s'écriait  :  «  Hé  bien,  moi,  j'aurais  voulu  la 
porter  seule,  »  Chose  plus  touchante  encore,  une  fois 
loin  du  pieux  asile  qui  les  a  recueillies,  elles  persé- 
vèrent, sauf  de  rares  exceptions,  dans  la  pratique 
chrétienne.  Il  en  est  qui  ont  souffert,  avec  une 
patience  héroïque,  les  mauvais  traitements  de  parents 
impies,  plutôt  que  de  manquer  au  devoir  dominical 
ou  de  manger  gras  le  vendredi  ;  d'autres  ont  fait  un 
trajet  de  deux  lieues,  à  jeun  jusqu'à  onze  heures, 
pour  se  procurer  le  bonheur  d'une  communion. 

ce  L'une  de  ces  enfants  était  atteinte  d'une  grave 
maladie  de  poitrine,  et  la  joie  de  recevoir  Notre-Sei- 
gneur  réagit  sur  sa  santé,  au  point  d'étonner  le 
médecin.  Une  autre,  jusqu'alors  à  peu  près  muette, 
recouvre  la  parole  à  force  d'efforts  pour  répéter  les 
leçons  du  catéchisme.  Un  dimanche,  une  pauvre 
petite  arrive  au  patronage  avec  ses  vêtements  de  la 
semaine  et  l'air  bien  triste  ;  elle  avait  pleuré.  On  lui 
demande  la  cause  de  son  chagrin  ;  son  père  l'a  bat- 
tue, il  exige  qu'elle  travaille  et  lui  rapporte  trois 
francs.  Aussitôt  ses  compagnes,  presque  aussi  pau- 


CHAPITRE  XIV.  355 

vrcs  qu'elle,  se  cotisent  et  lui  remetlarit  la  somme 
lui  permettent  de  rester.  En  voici  qui  renoncent  à 
des  places  avantageuses  plutôt  que  d'exposer  leur 
innocence.  Leurs  maigres  économies  sont  consacrées 
à  acheter  une  image  de  la  sainte  Vierge  ou  un  cha- 
l)clet. 

«  Savez-vous  ce  qu'a  fait  ma  fille?  disait  un  brave 
homme.  Elle  a  conduit  ma  femme  à  confesse,  et  je 
vois  bien  qu'il  faudra  que  j'en  fasse  autant.  »  —  Un 
autre  ouvrier,  amené  par  son  enfant  au  P.  Olivaint, 
fait  son  abjuration.  Et  le  bruit  se  répand,  dans  les 
aleliers  et  les  mansardes,  du  bien  qu'on  fait  aux 
jeunes  filles  à  Vaugirard.  Celles  qui  ne  peuvent  s'y 
rendre  en  sont  désolées. 

«  Voyez-vous,  disait  le  P.  Olivaint,  cette  pauvre 
enfant  de  dix-huit  ans  qui  travaille  chez  une  blan- 
chisseuse. Elle  repasse  une  robe  blanche  et  se  met  à 
pleurer.  Vous  demandez  pourquoi?  Cette  robe  blan- 
che, c'est  la  première  communion  qui  lui  apparaît, 
elle  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  la  faire.  Et  quand  elle 
apprend  qu'il  y  a  une  première  communion  quelqup 
part,  elle  y  va,  se  met  dans  un  coin,  et  à  la  vue  des 
blanchesy  comme  elle  les  appelle,  ses  larmes  coulent 
en  abondance.  Sa  mère  l'a  vendue,...  mais  la  sainte 
Vierge  inspire  de  pieuses  personnes  qui  la  sauvent; 
Jésus  qui  l'attendait,  l'attire,  la  reçoit,  et  à  son  tour 
elle  a  été  du  nombre  des  blanches.  » 

«  Mettez-moi  où  vous  voudrez,  mais  ne  me  repous 
sez  pas,  »  disait  une  enfant  que  le  peu  de  place  et 
d'argent  empêchait  d'accueillir.  Elle  revint  tous  les 
jours,  jusqu'au  moment  où  fut  exaucée  sa  prière. 


356  PIERRE  OLlyAlNT. 

«  Ne  me  repoussez  pas,  »  redisent  a  l'envi  toutes 
celles  qui,  la  première  communion  faite,  doivent 
quitter  la  maison  de  l'Enfant-Jésus  pour  faire  place 
à  d'autres.  Gomment  les  abandonner  alors,  sans 
compromettre  tout  le  bien  déjà  fait  à  leurs  âmes?  Le 
P.  Olivaint  ne  le  voulut  pas  ;  il  s'elïorça  d'assurer  la 
persévérance  de  ses  chères  enfants,  en  les  confiant, 
autant  que  possible,  à  de  pieuses  maîtresses,  à  des 
maisons  religieuses  jusqu'à  l'âge  de  vingt  et  un  ans. 
La  directrice  d'une  maison  où  l'OEuvre  comi)taiten 
1877  cinquante  de  ces  jeunes  filles  écrivait  :  «  Je 
ne  sais  si  mes  yeux,  comme  ceux  des  mères,  sont  fasci- 
nés; mais  je  suis  bien  contente  de  ces  enfants;  elles 
ont  du  cœur  et  se  portent  avec  courage  vers  le  bien 
qui  leur  est  montré.  » 

Bon  nombre  d'entre  elles  se  aonncné,  dans  la  vie 
religieuse,  à  Jésus-Christ,  qui  s'est  donné  à  elles  le 
premier. 

Et  quand  la  mort  vient  surprendre  quelqu'une  de 
ces  jeunes  filles  transfigurées  par  la  grâce,  on  la 
voit  quitter  la  terre  sans  frayeur  et  sans  regret, 
ce  Ofl"rez-vous  vos  souffrances  à  Dieu  ?  »  demandait-on 
à  l'une  d'elles.  —  «  Oui,  pour  la  conversion  de  mon 
père  et  de  ma  mère.  ^> 

«  Je  suis  heureuse  de  mourir,  »  disait  une  autre, 
sur  son  lit  d'hôpital,  et,  baisant  son  crucifix,  elle 
expira  doucement.  C'est  le  ciel  qui  leur  apparaît  au 
delà  de  la  tombe.  Un  jour  qu'on  décrivait  la  gloire 
des  vierges  qui,  dans  le  paradis,  suivent  l'Agneau 
partout  où  il  va  :  «  C'est  moi  qui  en  veux  bien  !  >> 
B'écria  une  pauvre  enfant  dans  son  naïf  enthousiasme. 


CHAPITRE  XIV.  357 

Une  jeune  iille  du  patronage,  âgée  de  vingt-deux 
ans,  resta  huit  mois  à  l'hôpital  Necker,  donnant 
ù  tous  l'exemple  d'une  angôlique  piété.  Au  chevet  de 
son  lit  elle  avait  disposé  comme  une  petite  chapelle 
qui  lui  rappelait  sans  cesse  la  pensée  de  Dieu.  Sans 
illusion  sur  l'issue  de  sa  maladie,  elle  parlait  de  sa 
mort  prochaine  comme  d'un  voyage  d'agrément 
qu'elle  aurait  projeté.  «  Que  je  suis  heureuse  de 
mourir!  disait-elle;  la  mort  ne  m'efFraye  point,  je  sens 
ma  conscience  tranquille.  Et  pourquoi  aurais -je 
peur  du  bon  Dieu?  »  Elle  fit  couper  et  vendre  ses 
cheveux  pour  qu'après  sa  mort  on  fît  dire  des  messes 
à  son  intention,  puis  elle  voulut  voir  le  suaire  qui 
devait  l'ensevelir,  supplia  le  directeur  de  la  faire  en- 
terrer avec  son  scapulaire,  son  chapelet  et  sa  mé- 
daille d'enfant  de  Marie,  recommandant  surtout  que 
son  corps  ne  fût  touché  par  personne.  Son  grand  dé- 
sir était  de  se  trouver  au  ciel  pour  la  fête  de  l'imma- 
culée Conception.  La  sainte  Vierge  devait  l'exaucer. 
Le  2  décembre,  après  une  nuit  passée  dans  une 
prière  continuelle,  assistée  par  un  Père,  qui,  sur 
sa  demande,  lui  récita  les  prières  des  agonisants, 
calme  et  souriante,  elle  rendit  son  âme  à  Dieu. 
Toutes  les  dernières  volontés  de  la  mourante  furent 
exécutées  par  le  directeur  qui  l'avait  en  haute  estime 
de  sainteté.  11  voulut  que  son  corps  fût  exposé  tout  le 
jour  dans  une  salle,  où  les  malades  s'empressèrent 
de  venir  prier,  et  pour  ses  funérailles  il  fit  orner  l'au- 
tel avec  des  lis  et  couvrir  de  fleurs  son  cercueil  *. 

1.  Compte  rendu  de  1877,  p.  32. 


358  PIERRE  OLIVAINT. 

Il  ne  se  pouvait  que  le  P.  Olivaint  ne  fût  pas  ré- 
compensé lui-même  pour  tant  de  bien  dont  il  était 
le  premier  auteur.  Mais  comment  ne  pas  admirer, 
ilans  le  choix  du  salaire  et  la  façon  de  l'offrir,  l'infi:- 
nie  délicatesse  du  cœur  de  Jésus? 

«  Lorsque  le  P.  Olivaint  était  dans  la  prison  de 
Mazas,  séparé  des  hommes  et  enfermé  dans  une 
étroite  cellule,  sur  ses  lèvres  je  ne  trouve  qu'une 
seule  plainte,  bien  digne  de  son  cœur  sacerdotal.... 
Les  souffrances,  les  outrages,  l'isolement,  les  incer- 
titudes de  l'avenir,  le  vague  d'une  situation  indéter- 
minée, les  menaces  de  mort,  peu  lui  importe! 

Mais  ne  pouvoir  plus  célébrer  la  sainte  messe,  pas 
même  y  assister,  jamais  il  ne  pourra  s'habituer  à 
cette  cruelle  privation.  «  Si  j'étais  petit  oiseau,  écri- 
vait-il, j'irais  tous  les  matins  entendre  la  messe  quel- 
que part,  et  je  reviendrais  après  volontiers  dans  ma 
cage.  »  Eh  bien  !  Jésus,  le  pain  des  Anges,  le  divin  via- 
tique de  la  mort  et  de  l'éternité,  Jésus  va  venir  vers 
lui,  puisque  le  captif  ne  peut  pas  aller  à  Jésus.  Qui 
donc  lui  donnera  cette  consolation  suprême  qu'il 
désire  avec  tant  d'ardeur  ?  qui  portera  jusqu'à  Mazas 
la  nourriture  divine,  pour  fortifier  dans  son  dernier 
combat  l'âme  du  prêtre,  de  l'apôtre  et  du  martyr? 
C'est  rOEuvre  de  la  première  Communion  qui  va  don- 
ner à  son  fondateur  la  seule  récompense  qu'il  ambi- 
tionne pour  tant  de  travaux  et  de  fatigues.  Au  jour 
où  dans  nos  rues  commençait  une  lutte  sanglante, 
je  fus  témoin  de  ces  mystérieux  préparatifs  qui  ont 
laissé  dans  mon  âme  d'ineffaçables  souvenirs....  De 
cette  chapelle  où  si  souvent  le  P.  Ohvaint  avait  fait 


CHAPITRE  XIV.  359 

appel  à  la  charité  en  faveur  de  ses  chers  enfants, 
Jésus  sortit,  porté  par  de  faibles  mains  ;  il  alla  dans 
son  cachot  consoler  et  bénir  le  vaillant  athlète  à  qui 
tant  d'àmcs  doivent  le  bienfait  de  l'Eucharistie. 

a  N'est-il  pas  vrai  que  notre  OEuvre  a  noblement 
payé  sa  dette  de  reconnaissance?  Et  quelles  actions 
de  grâces  a  dû  lui  rendre  notre  bien-aimé  Père!.... 

«  Quand  il  fut  permis  de  relever  les  cadavres  si 
défigurés  par  le  supplice  qu'à  peine  pouvait-on  les 
reconnaître,  sur  la  poitrine  de  la  glorieuse  et  sainte 
victime  on  trouva,  teinte  de  son  sang,  la  médaille  de 
l'Enfant  Jésus  qui  est  remise  à  chacune  de  nos  pre- 
mières communiantes  *.  Le  martyr  est  donc  tombé 
portant  sur  son  cœur  les  insignes  de  son  œuvre  de 
prédilection,  ctjusque  dans  sa  mort  il  lui  donne  ainsj 
une  preuve  nouvelle  de  fidélité  et  un  nouveau  témoi- 
gnage d'amour ^  » 

1.  «Prendre  sur  moi,  en  témoignage  de  conCancCj  cette  petite  mé- 
daille dont  j'admire  les  effets  dans  les  autres.  »  Celle  touchante  réso- 
iition  du  P.  Olivaint  date  de  sa  retraite  de  1865.  —  Voy.  Journal  de» 
Retraites^  I,  p.  213. 

2.  Compte  rendu  par  le  R.  P.  Chauveau,  1877.  Voici  quelques  indi- 
cations précises  sur  cette  OEuvre  chère  au  P.  Olivaint  :  On  donne  le  nom 
de  bienfaitrices  aux  personnes  qui  ontadopté  cinq  jeunes  filles.  Il  suffit 
d'en  avoir  adopté  une  pour  avoir  le  titre  de  zélatrice.  Les  frais  pour 
chaque  jeune  fille  s'élèvent  en  moyenne  à  120  francs,  que  la  zé- 
latrice s'engage  à  fournir  à  TOEuvre,  en  recueillant  des  souscriptions 
de  12  francs  par  an,  ou  des  dons  volontaires  sans  engagement  ulté- 
rieur, —  Un  patronage  réunit  tous  les  dimanches  les  jeunes  filles  pla- 
cées par  rOEuvre.  Aux  époques  de»  premières  communions,  toulcs 
celles  qui  le  désirent  peuvent  venir  passer  trois  joqs  de  retraite  à  la 
maison.  —  Une  réunion  générale  a  lieu  tous  les  ans.  —  S.  S  Pie  IX 
a  accordé  aux  zélatrices  de  nombreuses  indulgences.  On  peut  s'adres- 
ser à  Mlle  Delmas,  rue  Notre-Dame-des-Champs,  33. 


360  PIERRE  OLIVAINT. 

Il  est  une  autre  OEuvre  à  laquelle  le  P.  Olivaint 
donna  également  tout  son  cœur,  nous  voulons  parler 
de  là  Société  de  Saint-François- Xavier  qu'il  fonda,  avec 
le  concours  de  M.  le  curé  et  des  notables  habitants 
de  Vaugirard,  en  faveur  des  ouvriers  de  cette  pa- 
roisse. Malheureusement,  les  plus  actives  recherches 
n'ont  pas  réussi  à  retrouver  les  registres  où,  depuis 
Torigine,  étaient  consignés  les  actes  les  plus  impor- 
tants de  cette  fraternelle  et  pieuse  association  ;  nous 
en  sommes  réduits  aux  dépositions  orales  de  quel- 
ques-uns des  membres  et  aux  souvenirs  de  ceux  qui 
dirigèrent  l'OEuvre  après  le  départ  de  son  fondateur. 

Voici  comment  la  pensée  vint  au  P.  Olivaint  de 
l'établir.  Depuis  longtemps  il  était  l'intime  ami  du 
vénérable  abbé  Planchât,  son  futur  compagnon  de 
martyre,  qui,  le  jour  de  l'Immaculée  Conception  1854 
ou  1855,  l'invita  à  prêcher  à  ses  ouvriers  de  Grenelle. 
La  fête  qui  réunissait  les  membres  de  la  Sainte- 
Famille  à  ceux  de  la  Société  de  Saint-François-Xavier 
fut  magnifique,  et  le  Recteur  de  Vaugirard,  se  retrou- 
vant au  milieu  de  tout  ce  peuple  comme  dans  l'élé- 
ment préféré  de  son  zèle,  conçut  aussitôt  le  dessein 
de  transplanter  auprès  de  son  collège  un  rameau  de 
cette  chrétienne  institution. 

L'établissement  définitif  n'eut  cependant  lieu  qu'en 
janvier  1856.  Ce  jour-là,  33  noms  furent  inscrits; 
l'année  suivante,  on  en  comptait  déjà  124,  et  près  de 
500  au  moment  où  le  P.  Olivaint  dut  quitter  la  direc- 
tion de  l'OEuvre  pour  se  rendre  à  la  maison  de  la 
rue  de  Sèvres. 

Les  fruits  furent  consolants;  des  hommes  qui  jus- 


CHAPITRE  XIV.  361 

que-là  négligeaientleursdevoirs  chrétiens,  firentpubli- 
quementleurspàques  à  la  paroisse.  La  retraite  do  la  se- 
maine sainte  était  toujours  donnée  par  le  P.Olivaint. 
D'ailleurs,  ses  paroles  étaient  recueillies  en  toute  ren- 
contre avec  une  vive  sympathie  ;  sans  s'abaisser  jamais, 
il  savait  si  bien  donner  à  son  langage  ce  tour  vif  et 
familier  qui  plaît  à  l'ouvrier  parisien  !  Puis  il  était  si 
affable,  si  bon!  Il  accueillait  avec  une  amabilité  si 
naturelle  tous  ceux  qu'il  attendait,  comme  un  pasteur 
ses  ouailles,  au  péristyle  de  l'église  !  Chacun  avait 
un  mot  d'encouragement  accompagnant  son  nom 
propre.  Car  il  les  connaissait  tous,  ses  chers  ouvriers, 
empressé  à  les  visiter  dans  leurs  épreuves  et  leurs 
maladies,  d'une  générosité  dans  ses  aumônes  dont 
le  souvenir  vit  encore.  Aussi  personne  d'entre  eux 
ne  refusa-t-il  jamais  les  derniers  secours  de  la  reli- 
gion quand  le  P.  Olivaint  les  proposait. 

Nous  trouvons  dans  les  annales  du  collège  la  men- 
tion d'un  fait  touchant  :  Le  P.  Recteur  ayant  converti 
un  brave  ouvrier  protestant,  lui  fit  faire  sa  première 
communion  à  la  chapelle,  puis  l'invita  à  déjeuner 
avec  lui  et  son  parrain.  Une  autre  fois  il  écrivait  à  un 
de  ses  amis,  célèbre  avocat:  «  Cher  ami,  aujourd'hui 
pour  la  bonne  fête,  je  t'envoie  non  pas  quelque  grand 
du  monde,  mais  un  pauvre  ouvrier.  Jeté  serais  bien 
reconnaissant  de  lui  donner  quelques  bons  conseils. 
C'est  un  des  membres  de  ma  Société  de  Saint-Fran- 
çois-Xavier. » 

Un  jour  de  dimanche,  oii  tombait  la  solennité  de 
l'Immaculée  Conception,  le  P.  Olivaint  engagea  forte- 
ment ses  ouvriers  à  placer  leurs  familles  sous  le  puis- 


PIERRE  OLIVAIKT. 

saut  patronage  de  la  sainte  Vierge,  et  promit  en  sou- 
venir, à  tous  ceux  qui  feraient  cette  sorte  de  consé- 
cration, une  grande  gravure,  représentant  la  sainte 
Famille  et  que  chacun  placerait  au  lieu  le  plus  appa- 
rent de  sa  demeure.  Le  jour  où  se  fit  la  distribution  de 
ces  pieux  souvenirs,  plus  de  trois  cents  ouvriers  s'em- 
pressèrent pour  les  recevoir  et  bon  nombre  sans  doute 
les  conservent  précieusement  encore.  En  même  temps 
il  leur  fit  répéter  à  tous  cette  simple  invocation:  Que 
la  sainte  Vierge  fasse  descendre  sur  nous  et  nos  fa-' 
■nnlles  les  bénédictions  de  son  divin  Fils. 

Le  vénéré  cardinal  Morlot  témoignait  à  cette  œuvre 
une  particulière  sympathie,  et  lui  en  donna  plusieurs 
fois  d'éclatants  témoignages. 

Les  ouvriers  ne  furent  pas  ingrats.  Quand  mourut 
la  mère  de  leur  cher  directeur  qu'ils  ne  possédaient 
plus  depuis  trois  ans,  ils  se  rendirent  en  grand  nom- 
bre aux  funérailles. 

Peu  de  temps  après  le  départ  du  P.  Olivaintpour  la 
rue  de  Sèvres,  celui  qui  lui  succédait  dans  cette  œu- 
vre rencontra,  au  milieu  de  la  rue  Blomet,  un  brave 
charretier  qui  l'arrêtant,  lui  dit  :  «Mon  Père,  c'est  bien 
vous,  n'est-ce  pas,  qui  remplacez  auprès  des  ouvriers 
le  bon  Père  Oiivaint?  »  Sur  la  réponse  affirmative  : 
«  Eh  bien,  ajouta  t-il,  c'est  demain  la  Saint-Pierre  et 
sa  fête  ;  veuillez  bien  la  lui  souhaiter  de  la  part  d'un 
tel.  « 

Un  autre,  sur  le  point  de  retourner  dans  son  pays, 
exprimait  dans  une  lettre  ailecLueuse  sa  reconnais- 
sance «  pour  les  bons  avis  et  instructions  charitables 
qu'il  avait  reçus,  »  et  suppliait  «  de  laisser  son  nom 


CHAPITRE  XIV.  3a'-k 

sur  la  liste  des  membres  au  nombre  desquels  il  avait 
l'iionneur,  disait-il,  d'être  inscrit,  assurant  qu'il  res- 
tait uni  de  cœur  à  cette  sainte  et  charitable  institu- 
tion. » 

Non, l'ouvrier,  l'ouvrier  parisien  lui-même,  n'estpas 
aussi  incroyant,  aussi  perverti  qu'on  pense.  Il  est  ca- 
pable des  plus  généreux  sentiments  et  il  y  cède  vo- 
lontiers, lorsqu'au  lieu  d'être  indignement  exploité 
par  des  sophistes  et  des  tribuns,  il  rencontre  sur  son 
chemin  un  homme  de  conviction  et  de  cœur  qui, 
comme  le  P.  Olivaint,  compatît  à  ses  peines  el  les 
adoucit  par  la  pensée  de  Dieu, 


ï 


CHAPITRE  X^' 


ÏJ?  p.  Olivainl  supérieur  à  la  rue  de  Sèvres,  —  Sa  prédication 
et  sa  direction.  —  Mort  de  sa  mère. 


«  L'amour  des  enfants  est  ma  vocation  »,  avait  dit 
le  P.  Olivaint.  Cet  amour  était  bien  prouvé  et  cette 
vocation  bien  remplie.  Dans  l'humble  et  laborieux 
ministère  de  l'enseignement  et  de  l'éducation,  vingt- 
cinq  années  avaient  été  généreusement  dépensées, 
dont  treize  à  Vaugirard^  Lorsque,  le  11  août  1865 ,  le 
P.  Olivaint  se  rendit  à  la  résidence  de  la  rue  de  Sèvres 
pour  y  remplacer,  dans  la  charge  de  Supérieur,  le 
vénéré  Père  de  Ponlevoy,  nommé  Provincial,  venait- 
il  donc  prendre  sa  retraite  et  jouir  d'un  repos,  ce 
semble,  légitimement  gagné  ?  Non,  car  «  le  dévouement 
était  sa  vie  »,  et  il  entendait  ne  se  reposer  que  dans 


î.  «Aujourd'hui,  écrivait-il  le  22  février  1865,  j'ai  quarante-neuC 
ans.  Qu'ai-je  fait  pour  Jésus?...  Ne  demandez  pas  que  je  me  porte 
mieux:  il  y  a  souvent  tant  d'avantages  pour  l'âme  dans  les  défaillances 
du  pauvre  corps  1  Mais  demandez  que  j'aime  plus,  que  j'aime  mieux, 
que  j'aime  vraiment  Jésus.  » 


CHAPITRE  XV.  365 

réternité.  «  Vous  voulez,  ô  mon  Dieu,  que  je  m'a- 
vance à  la  conquête  des  âmes,  disait-il  à  cette  époque 
même  ;  vous  avez  tout  fait  pour  m'y  préparer.  Après 
m'avoir  essayé  dans  quelques  combats,  vous  allez 
me  jeter  dans  la  mêlée,  et  c'est  au  plus  épais,  au  plus 
difficile  que  vous  me  jetez  ^  » 

Ainsi,  tout  ce  qu'il  avait  fait  jusque-là  n'était,  à 
son  sens,  qu'une  préparation,  un  essai,  et  pour  ainsi 
dire  une  escarmouche  ;  la  grande  guerre  allait  com- 
mencer. 

Avant  de  s'y  engager,  le  P.  Olivaint  se  retira  dans 
la  solitude  et  sonda  son  cœur.  Deux  sentiments  con- 
traires l'agitaient.  Bien  qu'affermi  depuis  longtemps 
dans  cette  parfaite  indifférence  qui,  d'après  saint 
François  de  Sales,  consiste  à  ne  rien  demander,  à 
ne  rien  refuser,  à  ne  rien  désirer,  l'ancien  recteur  de 
Vaugirard  ressentait  douloureusement  la  peine  de  la 
séparation.  Grâce  à  Dieu,  la  vertu  d'indifférence  n'a 
rien  de  commun  avec  l'insensibilité  ;  le  divin  agoni- 
sant de  Gethsémani  lui-même  souffrit  une  angoisse 
mortelle,  en  disant  au  Père  céleste  :  Fiat!  Son  fidèle 
imitateur  avait-il,  avec  le  regret  résigné  de  ce  qu'il 
quittait,  le  pressentiment  de  la  passion  sanglante  qui 
l'attendait  dans  un  si  prochain  avenir?  Toujours  est- 
il  que,  durant  ces  jours  de  retraite,  il  éprouva,  dit- 
il,  «  une  sorte  de  marasme  moral,  de  fatigue,  de  dé- 
couragement, comme  si  le  fardeau  était  trop  lourd,... 


1.  Noies  inédites.  —  «  Puissé-je  travailler  un  peu  mieux  à  la  gloire 
de  Dieu,  avec  plus  de  générosité^  avec  plus  de  loi,  avec  plus  d'union 
au  Maître.  •  (Lettre  du  IB  juillet  1865.) 


•^66  PIERRE  OLIVAINT. 

aa  point  qu'il  eût  été  content  si  Gayenne  ou  même  le 
choléra  était  venu  le  délivrer  ^  » 

Ce  fut  pour  lui  comme  une  agonie  du  cœur  ;  en 
conformité  avec  le  Sauveur  des  hommes,  celui  qui 
devait  travailler  au  salut  d'un  grand  nombre,  com- 
mença par  souffrir  les  tourments  de  la  tristesse  et  de 
l'ennui,  du  dégoût  et  de  la  crainte'.  Mais,  lui  aussi, 
prolongeant  sa  prière,  fut  réconforté  par  l'ange  de 
Dieu.  A  cette  impression  passagère  de  découragement 
succéda  la  détermination  généreuse  de  n'y  point 
céder. 

«  La  lâcheté  est  en  contradiction  avec  ma  nature, 
se  dit-il,  avec  la  direction  que  je  donne  à  tant  d'âmes, 
avec  ma  devise  :  Confiance  et  courage! 

ce  Aussi  bien,  quelle  Providence  sur  moi  î  Comment 
Notre-Seigneur  m'a-t-il  amené  ici,  à  l'apostolat  que 
j'ai  tant  désiré,  malgré  l'âge,  les  fatigues,  les  enga- 
gements du  Collège?  On  dirait  que,  dans  sa  délica- 
tesse, Jésus  m'offre  consolation,  réparation,  pour 
ainsi  dire.  Non,  non,  ce  n'est  pas  un  piège,  il  ne  peut 
me  trahir.  Par  là  même  qu'il  me  met  ici,  je  dois 
compter  sur  son  secours'.  » 

A  mesure  qu'il  avance  dans  les  saints  exercices,  la 
tristesse  et  l'abattement  font  place  à  une  humble 
joie,  à  je  ne  sais  quel  enthousiasme  pieusement  guer- 
rier. A  propos  de  la  magnifique  contemplation  du 
règne  ou  de  Vappel,  que  le  P.  Olivaint  nomme  heu- 

1.  Journal  des  Relraitcs,  U,  p.  211  et  suiv. 

2.  Cœpit  contrislari  et  mœstus  esse.  (Matth,,  xxvi,  37.)  —  CœpH 
pavere  tl  txdere.  (Marc,  xiv,  33.) 

3.  humai  des  Retraites,  II,  p.  211  et  80»>. 


CHAPITRE  XV.  367 

reusement  la  levée,  avec  quelle  bravoure  il  se  jette  ba 
avant  !  «  Je  veux,  Seigneur,  me  signaler  à  votre  fct^- 
vice.  Je  veux  faire  comme  ces  chevaliers  qui  cédaient 
leurs  châteaux  à  leur  prince.  Je  vous  livre  aussi  tout 
mon  cœur  :  faites-en  un  sanctuaire  où  tout  chante 
vos  louanges  ;  faites-en  un  fort,  armé  pour  vos  com- 
bats. Cette  divine  occupation  ne  s'accomplira  pas  sans 
souffrance.  J'accepte  la  souffrance,  Seigneur.  —  Que 
de  privations,  que  d'humiliations,  que  d'abnéga- 
tions !...  Coûte  que  coûte,  Illura  oportet  crescere, 
me  autem  minui  ^  Je  l'ai  dit,  je  ne  me  rétrac- 
terai jamais.  Encore  une  fois,  je  vous  livre  tout, 
et  j'aurais  mille  cœurs,  que  je  voudrais  ainsi  vous 
les  livrer  sans  partage.  »  Et  après  un  humble  retour 
sur  le  passé  :  «  Comment,  ô  mon  Dieu,  ne  m'avez- 
vous  pas  chassé  de  votre  service,  comme  vous  en 
avez  chassé  bien  d'autres  à  qui  vous  avez  fait  moins 
de  grâces  et  qui  vous  avaient  fait  moins  d'injures? 
Au  lieu  de  cela,  sans  vous  lasser,  que  de  fois  chaque 
année,  que  de  fois  chaque  jour,  vous  m'avez  de  nou- 
veau fait  entendre  votre  voix,  votre  appel  sacré,  au 
fond  du  cœur!  Yous  me  pressez  encore  maintenant  et 
plus  vivement  que  jamais.  » 

Toutefois,  à  l'entrée  de  la  carrière  apostolique  ou- 
verte devant  lui,  il  hésite  :  «  J'ai  peur  maintenant, 
j'ai  peur  de  moi.  En  vous  promettant  autrefois  tant 
de  fidélité  et  de  courage,  il  me  semble  que  je  ne  sa- 
vais ce  que  je  disais,  que  je  ne  me  figurais  pas  à 
quelles  luttes  vous  alliez  me  conduire  ;  mais  mainte- 

I-   «  Il  faut  qu'il  croisse  et  que  je  diminue.  »  (Joan.^  iir,  30,) 

32 


\ 


368  PIERRE  OLIVAINT. 

nanique  j'ai  si  souvent  éprouvé  ma  faiblesse,  c'est  à 
peine  si  j'ose  vous  dire  :  Adsum!  comme  autrefois. 

ce  Si  vous  me  demandiez  de  partir  pour  Gayenne, 
aussitôt  je  répondrais  :  Oui,  de  tout  mon  cœur*.  Si 
vous  me  montriez  un  hôpital  de  pestiférés,  j'y  entre 
rais  avec  joie.  S'il  fallait  travailler  au  salut  des  âmes 
sur  un  champ  de  bataUle  ou  dans  les  horreurs  d'une 
révolte,  je  me  sens  encore  prêt  à  courir.  Si  vous  dé- 
siriez me  confiner  dans  un  coin  obscur,  dans  un  vil- 
lage ignoré,  ou  me  jeter  dans  un  cachot,  je  m'imagine 
que  j'accepterais  avec  bonheur  !...  » 

Dans  cinq  ans,  tout  cela  et  plus  que  tout  cela  sera 
réalisé  !  Mais ,  en  attendant,  qu'est-ce  donc  que  le 
P.  Olivaint  appréhende  plus  que  la  mission  des  forçats, 
l'hôpital  des  pestiférés,  les  périls  du  champ  de  ba- 
taille, la  captivité  ou  la  mort?  C'est  Paris,  c'est  la 
situation  plus  en  vue  qui  lui  est  faite,  avec  les  rela- 
tions qu'elle  va  lui  créer. 

«  Travailler  à  Paris,  dit-il,  sur  ces  personnes  du 
grand  monde,  au  cœur  même  des  trois  concupiscen- 
ces... je  crains  d'avoir  le  vertige,  je  crains  de  vous 
trahir.  Cependant,  je  vous  entends  me  dire  d'avoir 
confiance.  Par  assez  de  signes,  vous  m'avez  montré 
que  vous  m'attendiez  là;  je  n'ai  plus  rien  à  dire.  Le 
dévouement  est  ma  passion.  Je  voudrais  vous  être 
dévoué  comme  en  Chine.  L'occasion  est  belle. . . .  Toutes 


1.  La  pensée  du  P.  Olivaint,  on  le  voit,  se  porte  vers  Cayenne  avec 
persistance.  Son  cœur  y  était  particulièrement  à  ce  moment,  où  son 
vieil  ami  de  l'École  normale,  le  P.  Charles  Verdière,  venait  de  s'em- 
barquer pour  cette  lointaine  et  rude  mission  des  forçats. 


CHAPITRE   XV.  369 

mes  fautes  passées,  je  les  jette  en  bloc  dans  le  feu  de 
votre  miséricorde  *. 

«  Une  chose  me  rassure,  dans  les  tentations  qui  ne 
manqueront  pas  devenir,  c'est  que  j'aimerais  mieux 
ne  pas  être  placé  sur  un  si  grand  théâtre,  c'est  que 
je  sacrifierais  sans  peine  toutes  les  relations  d'où 
sortent  mes  épreuves  ;  c'est  que  le  tourment  de  ma 
vie,  c'est  de  ne  pas  être  encore  assez  humble,  assez 
mortifié  par  amour  pour  vous....  Que  le  démon  et  le 
monde  fassent  tout  ce  qu'ils  voudront,  ô  mon  Dieu, 
mon  cœur  est  à  vous,  à  vous  seul  ! 

«  Il  me  semble  encore  que  je  me  trompe  et  que  je 
vous  trompe,  quand  je  dis  qu'il  est  à  vous.... 

«  Ah  !  je  voudrais  qu'en  ce  moment  il  fût  percé  de 
votre  croix,  qu'il  s'enflammât  de  votre  feu  sacré, 
quelles  que  soient  les  souffrances!...  Que  m'impor- 
tent les  souffrances,  sijepuis  être  à  vous  !  Percez  donc 
mon  cœur,  allumez-y  votre  feu,  que  ce  feu  divin  se 
porte  dans  tous  mes  sens,  dans  tout  mon  être  pour 
le  vivifier.  Que  je  sois  comme  changé  en  vous,  que 
ce  ne  soit  plus  moi,  mais  que  ce  soit  vous  !.. 

«  0  Seigneur,  que  je  me  livre  donc  enfin  :  il  est 
bien  temps  !  C'est  maintenant  ou  jamais  qu'il  faut  que 
je  me  livre.  J'ai  été  jusqu'à  présent  si  lâche,  il  est 
bien  juste  que  je  répare  mes  fautes  passées.  Il  en  est 
si  peu  parmi  vos  serviteurs  qui  se  donnent  vraiment 
tout  à  vous  !  J'en  rougis  pour  eux.  Comment  !  Et  moi 
je  ne  serais  pas  de  ce  petit  nombre  qui  vous  conso- 
lent à  tout  prix  par  un  dévouement  sans  regret  et  sans 

1.  Cette  belle  pensée  est  du  vénérable  Père  de  la  Colombière. 


370  PIERRE  OLIVAINT. 

ipesure?  Non,  mon  Seigneur  Jésus,  vous  qui  m'avez 
tant  aimé,  vous  que  j'aime,  il  n'en  sera  pas  ainsi. 
Emmenez-moi  avec  vous  à  la  conquête  des  âmes; 
faites-moi  partager  votre  pauvreté,  vos  humiliations, 
vos  souffrances;  je  rejette  une  pusillanimité  misé- 
rable, une  humilité  mal  entendue  qui  paralyserait  le 
zèle  en  mon  cœur.  Si  je  ne  sais  pas  vous  aimer  comme 
il  faut,  que  je  vous  gagne  au  moins  des  âmes  qui 
vous  aiment.  Donnez-moi  le  dévouement  généreux  et 
simple  d'un  Paul  Granger*.  Spin^us  m  nobis!...  Que 
votre  Esprit  emporte  mon  char  de  guerre  ;  que  votre 
Esprit  m'unisse  à  vous  et  me  donne  puissance  sur  les 
âmes.  » 

Cet  admirable  entretien  de  l'apôtre  avec  son  divin 
Maître,  écrit  de  sa  main  sur  une  feuille  volante,  ne 
faisait  pas  partie  du  Journal  des  Retraites.  Il  en  com- 
plète les  révélations  et  nous  aide  à  pénétrer  plus  avant 
dans  ce  cœur  vaillant,  invincible  à  l'épreuve  et  déjà 
ambitieux  du  martyre. 

A  la  rue  de  Sèvres,  le  P.  Olivaint  fut,  dans  toute  la 
vérité  du  mot,  un  ouvrier^  operarius^  ;  ouvrier  infati- 
gable, «  sacrifiant  tout,  son  temps  et  sa  santé  pour 
Tœuvre  la  plus  petite;  prenant  pour  lui  le  plus  péni- 
ble, se  chargeant  volontiers  de  la  tâche  d'autrui,  et 
dans  les  préoccupations  d'un  labeur  incessant,  ou- 
bliant même  de  réparer  ses  forces  *  «.  On  l'a  justement 

-  1.  Le  Frère  Paul  Oranger,  reçu  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1846; 
mort  en  1850  au  collège  de  Brugelette,  digne  imitateur  des  Stanislas, 
des  Louis  de  Gonzague,  des  Berchmans. 

2.  C'est  le  nom  officiellement  donné  dans  la  Compagnie  aux  reli- 
gieux appliqués  aux  fonctions  du  ministère  apostolique. 

3.  Dépositions  de  plusieurs  Pères  de  la  Résidence.  «  Je  ne  crois  pas, 


CHAPITRE  XV.  371 

défini  un  homme  toujours  debout^  lutlcur  et  marcheur 
exerçant  dans  la  sphère  de  son  action,  comme  iame 
dans  le  corps,  une  influence  partout  présente,  mais 
que  son  humilité  s'efforçait  de  rendre  invisible.  Toute 
sa  sollicitude  était  de  se  montrer  ainsi  un  bon  ouvrier, 
agréable  à  Dieu,  insensible  aux  jugements  contradic- 
toires du  monde,  et,  comme  il  aimait  à  dire  après 
saint  Paul,  incon fusible^  :  devoir  plus  rigoureux  au 
luilieu  de  Paris,  «  cette  Babylone  où  le  mal  est  si 
grand,  où  les  ouvriers  d'iniquités  sont  si  nom- 
breux et  déploient  tant  de  zèle.  «  Jamais,  disait- 
il,  l'ouvrier  de  Dieu  n'a  trouvé  en  ace  de  lui 
les  ennemis  du  bien  plus  puissants,  les  mauvaises 
doctrines  plus  universellement  répandues,  les  mœurs 
publiques  plus  perverties,  les  dangers  de  l'Église  plus 
extrêmes,  la  haine  contre  la  Compagnie  de  Jésus  plus 
vive.  En  de  tels  temps,  ce  qu'il  faut  redouter,  c'est  la 
pusillanimité,  la  faiblesse.  Soyons  incon fusibles;  éle- 
vons-nous au  niveau  de  nos  épreuves.  Si  nous  n'a- 
vions plus  d'épreuves,  alors  seulement  il  faudrait 
trembler;  le  diable  alors  ne  tenterait  rien  contre 
nous,  parce  qu'il  n'aurait  rien  à  redouter  de  nous. 
C'est  bon  signe  qu'il  s'agite,  s'irrite  et  résiste.  » 

Mais  d'autre  part,  l'ouvrier  apostolique  ne  voulait 
pas  qu'on  calomniât  trop  ce  siècle,  où  le  bien  heurte 

dit  l'un  d'eux^  que  le  P.  Olivaint  mangeât  la  moitié  de  ce  qui  lui  était 
nécessaire  et  de  ce  que  les  autres  religieux  mangeaient  à  leurs  repas 
ordinaires.  »  —  «Nous  en  étions  réduits,  ajoute  un  autre,  à  nous 
plaindre  au  P.  Provincial  de  ce  que  le  P.  Olivaint  ne  s'épargnait  en 
rien  et  s'épuisait.  » 

1.  Sollicite  cura  te  ipsiim  probabilem  Dco  exhibere  operarium 
incon fusibilem.   (Il  Tim.,  u,  15.) 


372 


PIERRE  OLIVAINT. 


partout  le  mal;  c'est  ce  champ,  et  non  pas  un  autre, 
que  le  père  de  famille  nous  ordonne  de  cultiver  :  il 
serait  trop  aisé  de  le  maudire  en  se  croisant  les  bras. 

«  Ne  nous  prenons  pas  à  souhaiter  des  temps 
moins  troublés,  parce  que  l'apostolat  y  était  plus 
facile  ;  peut-être  avons-nous  autrefois  demandé  les 
missions  lointaines  où  l'apostolat  est  plus  laborieux: 
réjouissons-nous  d'avoir  en  compensation  quelque 
chose  à  souffrir  pour  le  nom  de  Jésus-Christ. 

«  Après  tout,  ne  nous  exagérons  pas,  comme  les 
alarmistes,  les  misères  de  notre  temps.  Que  de  signes 
heureux  !  que  de  retours  consolants,  présages  de  nou- 
veaux retours!  Quelle  n'est  pas  la  faiblesse  de  nos 
adversaires  au  point  de  vue  des  doctrines  !  Quel  be- 
soin de  Dieu  dans  le  cœur  d'un  grand  nombre,  besoin 
d'autant  plus  grand  qu'ils  ne  l'ont  jamais  connu!  Et 
puis  est-ce  que  la  grâce  et  le  sang  de  Jésus-Christ  ont 
perdu  leur  efficacité?  Non  sans  doute.  Nous  sommes 
bien  faibles  :  Infirma  mundi  elegit  Deus  M —  Un  saint 
Vincent  de  Paul  n'y  ferait  rien,  disait  un  prêtre  dé- 
couragé. —  Aucontraire,  seulunsaintpeut  faire  quel- 
que chose.  Ce  sont  les  saints  qui  nous  manquent. 
C'est  là  le  plus  grand  besoin  de  notre  temps.  Soyons 
des  saints,  donnons  satisfaction  à  ce  besoin  :  comme 
facilement  on  fera  face  alors  à  tous  les  autres'^  !» 

Un  saint!  Voilà,  pour  tou  résumer  d'un  mot,  ce 
que,  plus  que  jamais  dans  cette  dernière  phase  de  sa 
vie,  le  P.  Olivaint  voulut  devenir.  Dans  quelle  mesure 


1.  ICor.,i,  27. 

2.  Exhortation  à  la  communauté  de  la  rue  de  Sèvres. 


CHAPITRE  XV.  373 

il  y  réussit,  l'Église  infaillible,  nous  l'espérons,  le 
déclarera  un  jour;  en  attendant,  tous  ceux  qui  l'ont 
vu  à  l'œuvre  sont  unanimes  à  dire  que  les  suprêmes 
efforts  de  son  apostolat  furent  comme  autant  de  pas 
rapides  vers  le  terme  ardemment  désiré,  et  dès  lors 
peut-être  entrevu,  du  martyre. 
-  Sa  puissance  sur  les  âmes  s'exerça  surtout  par 
deux  grands  moyens,  la  parole  et  la  direction  *. 

Du  prédicateur,  il  semble  d'abord  qu'il  y  ait  peu  à 
dire.  Rarement,  en  effet,  le  P.  Olivaint  monta  dans 
les  grandes  chaires  de  la  capitale;  et  quand  il  y  pa- 
rut, ce  fut  comme  en  passant.  Nous  avons  sous  les 
yeux,  écrite  de  sa  main,  la  longue  liste  des  sermons 
qu'il  a  prêches,  des  retraites  qu'il  a  données,  des 
exhortations  qu'il  a  faites.  Sauf  quelques  stations, 
d'ailleurs  fort  remarquées,  à  Saint-Thomas  d'Aquin, 
à  Notre-Dame  des  Victoires...,  et  d'assez  nombreuses 
prédications  à  Sainte-Clotilde,  à  Saint-Sulpice,  à 
Saint-Augustin,  à  la  Trinité,  à  Notre-Dame  de  Lorette, 
il  ne  s'agissait  presque  toujours  que  d'entretiens  fa- 
miliers à  des  groupes  particuliers  de  fidèles  ou  à  des 
communautés  religieuses. 

En  revanche,  il  ne  se  passait  guère  de  semaine  que 
le  P.  Olivaint  ne  parlât  trois  fois,  cinq  fois  et  plus 
encore.  Lui  aussi,  mais  dans  le  meilleur  sens  du 
mot,  il  fut  «  le  semeur  de  parole  ',  ainsi  que  les 
Athéniens  disaient  de  saint  Paul  :  Seminiverbius'^\ 
chaque  jour,  sortant  du  silence  de  sa  prière,  pour 

1.  Vir  potens  in  opère  et  sermone  coram  Deo  et  omni  populo. 
(Luc,  XXIV,  19.) 

2.  Act.  Apost.,  ïvii,  18. 


374  PIERRE  OLIVAINT. 

tôlier  .jeter  à  pleines  mains  le  bon  grain  dans  les 
cœurs  bien  préparés*. 

Comment  caractériser  cette  parole  si  largement 
prodiguée  à  tous  et  en  toute  rencontre,  à  la  fois  facile 
et  correcte,  simple  et  distinguée,  solide  et  chaleureuse, 
originale  et  pratique,  proportionnée  à  chaque  classe 
d'auditeurs,  également  goûtée  des  esprits  les  plus 

divers? 

Ce  n'était  point  le  sermon  ciassique,dont  nos  grands 
prédicateurs  du  dix-septième  siècle  nous  ont  laissé 
d'admirables  modèles,  le  sermon  à  l'ordonnance  sa- 
vante, parfois  un  peu  compassée  et  un  peu  officielle. 
Était=ce  donc  l'homélie,  ce  commentaire  dogmatique 
et  moral  du  texte  sacré,  si  cher  aux  Pères  de  l'É- 
glise, remis  en  honneur  par  quelques-uns  de  nos 
meilleurs  orateurs  modernes?  C'était  autre  chose  en- 
core. 

ce  Prêcher,  c'est  causer  »,  disait  un  jour  le  P.  Oli- 
vaint.  Et  nous  ne  trouvons  rien  qui  exprime  mieux 
l'idée  qu'il  se  faisait  de  la  prédication  et  la  manière 
dont  il  la  pratiquait  lui-même.  Cela  toutefois  demande 
explication.  Il  causait ^  c'est-à-dire  que  sa  parole, 
échappant  aux  généralités  abstraites,  particularisait 
une  vérité  sous  forme  sensible  et  vivante,  en  vue  d'un 
auditoire  déterminé.  Plutôt  méditée  qu'apprise,  elle 
n'était  pas  récitée  et  comme  lue  dans  la  mémoire,  mais 
ellejaillissait  du  cœur,  vive,  abondante,  spontanée,  et 
si  naturelle,  que  chacun  devait  se  dire:  Voilà  qui  me 
regarde,  voilà  qui  s'adresse  surtout  à  moi  *. 

1.  Exiit  quiseminat  seminare  semen  suum.  (Luc,  viii,  o.) 

2.  «  Parier  à  quelqu'un,  dit  finement  le  P.  Gisbert  {l'Éloquence  chré- 


CHAPITRE  XV.  375 

Et  ce  n'était  cependant  pas  une  improvisation,  du 
moins  au  sens  où  se  prend  vulgairement  le  mot.  Le 
P.  Olivaint,  non-seulement  réfléchissait  longuement, 
mais  il  écrivait.  La  preuve  en  est  dans  ce  prodigieux 
amas  de  notes  qu'il  a  laissées  sur  presque  tous  les  suj  ets 
qu'un  orateur  chrétien  peut  traiter.  Il  écrivait,  non  pas 
tout  ce  qu'il  avait  à  dire,  mais  la  proposition  réduite 
à  sa  forme  la  plus  concise,  parfois  renfermée  dans  une 
maxime  connue  ou  môme  un  proverbe  familier;  puis 
les  chefs  de  preuves,  les  textes  de  la  sainte  Écriture, 
les  arguments  ou  les  traits  décisifs,  vigoureusement 
soulignés  sur  le  manuscrit,  avant  de  l'être  dans  le  dis- 
cours par  la  voix  et  le  geste  ;  enfin  ce  qu'il  appelait 
agréablement  le  clou,  c'est-à-dire  un  mot  qu'il  en- 
fonçait dans  l'esprit,  dans  le  cœur,  à  coups  redoublés, 
et  qui,  fixé  là  immuablement,  y  retenait  tout  le  reste. 

Nulle  part  peut-être  le  P.  Olivaint  n'a  fait  une  plus 
heureuse  application  de  ce  genre  d'éloquence,  que 
dans  les  allocutions  adressées  aux  jeunes  gens  qui, 
dès  son  arrivée  à  la  rue  de  Sèvres,  s'étaient  groupés 
avec  un  pieux  empressement  autour  de  lui  et  qu'il 
portait  au  bien  par  des  exhortations  fréquentes.  L'im- 
pression laissée  dans  les  cœurs  fut  si  profonde  qu'elle 
persiste  encore  à  cette  heure.  C'est  là  surtout  que  sa 
parole  flexible  et  variée  prenait  tous  les  tons,  le  plus 
souvent  chaleureuse,  véhémente  et  saintement  pas- 
sionnée. S'agissait-il  surtout  d'inspirer  l'horreur  du 

tienne,  ch.  XTv),  ce  n'est  pas  précisément  prononcer  des  paroles  dont  le 
son  aille  frapper  l'oreille:  il  faut  que  ces  paroles  lui  soient  adressées. 
Que  font  donc  ces  prédicateurs  qui  roulent  toujours  sur  Vuniversel  ? 
Ih parlent,  mais  à  qui  parlent-ils  ?  » 

33 


376  PIERRE  OLIVAINT. 

vice,  de  prémunir  rinexpérience  contre  l'occasion 
prochaine  du  péché,  de  flétrir  les  folles  et  lâches 
maximes  en  vogue  parmi  les  jeunes  gens  corrompus 
ou  mondains,  le  P.  Olivaint  tonnait  avec  une  force 
terrible  ;  la  voix,  la  main,  tout  en  lui  frémissait,  et 
rémotion  qui  l'agitait  lui-même  triomphait  de  toutes 
les  résistances.  On  aurait  pu  dire  en  vérité  «  qu'il  se 
battait  avec  son  auditoire  et  que  tous  ses  sermons 
étaient  des  combats  à  mort  ^  » 

Comme  il  faisait  prompte  et  sévère  justice  de  ces 
prétendus  axiomes  du  bon  sens,  aussi  contraires  à  la 
raison  qu'à  la  foi,  de  celui-ci,  par  exemple  :  //  faut 
tout  connaître^  tout,  le  mal  comme  le  bien,  et  sur- 
tout le  mal,  romans,  spectacles,  bals  scandaleux.... 
«  Et  pourquoi  ?  demandait-il  ?  —  De  peur  de  passer 
pour  des  niais!...  —  Ah  !  mes  chers  amis,  nous  ne 
sommes  guère  dans  le  siècle  des  niais  sous  ce  rap- 
port. Il  en  est  peu,  même  au  seuil  du  collège,  qui 
aient  droit,  en  ce  sens,  à  un  brevet  de  niaiserie  !  Si 
vous  voulez  ne  pas  passer  pour  des  niais  aux  yeux 
du  monde,  aux  yeux  des  hommes  perdus,  il  vous 
faut  aller  jusqu'au  bout,  et  non-seulement  connaître 
le  mal,  mais  le  faire.  Vous  resterez  pour  eux  des  niais, 
tant  que  vous  serez  encore  modestes,  tant  que  vous 
saurez  rougir,  tant  que  vous  n'aurez  pas  fait  le  der- 
nier pas,  tant  que  vous  ne  leur  aurez  pas  donné  le 
droit  de  s*écrier  :  Le  voilà  tel  que  nous  :  sicut  unus 
exnobis!..  Jeune  homme,  votre  âme  est  en  jeu, 
peusez-y  donc  I    elle  n'est  pas  une  âme  vile,  pour 


1.  Mme  de  Sévigné. 


CHAPITRE  XV.  377 

que  vous  fassiez  sur  elle  la  triste  expérience  du 
mal  :  Experimentum  in  anima  vili....  Votre  âme,  elle 
vaut  ce  qu'elle  a  coûté  :  le  sang  d'un  Dieu  !...  » 

Un  autre  jour,  il  s'attaquait  à  ce  futile  prétexte  :  Il 
faut  bien  faire  comme  tout  le  monde;  à  quoi  il  op- 
posait la  fière  devise  d'une  race  illustre  :  Etsi  omnes^ 
ego  non  ! 

Ou  bien  il  tournait  dans  tous  les  sens  ce  proverbe 
mêlé  d'erreur  et  de  vérité  ;  Il  faut  que  jeunesse  se 
'passe;  il  ne  craignait  même  pas  de  commenter  ce  mot 
familier  :  Où  il  y  a  de  la  gêne,  il  n^y  a  pas  de  plaisir. 
Maxime  de  Tégoïsme  et  de  la  lâcheté,  condamnée  par 
l'oracle  du  divin  crucifié  :  «  Si  quelqu'un  veut  venir 
après  moi,  qu'il  porte  sa  croix  »,  qu'il  se  gêne. 

Ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  d'entendre  le  P.  Olivaint 
reconnaîtront  à  ces  traits  sa  manière,  et  les  autres 
s'en  pourront  faire  quelque  idée.  Que  ne  nous  est-il 
permis  d'insister  ici  sur  les  retraites  nombreuses  qu'il 
a  données  à  tant  de  communautés  religieuses,  de  col- 
lèges, de  réunions  d'hommes  et  de  femmes  du  monde  ! 
Bien  plus  que  dans  des  exhortations  détachées,  le 
P.  Olivaint  y  trouvait  l'occasion  de  graver  au  fond  des 
cœurs,  en  caractères  inelTaçables,  les  grandes  vérités 
de  la  foi.  Mais  ce  serait  évidemment  franchir  les  li- 
mites de  notre  sujet  et  transformer  en  ouvrage  ascé- 
tique une  simple  biographie. 

Un  homme  d'esprit,  après  avoir  entendu  le  P.  Oli- 
vaint prêcher,  résumait  ainsi  son  impression  :  «  Peut- 
être  n'est-ce  pas  un  orateur  assez  soignéy  au  jugement 
des  lettrés  et  des  délicats,  mais  il  est  de  ceux  qui  se 


378  PIERRE  OLIVAINÏ. 

préoccupent  beaucoup  du  fond,  peu  de  la  forme  et 
point  d'eux-mêmes.  » 

Son  esprit  pratique  préférait  ce  genre  simple  à  tous 
les  autres  et  son  humilité  s'y  trouvait  plus  à  l'aise. 
Un  jour  on  vint  lui  dire  qu'au  sentiment  d'hommes 
fort  haut  placés,  il  était  regrettable  qu'il  ne  se  livrât 
pas  à  ce  qu'on  appelle  quelquefois  la  grande  élo- 
quence. Il  se  contenta  de  répondre,  avec  son  fin  sou- 
rire et  sa  vivacité  habituelle  :  «  Ah!  mais  non,.,  ce 
serait  trop  périlleux  pour  moi  et  peu  utile  aux  au- 
tres. » 

Quand  des  circonstances  imprévues  le  contraignaient 
à  déployer,  dans  quelques  grands  discours,  toutes  les 
ressources  de  son  esprit,  on  voyait  alors  de  quoi  il 
était  capable  ;  à  chaque  fois,  c'était,  disait-on  avec 
surprise,  un  tour  de  force. 

Il  était  encore  préfet  des  études  à  Vaugirard;  un 
jour  que  tout  le  collège  se  rendait  en  pèlerinage  à 
Chartres,  le  prédicateur  annoncé,  le  R.  P.  de  Ravi- 
gnan,  fit  tout  à  coup  défaut.  Le  P.  Olivaint,  sur  l'or- 
dre de  son  recteur,  après  quelques  instants  de  pré- 
paration, monta  en  chaire  et  par  une  éloquente 
improvisation  ravit  son  auditoire. 

On  a  surtout  gardé  le  souvenir  de  l'oraison  funè- 
bre de  M.  l'abbé  Poiloup,  dont  nous  avons  cité 
quelques  fragments  dans  un  précédent  chapitre.  La 
mort  du  pieux  fondateur  du  collège  survint  inopiné- 
ment, Pavant-veille  de  la  distribution  des  prix  ^  Ce 
saint  prêtre  méritait  que  son  éloge  retentît  dans  ces 
murs  qu'il  avait  élevés,  au  milieu  de  ces  enfants  qui 

1.  Août  1861. 


CHAPITRE  XV.  373 

le  vénéraient,  en  quelque  sorte,  comme  un  aïeul.  Le 
P.  Olivaint,  au  milieu  des  mille  tracas  du  dernier 
jour,  n'eut  que  quelques  heures  pour  se  préparer.  U 
jeta  d'une  main  fébrile  son  discours  sur  le  papier,  ou 
plutôt  les  notes  qu'il  groupait  à  mesure  que  les  ren- 
seignements réclamés  de  plusieurs  côtés  à  la  fois  lui 
arrivaient.  Le  lendemain,  ce  fut  un  vrai  triomphe  ora- 
toire, et  l'admiration  unanime  se  manifesta  à  plu- 
sieurs reprises  par  les  plus  sympathiques  applau- 
dissements. Si  le  P.  Olivaint  s'en  réjouit,  ce  fut 
uniquement  à  cause  de  l'honneur  rendu  à  la  mémoire 
du  vénérable  ami  de  l'enfance  qu'il  avait  dignement 
loué. 

Mais,  quel  que  fût  son  incontestable  talent,  il  est 
certain  que  la  source  de  son  éloquence  était  avant 
tout  dans  sa  foi,  dans  son  zèle  et  dans  la  grâce  de 
Dieu.  Ce  qu'il  voulait  uniquement,  c'est  que  l'Esprit- 
Saint  parlât  par  sa  bouche,  afin  de  pouvoir  dire 
comme  le  Maître  :  «  Ma  doctrine  n'est  pas  ma  doc- 
trine :  elle  est  de  Celui  qui  m'a  envoyé*.  » 

Dans  le  directeur,  plus  encore  que  dans  le  prédi- 
cateur, rhomme  s'effaçait,  pour  ne  laisser  voir  et 
entendre  que  Jésus-Christ.  Comme  il  n'y  a  rien  d'hu- 
main dans  la  fonction  qu'il  remplissait,  rien  d'humain 
non  plus  n'apparaissait  dans  ses  vues,  dans  ses  sol- 
licitudes ,  dans  son  langage ,  dans  son  extérieur 
même.  Le  P.  Olivaint,  dans  l'art  divin  de  régir  les 
âmes,  s'était  proposé  saint  Ignace  pour  modèle  ;  il 
s'efforçait  d'être  comme  lui,  «  toujours  prêtre,  tou- 

1.  Joann.,  vu,  Id. 

33* 


380  PIERRE  OLIVAINT. 

jours  mort  au  monde,  toujours  enveloppé  de  la  lu- 
mière des  choses  de  Dieu  comme  d'une  aube  sainte, 
toujours  serré  par  la  ceinture  sacrée  qui  fait  les 
chastes  et  les  forts,  toujours  portant  la  croix  par  der- 
rière et  par  devant,  la  souffrance,  l'expiation,  l'œuvre 
de  la  rédemption,  le  zèle,  la  vie  dans  la  mort  '  ». 

Le  seeret  de  l'immense  influence  qu'il  n'a  cessé 
d'exercer  sur  tant  de  personnes  de  tout  rang,  de  tout 
âge,  de  tout  caractère,  n'est  pas  ailleurs  :  s'il  fut 
l'homme  de  tout  le  monde,  c'est  qu'il  était  avant  tout 
l'homme  de  Dieu  ;  si  sa  direction  fut  efficace  et  fé- 
conde, c'est  qu'elle  était  absolument  surnaturelle  ; 
s'il  poussait  vite  et  loin  dans  le  chemin  de  la  vertu 
solide  et  parfaite,  c'est  qu'il  s'y  engageait  résolument 
le  premier. 

Ferme,  énergique,  décidé,  parfois  d'apparence  un 
peu  roide,  il  savait,  médecin  habile  et  compatissant, 
mettre  le  baume  d'une  bonne  parole  sur  la  blessure 
que  par  une  parole  un  peu  rude  il  avait  dû  faire.  Et 
dans  la  sévérité  comme  dans  la  condescendance,  on 
sentait  si  bien  l'impression  divine,  qu'on  adorait  sans 
peine  la  main  cachée  dont  il  n'était  que  le  docile  ins- 
trument. 

Un  jour,  une  personne  du  monde,  assise  avec  une  | 
amie  dans  un  parloir,  et  voyant  passer  devant  elle  ce 
religieux  à  la  figure  austère  qu'elle  connaissait  peu, 
fut  saisie  d'un  singulier  sentiment  de  terreur  et  de 
résistance  à  la  grâce.  «  Oh  !  dit-elle  à  voix  basse,  il 
faudrait  que  je  fusse  au  lit  de  la  mort  et  qu'il  n'y  eût 

l.  Journal  des  Retraites,  II,  p.  152 


CHAPITRE  XV.  381 

pas  d'autre  prêtre  au  monde,  pour  que  je  me  déci- 
dasse à  me  confesser  à  lui.  —  Et  pourquoi  donc,  dit 
son  amie  ?  »  Après  une  minute  de  réflexion  :  «  C'est 
qu'il  me  semble  qu'il  connaît  déjà  tous  mes  défauts. 
-—  EIi  bien,  alors  ?....5> 

Celte  simple  interrogation  fit  jaillir  la  lumière. 
Quelques  jours  après,  cette  âme,  jusqu'alors  inquiète 
et  bésitante,  trouvait  auprès  du  directeur  qu'elle 
avait  tant  redouté,  le  calme,  la  générosité  et  la  force, 
Les  résistances  de  la  nature  prouvaient  bien  que  tout 
avait  été  surnaturel  dans  la  démarche  qu'elle  avait 
faite,  comme  dans  l'accueil  qu'elle  avait  reçu. 

Le  fait  suivant  fera  comprendre  à  quel  point  le  P. 
Olivaint  s'était  affranchi  de  toutes  considérations 
humaines  dans  l'exercice  de  ce  fructueux  aposto- 
lat. 

Quelques  mois  avant  son  départ  de  Vaugirard  pour 
la  rue  de  Sèvres,  une  nouvelle  se  répandit  parmi  les 
nombreuses  pénitentes  du  Père  Olivaint  :  désormais 
son  confessionnal  ne  devait  plus  s'ouvrir  à  personne. 
Qu'était-il  arrivé  ?  Nous  le  dirons  simplement,  pour 
mettre  en  évidence  l'obéissance  et  le  dégagement  sur- 
naturel du  religieux. 

Le  ministère  de  la  confession  détournait-il  le  rec- 
teur des  soins  qu'il  devait  au  collège?  rien  n'est  plus 
douteux  ;  il  semblait,  au  contraire,  que  l'action  salu- 
taire exercée  sur  les  mères  dût  profiter  aux  enfants. 
Mais,  à  ce  sujet,  une  observation  fut  faite,  un  simple 
conseil  fut  donné.  «  Je  vous  exprime  un  désir  »...  di- 
sait le  P.  Provincial.  Aussitôt  sans  se  permettre  la 
moindre  objetion,  ni  le  moindre  délai,  ce  directeur 


382  PIERRE  OLIVAINT. 

aussi  humble  que  sage,  aussi  obéissant  que  zélé,  se 
soumit  avec  la  simplicité  d'un  enfant. 

Le  sacrifice  fut  agréé  de  Dieu.  Peu  de  temps  après, 
le  P.  Olivaint,  appelé  à  la  maison  delà  rue  de  Sèvres, 
succédait  au  P.  de  Ponlevoy  et  au  P.  de  Ravignan 
dans  la  direction  de  l'œuvre  des  Enfants  de  Marie. 
Dès  lors  il  pouvait  dire  :  «  Quelle  Providence  sur  moi! 
Comment  Jésus  m'a-t-il  amené  ici?  On  dirait  que  dans 
sa  délicatesse  il  m'offre  consolation,  réparation,  pour 
ainsi  dire  *.  » 

Cet  acte  d'obéissance  abondamment  béni  explique- 
rait à  lui  seul  la  fécondité  extraordinaire  de  l'apos- 
tolat du  P.  Olivaint.  L'instrument  était  si  absolument 
abandonné  à  la  main  du  divin  Ouvrier! 

Une  fois  qu'on  s'était  mis  sous  la  conduite  du 
P.  Olivaint,  on  devait  secouer  toute  lâcheté,  toute 
paresse  spirituelle  et  tendre  courageusement  au 
mieux,  il  ne  souffrait  pas  la  médiocrité  dans  les  aspi- 
rations d'une  âme  chrétienne,  d'une  âme  religieuse 
surtout.  «  Jésus-Christ  vous  veut  !  »  disait-il  avec  un 
inimitable  accent.  Et  pour  ranimer  l'ardeur  si  vite 
défaillante,  il  répétait,  dans  ses  brèves  exhortations  et 
dans  ses  lettres  également  laconiques,  sa  chère  de- 
vise: Courage  et  confiance!  Cette  devise,  à  dire  vrai, 
n'est  sienne  que  par  l'adoption  particulière  et  l'usage 
persévérant  qu'il  en  a  fait.  N'est-elle  pas  de  tous  les 
saints,  et  du  Roi  des  saints  lui-même?  Jésus-Christ, 
dans  l'Évangile,  n'a-t-il  pas  continuellement  aux  lè- 
vres la  môme  parole?  «  Confiance,  vos  péchés  vous 

l.  Journal  des  RctrmteSf  18G5j  llj  p.  212. 


CHAPITRE   XV.  383 

sont  remis....  Confiance^  votre  foi  vous  a  sauvée; 
Confiance^  c'est  moi,  n'ayez  pas  peur;  Confiance^  j'ai 
vaincu  le  monde  *.  » 

Le  P.  Olivaint,  quand  il  transmettait  ce  mot  d'or- 
dre, n'était  donc  que  l'écho  de  la  voix  du  divin  chef. 
Seulement, il  avaitle  don  rare,  en  parlant  de  courage 
et  de  confiance,  d'inspirer  presque  infailliblement 
l'un  et  l'autre. 

Jamais  il  ne  laissait  personne  se  retirer  du  tribu- 
nal de  la  pénitence,  sans  tout  résumer  en  ces  deux 
mots  :  Courage  et  Confiance!  Et  peut-être  ne  trou- 
verait-on pas  une  seule  lettre  du  P.  Olivaint  qui  ne 
fût  marquée  à  ce  signe. 

«  Soyez  assurée,  écrivait-il,  que  le  bon  Maître  en  qui 
je  suis  votre  père,  prend  encore  plus  que  moi  part  à 
tous  vos  chagrins.  Confiance,  mon  enfant,  confiance  ! 
Le  découragement  n'est  jamais  un  remède. 

«  Regardez  le  ciel  en  pensant  à  Jésus  et  vous  serez 
ranimée.  r> 

11  disait  encore:...  «  Pénétrez-vous,  mon  enfant, 
de  plus  en  plus  de  cette  pensée  que  Dieu  ne  peut  vous 
abanaonnei ,  qu'il  lient  compte  ae  louies  les  difficul- 
tés qui  vous  entourent,  qu'il  veille  sur  vous  avec  la 
plus  tendre  sollicitude,  qu'il  n'imposera  jamais  à  vos 
épaules  un  fardeau  trop  lourd,  et  qu'il  sera  toujours 
disposé  aie  porter  avec  vous.  Courage,  confiance  !  ne 
craignez  pas  l'abandon  de  Dieu;  ce  serait  faire  injure 

1.  ConfidCj  (Mi  :  remilluntur  tibi  peccata  tua.  (Matt.,  ix  2.)  — 
Confîdc,  fdia,  fidcs  tua  te  salvam  fecit.  (xMatt.  ix,  22.)  —  Confidite  : 
Ego  sum,  nolite  timere.  (Marc,  vi.  bO.)  ~~  Confidite  :  Ego  vici  mury 
dum.  (Joann.,  xvi,  33.) 


384  PIERRE  OLIVAINT. 

au  cœur  de  Notre-Seigneur.  Pratiquez  fidèlement 
r abandon  à  Dieu  ;  quelle  différence  entre  ces  deux 
mots!  » 

C'est  sur  cette  mesure  qu'il  voulait  qu'on  appré- 
ciât ses  progrès  ou  ses  défaillances  :  «  Quand  une 
journée  sera  moins  bonne  pour  vous  ou  pour  ceux 
qui  vous  entourent,  examinez  bien  et  vous  verrez 
que  vous  avez  manqué  en  quelque  chose  de  confiance 
et  de  courage.  » 

Ce  qui  le  plus  souvent  trouble  la  confiance  et  abat 
le  courage,  c'est  la  prédominance  de  l'impression 
sur  la  raison  et  sur  la  foi.  «  Cette  méchante  maladie,» 
comme  l'appelle  le  P.  Oiivaint,  est  de  nos  jours  si  ré- 
pandue, que  les  plus  fermes  esprits,  les  caractères  les 
mieux  trempés  eux-mêmes  ont  grand 'peine  à  s'en 
préserver.  De  là  cette  guerre  incessante  que  le  direc- 
teur expérimenté  faisait  à  Uimpressîonnabilité. 

«  Quel  malheur,  disait-il,  de  prendre  les  choses  par 
l'impression,  au  lieu  de  les  prendre  par  la  raison  et 
par  la  foi  !  Voyez  comme  vous  nuisez  au  progrès  de 
votre  âme,  comme  vous  gâtez  même  les  consolations 
que  Jésus  vous  prépare,  comme  vous  affligez  ce  bon 
maître,  comme  vous  m'affligez  moi-même  qui  vous 
suis  si  dévoué  et  qui  voudrais  vous  faire  tant  de  bien 
en  Jésus  !  » 

Et  une  autre  fois  ;  «  Je  vois  avec  peine  que  vous 
vous  agitez  encore  beaucoup;  mais  aussi  je  vois 
avec  consolation  que  vous  comprenez  mieux  que  ja- 
mais l'importance  du  calme  et  que  vous  prenez  la  ré- 
solution de  vous  calmer.  A  chaque  jour  suffit  sa  peine. 
Ne  vous  inquiétez  donc  pas  de  l'avenir.  Dieu  ne  sera- 


CHAPITRE  XV.  385 

t-il  pas  là  pour  vous  aider  plus  tard  comme  aujour- 
d'hui ?  A  chaque  jour  suffit  aussi  sa  grâce.  » 

Pour  vaincre  l'impressionnabilité,  il  voulait  qu'on 
en  connût  et  qu'on  en  combattît  bien  les  causes.  «  Ne 
vous  agitez  pas  ;  ne  jugez  pas  trop  vite  ;  ne  remettez 
pas  en  question  ce  qui  est  réglé  ;  ne  vous  préoccupez 
pas  plus  qu'il  ne  faut  de  ce  que  telle  ou  telle  personne 
peut  dire,  et  vous  aurez  une  paix  que  rien  ne  décon- 
certera, et  vous  ferez  des  progrès  qui  seront  la  con- 
solation de  Jésus  et  la  vôtre.  » 

Et,  en  effet,  comme  on  garderait  mieux  la  paix  du 
cœur,  si  l'on  savait  réserver  toute  sa  rigueur  pour 
soi-même  et  traiter  avec  quelque  indulgence  les  dé- 
fauts d' autrui  I 

«  Il  est  à  chaque  nature,  observait  le  P.  Olivaint, 
des  défauts  qui  lui  sont  inhérents  et  ne  sont  point  des 
péchés.  Nous  devons  les  supporter  dans  ceux  qui 
nous  entourent,  comme  nous  supportons,  avec  peine, 
mais  sans  aigreur,  leurs  infirmités  physiques.  S'en 
irriter,  serait  un  défaut  plus  grand  que  ces  défauts 
mêmes;  car  ce  serait  un  manque  de  charité,  notoire- 
ment contraire  à  cette  parole  de  saint  Paul:  «  La 
charité  supporte  tout  *.  » 

L'amour  de  l'ordre  est  louable,  sans  doute  ;  encore 
est-il  qu'il  ny  faut  point  d'excès.  «  N'est-ce  pas  un 
désordre  moral,  disait-il,  que  de  vouloir  l'ordre  ma- 
tériel avec  cet  empressement,  cette  agitation,  cet  es- 
prit critique  qui  ne  tient  pas  compte  des  difficultés, 


1.  I  Cor.,  XIII,  7 


386  PIERRE  OLIVAINT. 

ce  manque  de  confiance  qui  ne  tient  pas  compte  de 
la  grâce  de  Dieu  ?  » 

Et  il  ajoutait  ce  conseil,  particulièrement  utile  aux 
femmes  du  monde:  <x  Commencez  par  vous  calmer; 
si  vous  vous  possédez,  en  vous  agitant  moins,  vous 
ferez  tout  mieux  et  plus  vite.  Restez  donc  unie 
à  Notre-Seigneur ;  faites  tout,  non-seulement  pour 
lui,  mais  avec  lui  ;  vos  réceptions  n'en  seront  que 
plus  aimables  pour  vos  hôtes  et  plus  bénies  pour 
vous-même.  » 

A  la  confiance  qui  attend  tout  de  Dieu  le  P.  Oli- 
vaint  voulait  qu'on  joignît  le  courage,  la  générosité 
qui  ne  lui  refusent  rien. 

«  Tout  est  là,    mon  enfant  :    être  généreux 

«  avec  le  bon  Dieu,  savoir  s'imposer  de  petits  sacrifi- 
«  ces  ;  et  pour  vous  en  ce  moment  savoir  réserver  le 
«  temps  de  Dieu,  le  temps  de  l'âme,  c'est-à-dire  le  temps 
«  de  la  méditation  et  de  la  prière.  Vous  me  rendrez 
<c  heureux  si  vous  m'apprenez  bientôt  qne  vous  avez 
«  eu  ce  courage.  » 

Le  plus  vrai,  mais  le  plus  difficile  courage,  c'est 
de  souffrir,  c'est  de  se  faire  violence  à  soi-même,  de 
s'engager  résolument  dans  la  voie  étroite  qui  seule 
mène  au  Ciel. 

ce  Quand  on  monte  dans  les  Alpes,  il  y  a  des  par- 
ce ties  à  pic  où  Ton  s'écorche  bien  un  peu,  mais  par 
«  lesquelles  on  arrive  plus  vite  au  sommet.  Il  faut 
«  arriver  au  sommet,  et  votre  chemin  est  excellent 
«  pour  y  arriver  plus  tôt.  » 

Ce  chemin  excellent  est  pour  tous,  sans  exception, 
le  chemin  de  la  Croix.  C'est  par  là  qu'il  nou«  far»t 


CHAPITRE  XV.  38*^ 

marcher  simplement,  humblement  et  joyeusement. 
L'austère  conseil  était  parfois  donné  sous  une  forme 
aimable  et  naïve  qui  fait  songer  à  saint  François 
d'Assise  et  à  saint  François  de  Sales. 

«  Ah  !  vous  pensez  que  l'âne  n'a  pas  sa  place  au 
«  Calvaire  !  Dites-moi  pourquoi  les  ânes  sont  tous 
«  marqués  de  ce  signe  qu'ils  portent  sur  le  dos  ?  .Te 
«  ne  saurais  dire  pourquoi  assurément,  mais  ce  que 
«  je  sais,  c'est  que  je  voudrais  comme  eux  porter  la 
«  croix  toujours  et  partout,  la  porter  simplement  et 
«  humblement  comme  eux.  » 

D'autres  fois,  le  P.  Olivaint  ranimait  dans  les  cœurs 
l'amour  pratique  de  la  Croix,  par  quelqu'une  de  ces 
fortes  et  belles  sentences  :  «  N'être  fidèle  à  Jésus 
«  que  pendant  la  consolation,  c'est  de  l'égoisme.  » 
—  Ou  bien  :  c<  Dieu  est  spécialement  avec  ceux  qui 
^f  souffrent  :  la  souffrance  est  une  communion  per- 
ce manente  pour  ceux  qui  savent  souffrir.  »  —  Et  en- 
core :  «  La  Croix  et  Jésus,  c'est  l'amour  et  l'espé- 
«  rance  ;  c'est  le  plus  noble  emploi  de  la  vie,  le  plus 
a  digne  d'une  âme  généreuse  et  le  gage  assuré  de 
«  l'Eternité.  Confiance  donc,  courage,  Jésus  !  »  -— 
«  Plongez -vous  en  Jésus  :  soyez  comme  l'épono-e 
«  dans  le  sang  de  son  cœur.  — -  «  H  pleut;  on  dit  que 
«  le  mauvais  temps  est  heureux  pour  la  terre,  en  ce 
«  moment.  C'est  ainsi  que  bien  souvent  il  pleut  de 
«  l'or  pour  l'âme,  dans  les  journées  si  sombres  de  la 
«  désolation  intérieure.  » 

a  Ne  vous  inquiétez  pas  de  vos  sécheresses,  de  vos 
«  T^bscurités  :  toutes  ces  misères  bien  acceptées  glo- 
«  rifient  le  Seigneur.  Rappelez-vous  le  beau  Psaume 


388  PIERRE  OLIVAINT. 

«  OÙ  le  prophète  invite  les  neiges,  les  glaces,  les  tem- 
«  pôles  à  louer  le  Seigneur*.  Il  faut  bien  que  le  Maître 
«  soit  loué  au  Nord  comme  au  Midi,  dans  les  pays 
«  froids  comme  dans  les  pays  chauds.  Qu'importe 
«  que  vous  trouviez  en  vous,  malgré  vous,  la  tempé- 
«  rature  de  la  Sibérie  et  un  hiver,  et  des  ténèbres  de 
«  six  mois  comme  au  pôle,  si  les  ténèbres,  si  l'hiver 
«  et  le  froid  glorifient  le  Seigneur  ?  » 

Celui  qui  consolait  ainsi  comme  un  père,  indi- 
quait en  même  temps,  comme  un  sage  médecin,  l'une 
des  causes  les  plus  ordinaires  du  mal:  «  Vous  devriez 
«  bénir  Notre-Seigneur  au  lieu  de  vous  désoler.  Bé- 
«  nissez-le  de  vos  larmes  même.  Et  pourquoi  ?  vous 
«  avez  fait  une  perte  qui  est  une  grâce.  Qui  donc 
«  avez-vous  perdu  ?  quel  être  cher  à  votre  cœur, 
te  trop  cher  peut-être,  est  mort  pendant  votre  retraite  ? 
«  vous-même.  La  mort  à  vous-même  est  venue  en- 
«  fin.  Vous  vous  pleurez  vous  même;  vous  vous 
«  êtes  mise  à  vous  chercher  en  sortant  de  retraite,  et 
«  ne  vous  trouvant  plus,  vous  avez  pris  le  deuil. 
«  Voilà,  croyez -le,  l'explication  de  votre  état.  Ré- 
«  jouissez-vous  donc  au  lieu  de  gémir.  Gémir  sur 
«  cette  perte,  ce  ne  serait  pas  de  l'humilité  ;  ce  se- 
«  rait  le  moyen  de  ressusciter  la  nature  vaincue  et 
«  anéantie.  » 

Pour  consoler  plus  efficacement  les  âmes  et  les 
porter  à  l'amour  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  à  la 
dévotion    généreuse  et    fervente   envers   son  diviu 


1.  Bencdicite,  glacies  et  nives,...  benedicite,  fulgura  et  mihes,  Do' 
tnino.  (Daniel,  m.) 


CHAPITRE  XV.  389 

Cœur,  le  P.  Olivaint  propagea  par  tous  moyens  une 
simple  et  pieuse  pratique  qu'il  explique  lui-même  en 
CCS  termes  : 

«  Je  m'empresse  de  vous  envoyer  des  images  et 
»  des  chapelets  du  Sacré  Cœur.  Je  vous  remercie  de 
a  vous  intéresser  à  cette  œuvre  de  propagation.  Ce 
«  petit  chapelet  s'est  répandu  depuis  quelques  an- 
«  nées  dans  trente  et  quelques  diocèses  de  France. 
«  Il  a  été  distribué  à  plus  de  200  000  personnes.  Il 
«  a  renouvelé  des  paroisses  entières,  dans  les  cam- 
«  pagnes  surtout.  Il  est  si  simple,  si  court,  si  pieux 
«  qu'on  l'adopte  presque  partout  avec  ardeur,  quoi- 
«  quïl  ne  soit  pas  encore  enrichi  d'indulgences.  » 

Quand  le  P.  Olivaint  avait  une  fois  allumé  dans  un 
cœur  l'amour  de  Jésus-Christ,  il  y  jetait  sans  peine 
une  étincelle  du  zèle.  A  son  école  il  fallait  bien  deve- 
nir apôtre.  Et  comment  lui  résister  quand  il  s'écriait: 

«  Oui,  mon  enfant,  des  âmes  !  des  âmes  !  Jésus 
«  nous  demande  des  âmes,  et  il  est  bien  digne  de 
«  vous  de  crier  aussi  :  des  âmes  !  des  âmes  !  et  de 
«  faire  vraiment  tout  ce  qui  dépendra  de  vous,  pour 
«  donner  des  âmes  à  Jésus.  « 

Telle  était,  dans  ses  traits  généraux,  la  direction  du 
P.  Olivaint-  Mais  â  ces  principes  essentiels  il  mêlait 
des  règles  adaptées  aux  diverses  situations,  de  ses 
pénitents,  qu'il  se  gardait  bien  de  soumettre  tous  à 
un  régime  uniforme. 

Saint  Grégoire  le  Grand,  dans  son  admirable  Pasto- 
ral, donne  aux  directeurs  le  sage  conseil  de  ne  pas 
guider  toutes  les  âmes  par  une  même  voie.  «  Une 
seule  et  même  exhortation,  dit-il,  ne  convient  pas  à 


390  PIERRE  OLIVAINT. 

tous,  parce  que  tous  n'ont  pas  des  dispositions  6ga~ 
les.  Ce  qui  nuit  aux  uns  profite  aux  aulres.  Ainsi  une 
plante  nourrit  certains  animaux  et  donne  à  d'autres 
la  mort;  le  même  remède  qui  guérit  une  maladie, 
redouble  un  autre  mal,  et  le  pain,.qui  fortifie  l'adulte, 
étoufferait  l'enfant.  La  parole  du  docteur  doit  donc 
si  bien  s'accommoder  aux  disciples,  qu'elle  soitpropre 
à  chacun,  sans  rien  ôter  à  l'édification  commune.  Les 
esprits  attentifs  que  vous  instruisez  ne  sont-ils  pas 
comme  les  cordes  inégalement  tendues  de  la  lyre? 
L'habile  artiste,  pour  n'être  pas  en  désaccord  avec 
sa  pensée,  les  touche  différemment:  et  si  les  cordes 
produisent  l'harmonie,  c'est  que,  frappées  du  même 
archet,  elles  ne  reçoivent  pas  la  même  impulsion.  De 
même  il  n'est  pas  de  docteur  jaloux  d'édifier  toutes 
les  âmes  en  une  môme  charité,  qui  ne  tire  de  la  même 
doctrine  des  exhortations  différentes  afin  de  toucher 
les  cœurs  de  ceux  qui  l'entendent  ^  » 

Or  voilà  bien  l'idée  qu'on  se  doit  faire  de  la  direc- 
tion du  P.  Olivaint,  une  dans  ses  principes,  variée  dans 
ses  applications.  A  tous  il  semblait  dire  la  même  chose, 
et  cependant  il  pariait  différemment  à  chacun  :  c'était 
toujours,  au  fond,  la  doctrine  évangélique  du  renon- 
cement à  soi-même  et  de  l'amour  de  Dieu  par-dessus 
tout;  mais  quelle  variété  merveilleuse  dans  cette 
unité  !  C'était  la  continuelle  excitation  à  la  confiance  et 
au  courage;  mais  avec/e  mot  et,  pour  ainsi  dire,  avec 
le  ton  qui  convenait  mieux  aux  besoins  actuels,  à  la 
disposition  présente. 

l .   liejulx  Pastor,  part.  m.  Prolog. 


CHAPITRE   XV.  391 

Prenons  i)Our  exemple  quelques-uns  des  conseils 
qu'il  donnait  aux  mères  chréliennesel  aux  personnes 
religieuses.  Les  mères  de  famille  ont  d'autant  plus  be- 
soin d'être  guidées,  soutenues,  consolées,  qu'elles  ont, 
elles  aussi,  en  un  sens  bien  vrai,  charge  d'àmes,  et  que 
la  mission  leur  incombe  de  garder,  souvent  de  rame- 
ner à  Dieu  ceux  qu'elles  aiment  et  pour  qui  elles  vi- 
vent. Quelle  sollicitude  le  Père  Olivaint  n'avait-il  pas 
pour  ces  mères  vraiment  chrétiennes  qu'il  dirigeait  en 
si  grand  nombre! 

C'est  à  l'une  d'elles  qu'il  écrivait  la  lettre  forti- 
liante  qu'on  va  lire  : 

«  Je  vois  une  raison  sérieuse  d'espérance  dans  vos 
<^  épreuves  mêmes.  Comme  le  bon  Dieu  sait  admira- 
<'  blement  tirer  le  bien  du  mal!  Cette  indisposition 
"  prolongée  de  votre  mari  entraîne  nécessairement  la 
^  rupture  de  ce  qui  vous  affligeait  le  plus  ;  elle  le 
^  met  davantage  sous  la  main  du  Maître  ;  elle  le  force 
«  à  réfléchir  d'une  manière  sérieuse;  elle  prépare  le 
a  retour  à  Dieu  et  à  vous.  Oui,  n'en  doutez  pas,  il 
«  comprendra  bientôt  que  seule  vous  lui  êtes  vrai- 
ce  ment  dévouée  ;  il  reconnaîtra,  il  déplorera  ses  torts, 

et  vous  serez  doublement  consolée  par  ce  double  re- 
«  tour.  Votre  fils  ne  verra  pas  tout  cela  sans  y  trou- 
«  ver  un  profit  pour  son  âme,  et  ce  sera  peut-être 
u  pour  lui  la  préservation  de  tout  ce  que  vous  re- 
ce  doutez  déjà.  Confiance  donc  et  courage!  secondez 
te  par  votre  confiance  et  votre  courage  les  desseins 
«  de  Dieu.  Donnez-lui  donc  encore  un  peu  de  temps  ! 
«  sachez  attendre,  attendre  en  priant  de  tout  votre 
«  cœur.  Quelle  joie  pour  toute  l'Éternité,  mon  enfant, 


392  PIERRE  OLIVAINT. 

a  d'avoir  contribué,  comme  vous  le  faites,  en  souf- 
cc  frant  depuis  si  longtemps,  d'avoir  contribué  par 
«  vos  souffrances  même  au  salut  de  ces  âmes  qui 
«  vous  sont  si  chères!  Si  l'on  pouvait  avoir  un  regret 
«  au  Ciel,  votre  regret  à  vous  serait  peut-être,  pour 
«  une  si  noble  cause,  de  n'avoir  pas  plus  souffert  en- 
«  core,  de  n'avoir  pas  mieux  souffert,  de  n'avoir  pas 
«  plus  tôt  compris  la  valeur  de  vos  souffrances,  de 
«  n'avoir  pas  su  dès  le  commencement  les  surnatura- 
«  User,  les  sanctifier  en  les  unissant  à  celles  deNolre- 
«  Seigneur.  Mais  vous  êtes  éclairée  maintenant.  Al- 
«  Ions,  mon  enfant,  sachez  enfin  souffrir:  courage  et 
«  confiance  !  Jésus  et  son  amour,  la  croix  et  le  Ciel  !  » 

Une  autre  fois,  c'est  un  fils  qui,  s'éloignant  de 
Dieu,  fait  pleurer  sa  mère.  Le  P.  Olivaint  sait  le  prix 
de  ces  larmes  maternelles;  ne  sont-elles  pas  la  rançon 
payée  par  une  autre  Monique  pour  un  nouvel  Au- 
gustin? 

«  Je  prends  vivement  part  aux  chagrins  que  vous 
«  cause  ce  pauvre  jeune  homme;  je  prierai  bien 
«  pour  lui,  pour  son  père  et  pour  vous. 

«  Ah  !  que  ces  années  de  la  jeunesse  sont  difficiles 
«  pour  les  enfants  de  famille  !  il  y  a  tant  de  pièges 
a  autour  d'eux  î  Soyez  bien  bonne  pour  ce  pauvre  en- 
«  faut,  afin  qu'il  ne  ferme  pas  son  cœur  ;  mais  sur- 
«  tout  soyez  bien  pieuse  pour  attirer  les  grâces  abon- 
«  dantes  de  Dieu.» 

Pleurer,  prier,  ne  suffit  pas.  Il  est,  pour  une 
mère,  d'autres  devoirs  envers  un  fils. 

«  Occupez-vous  de  votre  fils  vous-même.  C'est  la 
«  lâche  que  Dieu  vous  donne.  Je  crois  vraiment  que 


CHAPITRE  XV.  393 

u  personne  ne  peut  avoir  plus  d'intluence  que  vous 
«  sur  lui  pour  le  conduire  à  bien.  Veillez  particuliè- 
«  rement  sur  ses  lectures.  Vous  avez  maintenant  un 
■:c  sens  chrétien  qui  vous  ^^uidera  dans  le  choix  des 
v<  livres  qu'il  peut  lire  sans  danger. 

«  Tâchez  de  correspondre  au  jour  le  jour  à  la  grâce, 
«  et  tout  ira  bien  pour  vous.  Mais  pour  votre  hls, 
«  est-ce  assez?  non,  mon  enfant,  hélas!  non.  Ce  pau- 
«  vre  enfant  a  besoin  que  vous  attiriez  sur  lui  bien 
«  des  grâces.  Il  faut  donc  pour  le  sauver  que  vous 
«  soyez  bien  généreuse,  de  plus  en  plus  généreuse. 

«  Rappelez-vous  le  principe  des  petits  sacrifices  : 
a  cinq  ou  six  par  jour  à  l'intention  de  votre  enfant, 
«  ce  n'est  assurément  pas  trop.  Mais  ce  que  vous  fe- 
«  rez  pour  lui  ne  manquera  pas  de  vous  profiter  à 
«  vous-même.  Vous  deviendrez  ainsi  plus  fervente.  » 

Quelque  assidus  et  dévoués  que  fussent  les  soins 
spirituels  donnés  par  le  P.  Olivantaux  personnes  du 
monde  et  spécialement  aux  mères  chrétiennes,  son 
zèle  n'eût  pas  été  satisfait,  s'il  se  fût  absorbé  dans  cet 
apostolat.  Les  âmes  religieuses,  vouées  par  état  à  la 
perfection,  réclamaient  à  l'envi  le  secours  d'une  di- 
rection si  sage;  elles  l'obtinrent  sans  peine  de  la 
part  de  cet  homme  de  Dieu,  qui  savait  si  bien  se 
faire  «  tout  à  tous  »  que  chacun  pouvait  se  croire 
particulièrement  privilégié. 

Le  P.  Olivaint  ne  négligeait  rien  pour  procurer 
J'avancement  des  âmes  généreuses,  dégagées  de  touf 
intérêt  humain  et  dont  l'unique  ambition  était  d'ai- 
mer Jésus-Christ  et  de  procurer  sa  gloire.  En  rencon- 
trait-il quelqu'une  manifestement  appelée  à  la  vie 


394  PIERRE  OLIVAINT. 

parfaite,  mais  retenue  encore  par  les  liens  du  monde, 
il  la  pressait,  avec  une  prudente  fermeté,  de  répondre 
sans  retard  à  la  grâce.  «Le  temps  passe,  disait-il;  ne 
gaspillez  pas  votre  jeunesse,  votre  dévouement  le 
plus  pur  et  les  sentiments  les  plus  généreux  de  votre 
cœur.  Suy^siim  corda  f  Le  cœur  à  Jésus  !  «  Mais  quand 
la  miséricorde  divine  avait  fait  son  œuvre,  et  que 
l'heure  du  sacrifice  avait  sonné,  le  Père  mettait  toute 
sa  sollicitude  à  le  rendre  moins  douloureux. 

«  Quand  j'entrai  au  noviciat,  écrit  une  religieuse ^ 
le  cœur  me  battait  bien  fort  en  prenant  le  cordon  de 
la  sonnette.  Mon  père  qui  m'accompagnait  n'avait  pas 
eu  le  courage  de  le  faire.  La  porte  s'ouvrit  enfin 
mais  qui  m'attendait  dans  le  petit  parloir'  des  sépa- 
rations ?.-.  Mon  bon  Père  Olivaint.  Il  était  là  pour 
tout  adoucir.  A  la  scène  émouvante  des  adieux, 
je  le  vis  pleurer.  «  Vraiment,  mon  père,  lui  dis-je, 
«  vous  pleurez?  oh  !  vous  comprenez  ma  peine. 
«  —  Gomment!  votre  peine,  reprit-il ,  mais  c'est  la 
cv-  mienne.  »  Il  me  promit  de  revenir  dans  quelques 
a  jours.  S'il  tint  parole,  est-il  besoin  de  le  dire?  » 

Dans  les  divers  monastères  où  l'attirait  son  zèle,  le 
P.  Olivaint  avait  des  soins  particuliers  pour  les  jeu- 
nes novices.  11  n'épargnait  rien  pour  les  affermir  dans 
leur  vocation  et  les  initier  aux  pratiques  de  la  vie 
religieuse.  Voici,  par  exemple,  ce  qu'on  nous  raconte 
de  ses  visites  au  noviciat  de  Gonflans  :  «  En  entrant, 
le  P.  Olivaint  jetait  un  coup  d'œil  sur  la  statue  de  la 
sainte  Vierge,  commençait  l'instruction  par  un  grand 
signe  de  croix,  «  à  la  manière  du  P.  de  Ravignan,  » 
disait-on  ;  venait  ensuite  son   invocation  favorite  : 


CUAPITRE  XV.  ÎÎ05 

Cor  Jesu  /ïagiJ.}is  amore  nosiri,...  puis  il  s'entrete- 
nait des  vertus  religieuses,  quelquefois  s'entlammaat 
si  fort  que  la  petite  table  placée  devant  lui  en  res- 
sentait le  contre-coup.  «  Ah!  j'ai  bien  fait  du  tapage 
aujourd'hui;  mais  il  est  de  certaines  choses  qu'il 
faut  faire  entrer  à  tout  prix.  Une  autrefois  je  serai 
moins  méchant.  » 

A  mesure  qu'on  avançait  dans  la  voie  parfaite,  le 
P.  Olivaint  excitait  à  monter  toujours  plus  haut,  mais 
sans  brusquer  jamais.  Aimer  Jésus-Christ  davantage, 
en  embrassant  plus  courageusement  la  croix,  telle 
était,  au  fond,  toute  sa  doctrine.  «  L'amour  de 
Jésus,  disait'il,  c'est  la  vocation  :  on  aime  ou  l'on 
n'aime  pas.  Ah!  si  on  aime,  quelle  bonne  vocation, 
comme  on  avance!  Vous  aimez  Notre-Seigneur?  Gom 
prenez  donc  le  véritable  amour  :  les  âmes  généreuses 
regrettent,  non  pas  de  souffrir,  mais  de  ne  pas  souf 
frir  davantage  !  » 

11  tenait  compte  néanmoins  des  sentiments  légiti- 
mes que  la  nature  inspire  et  que  la  grâce  purifie, 
mais  n'étouffe  pas.  A  une  religieuse  dont  l'ima- 
gmation  s'envolait  parfois  vers  sa  chère  Bretagne, 
il  disait  aimablement  :  «  C'est  vrai,  il  y  a  des 
cœurs  qui  ont  besoin  de  s'attacher  non-seulement 
aux  personnes,  mais  aux  choses,  aux  lieux  eux-mê- 
mes. On  dit  que  dans  votre  pays  le  cœur  tient  par  ses 
fibres  les  plus  délicates  aux  rochers  et  aux  bruyères. 
Payez-leur  donc  un  tribut  de  regret  :  Dieu  ne  s'en  of- 
fense pas.  Puis  à  travers  ces  déchirements  de  votre  pau 
vrecœur,  sachez  trouver  Jésus.  Oh!  mon  enfant,  qui 
lui  est  comparable?  »  Dans  la  lutte  contre  soi-même 


396  PIERRE  OLIVAINT. 

il  voulait  qu'on  apportai  un  joyeux  entrain.  Il  l'inspi- 
rait par  son  exemple.  Un  jour,  il  se  plaignait  de  vio- 
lentes douleurs  de  tête,  et  jamais  peut-être  les  novi- 
ces ne  l'avaient  vu  de  plus  belle  humeur.  «  Mais, 
mon  Père,  lui  dit  l'une  d'elles,  vous  ne  devez  pour- 
tant pas  avoir  envie  de  rire?  —  Mon  enfant,  répliqua- 
t-il,  on  a  toujours  à  sa  disposition  le  rire  de  Vexamen 
particulier  !  » 

A  quelqu'un  qui  ne  connaissait  pas  bien  encore 
celte  recette  et  pleurait  en  l'écoutant,  le  P.  Olivaint 
disait  :  «  Allons,  mon  enfant,  si  saint  Ignace  était  ici, 
il  vous  dirait  :  Je  veux  vous  voir  rire.  Réjouissez-vous 
quand  même  d'avoir  Jésus  pour  époux,  de  vivre  dans 
sa  maison,  de  souffrir  pour  lui.  Ne  savez-vous  donc 
pas  encore  ce  que  c'est  que  d'aimer  Jésus?  Aimer, 
ce  n'est  pas  recevoir;  c'est  donner.  On  donne  beau- 
coup à  Jésus  si  on  l'aime;  on  l'aime  beaucoup  si  l'on 
donne  de  bon  cœur.  » 

Avec  quelle  bonté  il  se  prêtait  aux  désirs,  aux 
fantaisies  innocentes  d'âmes  encore  un  peu  faibles 
qu'aurait  déconcertées  une  rigueur  intempestive  !  Une 
novice,  le  jour  de  sa  prise  d'habit,  lui  demanda  de 
parler,  dans  l'exhortation  qu'il  lui  adressait,  de  tout 
ce  qu'elle  avait  aimé  dans  le  monde  et  qu'elle  quit- 
tait.... Elle  lui  écrivit  même  le  cadre  de  son  dis- 
cours, et  le  bon  Père  fit  une  délicate  allocution  en  s'y 
conformant  de  point  en  point. 

Mais  avec  celte  paternelle  condescendance,  comme 
il  savait  maintenir  dans  le  surnaturel  et  inspirer  un 
profond  dégoût  pour  le  monde,  «  ce  pays  des  décen- 
iions»  I 


CHAPITRE  XV.  397 

«Le  monde!  disait-il;  on  s'engage  à  son  service, 
sans  savoir  ce  qu'il  réserve  à  ses  dévots  ;  on  se  lie 
par  des  chaînes  qu'il  n'est  plus  permis  de  rompre, 
sans  se  donner  seulement  le  temps  de  penser  à  sa 
vocation.  Ah  !  s'il  y  avait  un  noviciat  pour  le  monde, 
combien,  après  deux  années,  s'empresseraient  de  le 
fuir  !  C'est  que  le  monde  trompe,  et  que  Jésus  ne  trompe 
pas  !  Ou  plutôt,  Jésus  trompe  aussi  :  car  il  donne 
bien  plus  que  l'âme  n'avait  espéré!... 

«  Mère  chrétienne,  qui  versez  des  larmes  parce  que 
Dieu  prend  votre  enfant,  pourriez-vous  rêver  pour 
elle  une  alliance  plus  noble,  plus  élevée?  Je  ne  dirai 
pas  que  Jésus  est  digne  d'elle,  je  dirai  que  vous  de- 
vez être  étonnée,  touchée,  ravie  qu'il  ait  trouvé  digne 
de  lui  votre  enfant.  Lorsqu'un  jour  vous  sentirez 
descendre  sur  votre  maison  des  bénédictions  nouvel- 
les, songez  qu'ici  des  cœurs  d'enfants  prient  pour 
vous  et  vous  attirent  ces  grâces.  » 

En  parlant  des  bénédictions  répandues  sur  tant 
d'âmes  par  le  ministère  du  P.  Olivaint,  pourrions- 
nous  ne  pas  dire  ce  qu'il  fit  pour  sa  mère  dont  il 
était  devenu,  par  un  touchant  prodige  de  la  grâce,  le 
ïjère  dans  l'ordre  de  la  foi  ? 

Longtemps  Mme  Olivaint,  trompée  par  sa  douleur 
avait  refusé  de  comprendre  que  le  sacrifice  offert  à 
Dieu  par  son  enfant,  devait  tourner  à  son  propre 
bien.  Peu  à  peu  cependant  son  âme  apaisée  s'ouvrit 
à  des  sentiments  meilleurs,  et  vint  un  jour  où  son 
heureux  fils  put  écrire  à  un  ami  :  «  Que  je  te  dise  la 
consolation  que  me  donne  ma  mère.  C'est  étonnant  ! 


308  PIERRE  OLIVAINT. 

quel  point  la  bénédiction  de  ma  vocation  est  devenue 
sensible  en  elle.  » 

Entraînée  vers  Dieu  sur  la  trace  de  son  fils,  sem- 
blable aux  veuves  vraiment  veuves  dont  parle  saint 
Paul  S  elle  menait,  dans  la  retraite,  une  vie  de 
prière. 

Un  pieux  asile  s'étaitouvert  devant  elle  au  couvent 

t/esOiseawaî.Là,ellerecevaitiesfréquentesvisitesdeson 
cher  fils.  C'était  le  même  échange  d'affectueux  témoi- 
gnages qu'autrefois,  entre  le  P.  Olivaint  et  celle  qu'il 
appelait  toujours  «  sa  petite  maman  ».  Le  grave  reli- 
gieux, pour  elle,  redevenait  enfant.  Il  se  mettait,  en 
arrivant,  à  genoux  devant  elle,  et  présentait  aux 
baisers  maternels  son  front  et  plus  souvent  sa  ton- 
sure. De  part  et  d'autre,  dans  cette  action  naïve,  il  y 
avait  un  acte  de  foi. 

Un  jour,  au  couvent  des  Oiseaux,  eut  lieu  une  cé- 
rémonie touchante.  Le  P.  Olivaint  reçut  sa  mère  au 
nombre  des  enfants  de  Marie.  Ne  pouvait-il  pas  dire, 
lui  aussi,  en  comparant  le  passé  au  présent  :  «  Quel 
état  et  quel  état!  »  On  nous  a  conservé  les  paroles 
prononcées  en  cette  circonstance,  avec  une  émotion 
facile  à  comprendre  :  «  L'amour  de  Jésus-Christ,  dit-il, 
a  la  vertu  de  rajeunir  les  cœurs,  de  confondre  les 
âges,  en  sorte  que,  parmi  tant  d'enfants  de  Marie  ici 
rassemblées,  le  cœur  le  plus  jeune  aux  yeux  de  Dieu 
est  celui  qui  aime  Dieu  davantage  ev  le  sert  avec  le 
plus  de  simplicité.  » 

Les  dernières  années  de  Mme  Olivaint  s'écouKM^ent 

1.  I  Tim.,  V,  3. 


CHAPITRE  XV.  309 

paisibles  et  consolées.  La  Providence  avait  si  bien 
disposé  toutes  choses  que  la  mère  et  le  fils,  sans  rien 
perdre  du  mérite  de  leur  séparation  volontaire,  se 
retrouvaient  plus  que  jamais  unis.  Les  liens  du  sang 
s'étaient  fortifiés  d'un  autre  lien  tout  surnaturel, 
depuis  que  la  mère  était  devenue  la  fille  spirituelle 
de  son  fils.  «  Je  vous  bénis  mille  fois  paternellement 
et  finalement  en  Notre-Seigneur.  >>  C'est  ainsi  que  le 
P.  Olivaint  avait  coutume  de  conclure  ses  lettres. 
Que  de  fois  celte  bénédiction  tout  ensemble  filiale  et 
paternelle  descendit  sur  le  front  de  la  veuve  age- 
nouillée humblement  aux  pieds  de  celui  qui  n'était 
plus  alors  pour  elle  que  le  prêtre  de  Jésus-Christ! 

Quand  vint  l'heure  d'achever  sa  laborieuse  car- 
rière, tranquille  et  résignée,  elle  entendit  son  fils  lui 
annoncer  la  fin  de  l'exil  et  l'approche  des  joies  éter- 
nelles. Le  P.  Olivaint,  qui  l'avait  constamment  conso- 
lée durant  les  ennuis  et  les  douleurs  d'une  longue 
maladie,  était  là,  le  cœur  navré,  au  chevet  de  sa 
chère  mourante.  Lui-même  il  voulut  lui  donner  le 
bon  Dieu  et  lui  administrer  les  derniers  sacrements. 
Il  trouva  dans  son  amour  et  dans  sa  foi,  le  courage 
de  lui  suggérer  la  pensée  de  faire  la  généreuse 
offrande  de  sa  vie.  Les  larmes  étaient  dans  tous  les 
yeux,  et  les  témoins  de  cette  touchante  scène  ne 
savaient  qu'admirer  davantage  de  la  résignation 
chrétienne  de  la  mère  ou  de  la  tendresse  et  de  la 
force  d'âme  du  fils.... 

Quand  le  sacrifice  fut  consommé,  le  P.  Olivaint 
resta  longtemps  debout,  immobile,  les  yeux  fixés 
sur  cette  chère  dépouille.  Une  personne  qui  redoutait 


400  PIERRE  OLIVAINT. 

pour  lui  les  suites  de  cette  muette  douleur,  crut  bien 
faire  en  provoquant  ses  larmes.  «  Ah!  mon  Père, 
dit-elle,  on  ne  perd  sa  mère  qu'une  fois!...  »  Le  P. 
Olivaint  comprit  l'intention  délicate  et  répondit  dou- 
cement :  ce  Ne  croyez  pas,  ma  fille,  que  je  me  fasse 
violence  pour  ne  pas  pleurer.  »  Et  les  larmes  coulè- 
rent de  ses  yeux  en  abondance. 

Le  surlendemain,  jour  qui  semblait  indiqué  pour 
les  funérailles,  devait  avoir  lieu  l'assemblée  des  Dames 
patronnesses  de  l'œuvre  del'Enfant-Jésus.  Toutes  les 
invitations  étaient  lancées,  on  voulut  donner  contre- 
ordre.  Le  P.  Olivaint  s'y  opposa  formellement.  «Non, 
dit-il,  je  ferai  cela  pour  ma  mère.  »  La  triste  céré- 
monie fut  donc  retardée,  et  le  prêtre,  triomphant  de 
la  douleur  du  fils,  parla  en  faveur  des  pauvres  avec 
une  ferveur  extraordinaire.  Le  jour  suivant  il  prési- 
dait lui-môme  aux  dernières  prières*. 

1.  Voici  le  billet  que  le   P.  de  Ponlevoy  écrivit  au  P.  Olivaint  en 
celte  circonstance  : 

«  Mon  Révérend  et  bien  cher  Père, 
«  Pax  Christi. 
«  Je  viens  de  dire  la  sainte  messe  pour  votre  bonne  mère  :  Amodo 
jam  dicit  Spiritus  ut  requiescat....  Après  avoir  pieusement  vécu,  elle 
a  doucement  passé,  et  le  bon  Dieu  lui  a  donné  comme  une  récom- 
pense anticipée  d'avoir  un  si  bon  fils  près  d'elle  à  la  vie  et  à  la  mort 
Et  maintenant,  c'est  vrai,  sur  cette  terre,  vous  ne  pouvez  plus  dire  : 
ma  mère^  sans  nommer  la  Compagnie. 

«  En  union  de  vos  saints  sacrifices, 
«  Servus  et  frater  in  Christo, 

••Armand    de  Ponlevoy.    S.   J.  » 
il  lévrier  1867. 


CHAPITRE  XVI 


Conversion  du  maréchal  Randon.  —  Sentiments  du  P.  Olivaint 
pour  IKglise  et  le  Pape.  —  La  liberté  de  l'enseignement  supé- 
rieur. 


Par  prudence  et  par  humilité,  le  P.  Olivaint  gardait 
toujours  un  silence  absolu  sur  les  fruits  consolants 
de  son  apostolat.  Il  lui  déplaisait  de  parler  de  lui- 
même;  il  s'imposait,  sur  tout  ce  qui  touchait  les 
autres,  une  réserve  extrême:  pour  ces  deux  raisons, 
nous  perdrions  presque  partout  la  trace  du  bien  qu'il 
a  fait,  si  la  reconnaissance  n'était  venue,  après  sa 
mort,  en  divulguer  une  partie. 

Le  peu  que  nous  dirons  fera  soupçonner  le  reste. 
Combien  de  chrétiens  hésitants  et  faibles  ce  sage  et 
ferme  directeur  attacha  pour  jamais  à  la  généreuse 
pratique  de  leurs  devoirs  !  Combien  d'âmes  d'élite 
auxquelles  il  apprit  à  mener  une  vie  parfaite,  au 
milieu  même  du  monde!  Combien  aussi  de  frères 
séparés  lui  durent  de  passer  des  ténèbres  de 
l'hérésie  à  l'admirable  lumière  de  la  foi  catholique  I 


402  PIERRE  OLIVAINT. 

La  conversion  du  maréchal  Randon  fut,  sans  con- 
tredit, pour  le  P.  Olivaint,  l'une  des  plus  douces 
consolations  de  son  zèle,  après  avoir  été,  de  longues 
années,  l'objet  de  sa  persévérante  sollicitude. 

Issu  d'une  famille  protestante^  le  maréchal  Ran- 
don vécut  longtemps  dans  la  religion  de  ses  pères, 
sans  que  rien  troublât  sa  bonne  foi.  Nature  droite  et 
loyale,  esprit  élevé,  cœur  généreux  et  vaillant,  il 
allait  à  Dieu  simplement  et  cherchait  la  vérité  sans 
arrière-pensée.  Loin  de  nourrir  aucune  prévention 
contre  le  catholicisme,  il  pencha  peu  à  peu  et  comme 
à  son  insu  vers  lui. 

Gouverneur  général  de  l'Algérie,  il  s'était  intime- 
ment lié  avec  le  P.  Brumauld,  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  dont  il  favorisait  de  tout  son  pouvoir  les  fonda- 
tions charitables  et  les  essais  de  colonisation  chré- 
tienne ^  En  retour,  le  zélé  religieux  faisait  violence 
au  ciel,  pour  obtenir  la  conversion  du  maréchal  ;  il 
s'était  môme  concerté  avec  quelques  autres  mission- 
naires pour  que,  chaque  jour,  le  saint  Sacrifice  fût 
offert  par  l'un  d'eux  à  cette  intention. 

On  peut  dire  que  l'âme  qu'il  s'agissait  de  sauver, 
était  naturellement  catholique.  Le  maréchal  saisis- 
sait, en  effet,  toutes  les  occasions  de  témoigner  son 


î .  Le  maréchal  comte  Randon  descendait  d'une  famille  protestante 
depuis  longtemps  établie  à  Gange,  dans  le  département  du  Gard,  où 
elle  existe  encore.  Il  était  né  à  Grenoble,  le  25  mars  1795,  et  avait 
pour  oncles  Raraave  et  le  général  Marchand.  Ce  fut  sous  les  ordres  de 
ce  dernier  qu'il  fil  ses  premières  armes,  comme  volontaire,  en  1812. 
—  Mémoires  du  maréchal  Randon  (Paris,  1875),  t.  I". 

2.  Mémoires,  l,  472. 


CHAPITRE  XVI.  403 

estime  et  sa  vénération  pour  l'Église,  son  eu' te,  ses 
ministres.  Ainsi  il  exigeait  que  l'aumônier  des  co- 
lonnes expéditionnaires  occupât  toujours,  à  la  table 
del'état-major,  la  place  d'honneur,  «  comme  repré- 
sentantla  première  autorité,  celle  de  Dieu  ».  A  Alger, 
il  se  faisait  un  devoir  d'assister  aux  splendides  pro- 
cessions de  la  Fête-Dieu,  et  d'y  donner  à  tous  l'exemple 
d'un  religieux  respect. 

Après  la  mort  du  P.  Brumauld,  le  P.  Oiivaint,  par 
ses  prières  et  son  action  discrète,  contir  ^a  l'œuvre 
de  cette  conversion. 

Longtemps  il  demeura  invisible,  comme  l'ange 
gardien,  mais  inspirant  et  dirigeant  tout  ce  qui  se 
faisait  en  faveur  du  «c/ier  séparé  »  ;  c'est  ainsi  qu'il 
se  plaisait  à  nommer  le  maréchal. 

On  le  tenait  au  courant  des  moindres  progrès  ;  et 
quelle  était  sa  joie  quand  il  apprenait,  par  exemple, 
que  le  ministre  de  la  guerre,  encore  protestant,  avait 
pris  noblement  la  défense  du  Saint-Père,  dans  les 
conseils  du  Gouvernement;  qu'il  avait,  par  une  tou- 
chante délicatesse,  confié  à  Mme  la  comtesse  Randon 
le  soin  de  veiller  à  l'entretien  des  chapelles  dans  les 
forts  de  Paris;  qu'il  marquait  pour  la  véritable  Église 
un  attrait  d'autant  plus  vif,  qu'elle  était  plus  violem- 
ment attaquée.  Au  moment  où  le  livre  de  M.  Renan 
faisait  scandale,  le  maréchal  formulait  ainsi  son 
jugement  sur  cet  odieux  pamphlet  :  «  En  résumé,  ce 
livre  aura  eu  pour  résultat  de  rapprocher  dans  une 
commune  indignation  deux  religions  qui  au  fond 
(pensait-il)  sont  divisées  par  si  peu....  Il  faudrait  de 
ces  deux  religions   n'en    faire  qu'une ,   prendre   à 

35 


404  PIERRE  OLIVAINT. 

l'Église  catholique  son  esprit  de  gouvernement  et 
son  unité  ;  au  protestantisme....  quoi?  Je  ne  sais 
trop...  car  après  tout,  c'est  moins  une  religion  qu'une 
négation.  »  Il  se  montrait  fatigué  et  comme  honteux 
des  dissensions  qui  déchiraient  la  prétendue  Réforme 
et  des  contradictions  doctrinales  de  ses  ministres. 
«  Un  pasteur  prêchant  en  habit  noir  et  en  cravate  blan- 
che, disait-il,  me  faitrefl'et  d'un  colonel  commandant 
son  régiment  en  habit  bourgeois.  » 

Ces  succès  partiels  présageaient  dans  un  avenir 
prochain  la  pleine  victoire,  et  le  P.  Olivaint  s'écriail  : 
«  Oh!  il  faut  que  nous  obtenions  cette  conversion!  li 
n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  souverain,  un  prince,  ou 
même  un  simple  particulier  ait  servi  l'Église,  sans 
recevoir  de  Dieu  la  récompense.  Et  le  maréchal  qui 
a  si  généreusement  défendu  le  Saint-Père  n'en  serait 
pas  récompensé  par  le  don  de  la  foi?  » 

C'était  une  allusion  aux  soins  donnés  par  le  maré- 
chal Randon  à  la  formation  de  la  légion  d'Anlibes, 
dont  il  avait  voulu  choisir  lui-même,  un  à  un,  tous 
les  officiers  et  la  plupart  des  soldats*. 

Enfin,  un  jour  vint  où  le  P.  Olivaint  put  dire  : 
«  La  conversion  du  cher  séparé  est  un  fruit  qui  tient 
encore  à  l'arbre  et  mûrit  doucement  ;  mais  nous  le 
cueillerons  demain  ou  après-demain....  11  ne  faut 
plus  qu'une  circonstance  providentielle  pour  amener 
le  résultat  définitif.  » 

Cette  circonstance    providentielle   fut ,   comme  il 

1.  On  peut  lire,  dans  les  Mémoires  du  maréchal,  la  belle  lettre  qu'il 
écrivit  au  colonel  d'Aigy,  commandant  la  légion  d'Anlibes  (t.  II, 
p.  124), 


CHAPITRE  XVI.  405 

arrive  le  plus  souvent,  une  cruelle  épreuve.  Le  loyal 
et  fidèle  serviteur  de  la  France  se  vit  tout  à  coup  en 
butte  à  d'injustes  accusations  et  à  d'indignes  calom- 
nies K 

Au   mois   de  janvier  1867,   le  maréchal  disgracié 
quitta  le  ministère  de  la  guerre. 

«  Je  ne  puis  pas  m'empêcher  de  déplorer  cette  re- 
traite, écrivit  aussitôt  le  P.  Olivaint.  Le  maréchal  a 
si  noblement  rempli  sa  mission,  il  a  si   généreuse- 
ment défendu  les  intérêts  de  l'Église  !   11  sera  bien 
difficile  de  trouver  un  successeur  aussi  dévoué  que 
lui  à  tout  bien;  les  hommes   qui  lui    ressemblent 
deviennent  si  rares!   Cependant,   tout  en  déplorant 
cette  retraite,  je  ne  puis  m'empêcher  de  me  réjouir. 
J'éprouve  en  ce  moment  une  douce  espérance.  Il  me 
semble  que  l'heure  approche  où  vous  aurez  la  conso- 
lation d'offrir  à  Notre-Seigneur  cette  chère  àme  tout 
à  fait  conquise  à  la  vérité  par  l'esprit,   comme  elle 
l'est  déjà  par  le  cœur,  ou  plutôt  conquise  à  la  vérité 
par  la  pratique  de  la  foi,  comme  elle  l'est  déjà  par  le 
cœur  et  l'esprit.  Vous  savez  si  je  prie  avec  vous  et  si 
tout  mon   dévouement  vous  est  assuré,   au  besoin 
dans  cette  œuvre  ^  » 

Retiré  dans  ses  montagnes  du  Dauphiné,  le  maré- 
chal  consacra  au  recueillement   et   à  la   prière  les 
loisirs  que  lui  faisait  l'ingratitude  des  hommes. 
Il  surveifia  lui-même  la  construction  d'une   cha- 


1.  On  en  trouvera  la  réfulation  péremploire  dans  les  Mémoires  t.  II 
p.  204  et  suiv. 

2.  Lett  e  à  Mme  la  maréchale  Handon,  du  20  janvier  1867. 


406  PIERRE  OLIVAINT. 

pelle  bâtie  auprès  de  son  château  de  Saint-lsmier,  et 
au  sommet  de  laquelle  se  dressa,  par  son  ordre,  une 
grande  croix.  Le  Dieu  de  l'Eucharistie  vint  y  faire  sa 
demeure  et  remplir  de  ses  bénédictions  la  maison  de 
son  hôte.  Sains  domui  huic  hodie  facta  est,  (Luc, 
XIX,  9.) 

Le  maréchal  se  prêtait  volontiers  aux  pieuses  in- 
dustries qu'on  imaginait  pour  l'acheminer  insensi- 
blement vers  le  catholicisme.  Tantôt,  c'était  une  petite 
médaille  de  la  sainte  Vierge  qu'il  consentait  à  porter 
surlui  j  tantôt,  laprière  du  soirqu'il  faisait  en  famille 
ou  la  messe  à  laquelle  il  assistait  volontiers.  Le  P. 
Olivaint  répondait  au  message  qui  lui  apportait  ces  tou- 
chantes nouvelles:  «  Demain,  jour  de  l'Exaltation  delà 
sainte  Croix,  je  dirai  la  messe  pour  le  cher  séparé  qui,  le 
matin,  j'en  suis  sûr,  se  sera  simplement,  chrétienne- 
ment, pieusement  uni  à  vous  pour  entendre  la  messe 
dans  la  petite  chapelle  et  adorer  avec  vous  le  bon 
Maître.  Quelles  influences  vont  s'échapper  de  ce  ta- 
bernacle pour  avancer  la  conversion  de  cette  chère 
âme!...  Oui,  recourez  plus  que  jamais  à  l'influence 
directe  de  Notre-Seigneur  dans  l'Eucharistie  :  il  s'ap- 
prochera de  lui  par  vous.  » 

Le  jeune  fils  d'un  autre  maréchal  de  France  allait 
faire  sa  première  communion.  Il  fut  chargé  d'avan- 
cer, par  sa  pieuse  intervention,  l'heure  ardemment 
désirée.  «  Les  enfants  sont  de  bien  puissants  auxi- 
liaires, disait  à  cette  occasion  le  P.  Olivaint;  tirez  du 
cher  petit  dont  vous  me  parlez  toul  le  parti  que  vous 
ofl"rira  Notre-Seig.ieur....  Je  craindrais  un  plus  long 


CHAPITRE  XVI.  407 

retard  justifié  par  toutes  les  préoccupations  de  la  vie 
active,  surtout  si  la  guerre  éclate'.  » 

Tant  de  prières  ferventes  touchèrent  le  cœur  de 
Dieu.  Le  vieux  maréchal  sentit  la  lumière  se  faire 
dans  son  esprit,  tous  ses  doutes  se  dissiper  et  un 
mystérieux  attrait  le  pousser  dans  le  sein  du  catho- 
licisme, n  s'en  ouvrit,  avec  sa  franchise  habituelle, 
à  celle  qui  n'avait  vécu  que  pour  lui  obtenir  ce  bon- 
heur. La  mort,  disait-il,  approchait  :  ceux  que  réu- 
nirait la  même  tombe,  devaient  avoir  une  même  foi 
ici-bas,  afin  de  se  retrouver  ensemble  dans  une  autre 
vie. 

ce  Magnificat!...  Te  Dewm!...  s'écria  le  P.  Olivaint 
avec  transport.  Voyez-vous  que  la  sainte  Eucharistie 
a  exercé  sur  lui  sa  toute-puissante  influence!  Je  ne 
saurais  vous  dire  à  quel  point  je  partage  votre  joie.  » 

Peu  de  jours  après,  eut  lieu  la  première  entrevue 
du  maréchal  avec  celui  qui  depuis  si  longtemps  s'in- 
téressait à  son  âme.  L'entente  s'établit  aussitôt.  «Le 
bon  maréchal,  écrivait  son  nouveau  guide,  a  une 
droiture  et  un  mouvement  du  cœur  qui  me  touchen* 
profondément.  » 

Enfin,  après  que  le  noble  vieillard  eut  été  suffisam- 
ment instruit  du  dogme  catholique,  le  jour  fut  fixé 
pour  sa  réconciliation  avec  la  sainte  Église.  Le  2  2  dé- 
cembre 1867, dans  l'humble  chapelle  d'un  orphelinat, 
en  présence  du  P.  Olivaint  et  de  deux  témoins,  le 
maréchal  déclara  «  reconnaître  l'Église  catholique 
pour  la  seule  véritable  Église,  faire  profession  de  la 

1,  Lettre  du  23  juillet  1867. 


408  PIERRE  OLIVAINT. 

religion  catholique,  apostolique  et  romaine  et  re^ 
noncer  à  l'hérésie  de  Calvin.  « 

Depuis  lors,  il  apporta  au  service  de  Dieu  une  fidé- 
lité que  le  P.  Olivaint  appelait  «  militaire  «. 

«  J'admire  vraiment,  écrivait-il,  la  grâce  de  Dieu 
dans  cette  âme  si  droite;  comme  il  prend  simplement 
les  choses!  » 

Une  particulière  amitié  unit  jusqu'à  la  fin  le  prêtre 
et  le  soldat. 

Le  22  juillet  1870,  le  P.  Olivaint  adressait  au  ma- 
réchal la  lettre  suivante....  «  Laissez-moi,  monsieur 
le  maréchal,  vous  témoigner  le  bonheur  que  j'ai  res- 
senti d'être  auprès  de  vous  l'instrument  de  la  grâce 
de  Dieu.  Je  vous  ai  voué  un  attachement  sincère  et 
profond.  Je  vous  suivrai  de  cœur  sur  cette  terre  d'A- 
frique '  où  par  votre  esprit  chrétien  vous  avez  fait 
tant  de  bien  autrefois,  où  vous  ferez  bientôt,  main- 
tenant que  vous  êtes  plus  près  de  Dieu,  plus  de  bien 
encore.  » 

De  son  côté,  le  maréchal  exprimait  avec  bonheur 
sa  reconnaissance  au  P.  Olivaint  «  pour  tous  les  se- 
cours spirituels  qu'il  lui  avait  prodigués.  Je  vous  prie 
de  croire,  ajoutait-il,  que  je  n'oublierai  jamais  ce  que 
je  vous  dois  à  ce  sujet,  car  j'y  trouverai  une  conso- 
lation et  un  soutien  dans  les  adversités  dont  la  vie 
est  ici-bas  parsemée,  et  une  confiance  bien  grande 
pour  cette  vie  qui  nous  est  réservée  dans  le  ciel.  « 

Le  maréchal  entrevoyait  le  terme  ;   il    l'atteignit 

I.  Le  maréchal  Randon,  nommé  de  nouveau  gouverneur  général  de 
l'Algérie,  fut  contraint,  prcsqu  aussitôt,  de  résigner  ces  hautes  fonc- 
jions.  {Mémoires,  II,  p.  31U.) 


CHAPITRE  XVI.  409 

bientôt.  «  Oa!  la  patrie!...  ses  souffrances  me  tuent.  » 
Ce  furent  ses  dernières  paroles*. 

o  Atteint  d'une  cruelle  maladie,  sa  vigoureuse  orga- 
nisation résistait  au  mal;  mais  il  en  survint  un  con- 
tre lequel  elle  fut  impuissante,  ce  fut  le  mal  qui 
frappa  la  France  et  dont  nous  souffrons  encore. 
Lorsqu'il  vit  les  gloires  de  la  patrie  s'éclipser,  la  vie 
l'abandonna  et  il  rendit  son  âme  à  Dieu.  Il  est  mort  avec 
le  courage  du  soldat,  avec  la  foi  et  la  soumission  du 
chrétien.  Il  est  mort  après  avoir  reçu  les  sacrements 
qui  aident  à  faire  le  voyage  de  l'éternité.  Il  est  mort 
après  s'être  courbé  avec  amour  et  reconnaissance 
sous  la  main  du  pontife  suprême  qui  lui  donna  sa  bé- 
nédiction apostolique  ^  » 

Le  P.  Oiivaint  n'apprit  qu'au  mois  de  février,  par 
les  journaux,  la  mort  de  son  illustre  ami. 

«  Combien,  écrivit-il  aussitôt  à  Mme  la  maréchale 
Randon,  combien  j'ai  souffert  avec  le  bon  marécha 
des  malheurs  de  la  patrie;  je  ne  serais  pas  étonné 
qu'il  eût  succombé  à  la  douleur. ...  Je  prierai  bien  pour 
son  âme.  Ayez  confiance.  Il  était  si  droit;  il  avait  un 
amour  si  généreux  du  bien  !...  Comme  je  vous  serais 
reconnaissant  de  me  donner  quelques  détails  sur  la 
fin  du  bon  maréchal  !  Ah!  que  d'angoisses  en  ces  tris- 
tes jours!  Comme  on  a  besoin  de  savoir  ce  que  sont 
devenus  tous  ceux  dont  on  garde  les  noms  dans  son 
cœur  !  Comme  on  se  sent  pressé  de  regarder  le  ciel  I 
L'espérance  et  la  consolation  ne  sont  que  là  *  !  » 

1.  Il  mourut  le  13  janvier  1871. 

2.  Discours  de  Mgr  Bernardou,  archevêque  de  Sens. 

3.  10  février  1871. 


410  PIERRE  OLIVAINT. 

Le  zèle  ardent  et  prudent  que  le  P.  Olivaint  avait 
déployé  pour  procurer  le  retour  du  maréchal  Randcji 
à  la  foi  catholique,  éclatait  en  toute  rencontre,  mais 
plus  que  jamais,  quand  les  grands  intérêts  de  l'Église, 
les  droits  du  vicaire  de  Jésus-Christ,  la  liberté  des 
consciences  catholiques  étaient  enjeu. 

Il  professait,  pour  l'Église  et  le  Pape,  un  dévoue- 
ment absolu,  un  amour  sans  bornes  ;  son  cœur  res- 
sentait profondément  chaque  nouvel  outrage  qui 
leur  était  fait,  et  rien  ne  lui  eût  coûté,  fût-ce  même 
le  sacrifice  de  la  vie,  pour  abréger  leurs  épreuves  '. 

Il  admirait  dans  Pie  IX  la  mansuétude  et  la  pa- 
tience unies  à  une  invincible  intrépidité.  «  C'est  un 
beau  spectacle,  disait-il  au  sujet  de  l'encyclique 
Quanta  cura,  que  de  voir  ce  vieillard  seul,  abandonné, 
souvent  trahi,  menacé  par  les  passions  révolution- 
naires, élever  la  voix  sans  crainte,  pour  rappeler  au 
monde  qu'il  s'égare,  quand  il  ne  place  pas  avant  tous 
les  intérêts,  les  intérêts  de  Dieu.  » 

A  la  nouvelle  de  Mentana,  il  ne  put  retenir  un  cri 
d'enthousiasme.  «  Quels  événements,  répétait-il  à  ses 
chers  jeunes  gens,  quels  événements!  Sommes-nous 
donc  revenus  tout  à  coup  au  temps  des  croisades? 
N'est-ce  pas  une  sorte  de  poëme  épique,  mes  amis, 
qui  se  déroule  sous  nos  yeux,  plus  grand,  plus  beau 
que  les  poëmes  rêvés  par  les  Homère  et  les  Vir- 
gile? On  croyait  n'avoir  rien  fait,  et  voilà  une  mer- 
veille. On  se  plaignait  qu'à  notre  époque    il  n'y  eût 

1....  *  Prêta  mourir  pour  l'Église,  le  Souverain  Pontife,  la  Compa- 
gnie »  {Journal  des  Retraites,  retraite  de  1870,  t.  II.  p.  337.) 


CHAPITRE  XVÎ.  411 

plus  de  caractère  ;  et  voilà  de  braves  jeunes  gens  qui 
versent  leur  sang  pour  Dieu  ! 

«  Est-ce  donc  que  je  veux  vous  engager  à  vous  faire 
jouaves?  Ah!  si  quelques-uns  se  sentent  appelés,  si 
quelques-uns  sont  libres  de  répondre  sans  manquer 
à  aucun  devoir,  il  est  temps  encore.  A  tous  les  autres 
je  dirai:  Si  vous  ne  pouvez  être  zouaves  à  Rome, 
soyez  zouaves  à  Paris  ;  défendez  l'Église,  sinon  par 
l'épée,  du  moins  par  la  parole,  par  la  plume,  par 
l'exemple;  à  l'œuvre  pour  ce  bon  combat!  Soyez 
la  réserve,  prête  à  courir  aux  armes,  et  comme  la 
landwehr  de  Dieu  !  » 

C'est  vers  Rome  qu'il  voulait  qu'on  eût  sans  cesse 
les  yeux  tournés.  «  Attendue  ad  Petramundeexcisi  es- 
tis\  disait-il  à  ceux  qui  l'interrogaieiit  sur  la  défini- 
tion de  l'infaillibilité  pontificale  et  s'en  inquiétaient 
parce  qu'ils  ne  la  comprenaient  pas.  Affermissez -vous 
bien  sur  ce  roc  inébranlable;  attachez-vous  bien  au 
Pape.  C'est  à  ce  signe  qu'on  reconnaît  les  vrais  en- 
fants de  l'Église.  C'est  sur  ce  point  que  se  concen- 
trent toutes  les  discussions  théologiques  et  même 
tous  les  débats  politiques.  C'est  par  là  que  commen- 
cent les  défections.  Beaucoup,  hélas  !  prennent  le 
change;  il  est  de  nouveaux  gallicans  qui  se  préten- 
dent plus  clairvoyants  que  le  Pape  et  les  évêques  : 
attendue  ad  Petram....  Soyez  catholiques  comme  le 
Pape.  » 

Mais  il  ajoutait:  «  Ne  soyez  pas  plus  catholiques  que 
lui,  c'est-à-dire  ni  concession  ni  exagération.  L'une  et 


1,  Isaïe,  Li,  1. 

36 


412  PIERRE  OLIVAINT. 

Tautre  sont  également  funestes.  L'exagération  ne 
vaut  jamais  rien,  qu'elle  porte  sur  les  principes  eux- 
mêmes,  ou  sur  les  applications  pratiques,  ou  sur  les 
procédés  de  polémique.  Elle  nuit  à  la  vérité,  elle  la 
fausse;  elle  empêche  ses  adversaires  de  la  reconnaître 
et  de  l'accepter  ;  elle  justifie  en  partie  les  oppositions 
ou  du  moins  leur  fournit  un  prétexte  ;  elle  porte  à 
exagérer  en  sens  contraire.  Imitez  Rome  dans  son  es- 
prit de  modération,  Rome  inaccessible  h  toute  con- 
cession coupable,  comme  à  toute  exagération.  Ah  ! 
sans  doute,  point  de  respect  humain,  point  de  lâcheté  ; 
un  saint  enthousiasme  pour  la  foi,  une  ardeur  mili- 
tante à  la  défendre;  mais,  d'autre  part,  pas  de  Don 
Quichotisme,  pas  de  chauvinisme  catholique  :  évitez 
la  violence  et  gardez  la  vérité  dans  la  charité.  » 

Tels  étaient  les  sages  conseils  que  le  P.  Olivaintne 
cessait  de  donner.  Certes  son  caractère  était  trop  for- 
tement trempé,  pour  qu'il  fût  possible  de  le  soup- 
çonner un  instant  de  timidité  et  de  faiblesse;  mais 
c'est  précisément  parce  qu'il  était  vraiment  fort,  qu'il 
gardait,  au  milieu  du  trouble  des  esprits,  la  mesure, 
la  sérénité  et  la  pleine  possession  de  lui-même. 

Quand  fut  inauguré,  en  1867,  le  grand  mouvement 
catholique  qui  devait  aboutir  à  la  conquête  de  la  li- 
berté de  l'enseignement  supérieur,  le  P.  Olivaint 
n'hésita  pas,  malgré  les  accablantes  occupations  de 
son  ministère,  à  prêter  son  concours  aux  hommes 
généreux  qui  se  dévouaient  à  cette  utile  et  noble  en- 
treprise. 

Il  fut,  dès  l'origine,  un  des  membres  les  plus  ac- 
tifs de  la  Société  générale  d'éducation  et  d'enseigne- 


CHAPITRE  XVI.  413 

ment;  et  dans  l'assemblée  générale  annuelle  du  12 
février  1869,  il  présenta  lui-même  un  rapport  sur  les 
travaux  de  l'œuvre  naissante. 

Dans  ce  discours  vivement  applaudi,  il  conviait 
«  les  catholiques  de  toutes  les  nuances,  en  dehors  des 
opinions  politiques  et  des  questions  controversées, 
à  une  action  commune  pour  la  défense  de  la  foi, 
des  principes  conservateurs  et  de  la  liberté  de  l'en- 
seignement. 

«  Ce  rapprochement,  cette  union  des  catholiques 
de  toutes  nuances,  disait-il,  n'est-ce  pas  aujourd'hui 
une  des  choses  les  plus  désirables,  les  plus  nécessai- 
res? Gomment!  nos  adversaires saventsi  bien  oublier 
leurs  querelles,  et  de  personnes,  et  de  doctrines,  et 
d'intérêts  même,  pour  s'unir  contre  l'Église  catholi- 
que qu'ils  regardent  comme  leur  grande  ennemie;  ils 
dirigent  contre  elle  en  ce  moment  un  suprême  ef- 
fort,ilsattaquent  de  toute  part  cette  place  confiéeà  notre 
garde!  Et  nous,  catholiques,  nous  ne  saurions  pas  en- 
core  laisser  dormir  un  instant  les  questions  qui  nous 
séparent;  nous  passerions  notre  temps  à  tirer  les  uns 
sur  les  autres  !  Mais  ce  serait  un  scandale,  une  honte, 
je  dirais  presque  une  trahison,  puisque  de  cette  ma- 
nière nous  rendrions  la  défaite  de  notre  cause  inévi- 
table. Nos  adversaires  sont  bien  assez  forts:  ce  n'est 
pas  à  nous,  par  nos  divisions,  de  leur  venir  en  aide  1 
Ah  !  si  nous  nous  tenions  unis,  que  nous  serions 
forts!  » 

Et  il  concluait  par  ces  paroles  que  ravenir  devait 
promptement  vérifier  :  A  l'œuvre,  Messieurs  I  Laissons 
nosdivisionsintestines.Unissons-nous  fraternellement 


414  PIERRE  OLIVAINT. 

pour  la  défensedela  foi  commune.  On  a  dit  après  1850: 
a  II  estplus  à  craindre  que  les  catlioliques  ne  manquent 
«  à  la  liberté  que  la  liberté  ne  manque  aux  catholi- 
«  ques.  »  Ce  serait  manquer  à  la  liberté  conquise,  à 
la  liberté  promise,  de  ne  pas  rivaliser  au  moins  de 
zèle  avec  nos  adversaires.  Oui,  ce  serait  manquer  à 
la  liberté;  mais  aussi  ce  serait  manquer  en  même 
temps  à  l'autorité  elle-même,  aux  principes  sacrés 
sur  lesquels  la  société  repose,  à  la  patrie,  à  la  famille, 
à  l'Église....  Défions-nous  de  ceux  qui  désespèrent. 
L'édifice  de  1850  aura  son  couronnement,  et  sur  son 
frontispice  resteront  gravés  les  noms  de  ceux  qui  se 
seront  dévoués  à  cette  œuvre  généreuse.  » 

Parmi  ces  noms  gravés  sur  le  frontispice,  n'est-il 
pas  juste  d'écrire,  à  une  place  d'honneur^  le  nom 
du  P,  Olivaintî 


CHAPITRE  XVII 


Le  siège  de  Paris.  —  La  Commune. 


Les  dernières  années  qui  précédèrent  les  doulou- 
reux événements  de  1870,  furent  signalées  par  la 
recrudescence  des  passions  révolutionnaires  et  anti- 
religieuses. L'Église,  les  congrégations,  les  jésuites, 
dénoncés  à  la  tribune  du  Sénat  et  du  Corps  législatif, 
redevinrent  le  thème  habituel  des  déclamateurs  de 
clubs  et  des  journalistes  de  faubourgs;  le  dévergon- 
dage des  idées  fomentait  le  désordre  et  préparait 
l'émeute. 

Le  P.  Olivaint  suivait  d'un  regard  attristé  les  pro- 
grès du  mal.  La  faiblesse  du  pouvoir  en  face  des 
manifestations  démagogiques,  l'apathie  des  bons, 
leurs  divisions  intestines  lui  faisaient  prévoir,  à 
courte  échéance,  la  catastrophe;  mais  ce  qui  l'in- 
quiétait plus  que  la  violence  des  ennemis  de  l'ordre 
social,  c'était  la  timidité  de  ceux  qui  auraient  dû  le 
défendre.  Les  catholiques  eux-mêmes,  à  les  considé- 
rer en  général,  ne  lui  paraissaient  pas  déployer  un 

36* 


416  PIERRE  OLIVAINT. 

courage  égal  au  péril.  Nous  trouvons,  dans  ses  notes, 
cette  plainte  énergiquement  exprimée  :  ^c  Coiiduite 
des  catholiques,  —  Gomme  ils  s'eilacent,  au  lieu  de 
s'affirmer!  comme  ils  se  trahissent,  au  lieu  de  se 
soutenir  !  comme  ils  se  retirent,  au  lieu  de  s'avancer  ! 
comme,  seuls,  ils  font  des  concessions!  comme  ils 
exaltent  leurs  adversaires  et  rabaissent  leurs  défen- 
seurs !  comme  chacun  prétend  avoir  exclusivement 
l'Église  pour  soi  et  lutte  contre  les  autres  !...  « 

Le  profond  chagrin  qu'il  éprouvait  à  ce  spectacle 
était,  grâce  à  Dieu,  adouci  par  le  zèle  et  la  générosité 
que  plusieurs  déployaient  au  service  de  la  religion  et 
du  pays.  Il  était  heureux,  par  exemple,  quand  quel- 
ques-uns de  ses  enfants,  au  club  du  Pré-aux-Clercs 
ou  du  Vieux-Chêne,  avaient  affronté  bravement  la 
colère  ou  les  sarcasmes  d*un  auditoire  hostile  pour 
défendre  la  vérité  et  venger  l'honneur  de  l'Église. 

En  voyant  se  multipher  les  attaques  contre  la 
Compagnie  de  Jésus,  le  P.  Olivaint  se  dit  que  l'heure 
était  venue  de  souffrir  sans  faiblesse  la  persécution 
dont  le  mystérieux  attrait  avait  naguère  décidé  de 
sa  vie.  Il  ne  cessa  de  conseiller  la  résistance  par 
toutes  les  voies  légales,  mais  sans  se  faire  illusion 
sur  le  résultat;  il  savait  qu'en  temps  de  révolution 
la  loi  n'est  plus  qu'un  vain  mot.  Tout  son  espoir 
était  en  Dieu  :  «  Nous  retiendrons  sur  nous  et  sur  V 
nos  œuvres  la  bénédiction  d'en  haut,  écrivait-il  dans 
un  mémoire  adressé  au  P.  Provincial,  si  nous  som- 
mes vraiment  religieux,  religieux  avant  tout.  Devant 
la  loi,  c'est  le  citoyen  qui  sauve  le  religieux;  mais, 
dans  la  pratique  et  devant  Dieu,  il  est  bien  plus  vrai 


CHAPITRE  XVII.  417 

de  dire  que  c'est  le  religieux,  par  sa  fidélité,  qui 
sauve  le  citoyen  ou  plutôt  qui  se  sauve  lui-même.  » 

Au  moment  où  la  déclaration  de  guerre  jetait  tous 
les  esprits  dans  l'agitation  et  l'inquiétude,  le  P.  Oli- 
vaint  sentit  le  besoin  de  se  recueillir.  Le  l"août  1870, 
il  se  mit  en  retraite,  pour  se  disposer  à  la  passion 
qui  était  proche.  Toutes  ses  méditations  et  tous  ses 
efforts  tendirent  à  bien  établir  en  lui  le  règne  du  Saint- 
Esprit  par  la  pureté  du  cœur;  il  prit  pour  dernier 
mot  d'ordre  :  «  Aimer ^  cest  souffrir ,  ^^  et  se  déclara 
«  prêt  à  mourir  pour  l'Église,  le  Souverain  Pontife, 
la  Compagnie....  »>  Il  sortit  de  la  solitude  pour  appren- 
dre nos  désastres  à  Wissembourg,  à  Wœrth,  à  For- 
bach,  et  ce  qui  lui  parut  plus  humiliant  que  toutes 
nos  défaites,  l'abandon  de  Rome!  Ce  fut  pour  lui 
l'annonce  des  plus  grands  malheurs,  auxquels  de- 
puis longtemps  il  s'attendait.  Dans  les  premiers 
jours  de  janvier  1870,  il  avait  dit  :  «  La  persécution 
esta  nos  portes;  elle  sera  terrible.  »  Et  comme  la 
personne  à  laquelle  il  adressait  ces  paroles  semblait 
douter  de  l'imminence  du  péril,  il  reprit  avec  ani- 
mation :  (<  Mon  enfant,  nous  traverserons  un  bain  de 
sangK  » 

«  Le  11  août  1870,  raconte  M.  le  docteur  H.  G***, 
partant  avec  mon  ambulance  pour  l'armée  du  Rhin, 
j'allai  faire  mes  adieux  au  P.  Olivaint,  à  la  maison 
de  la  rue  de  Sèvres.  En  me  reconduisant,  il  me  prit 
la  main  et  me  dit  :  «  Vous  avez  raison  de  porter  se- 
cours à  nos  blessés;  vous  allez  au-devant  du  danger 

1.  Lettre  de  Mme  la  baronne  Duchaussoy,  du  21  août  1875. 


418  PIERRE  OLIVAINT. 

et  je  VOUS  approuve.  Mais  vous  ne  serez  pas  des  plus 
exposés.  La  guerre  a  été  follement  engagée,  nous 
sommes  battus,  et  nous  le  serons  encore.  Profitant 
de  l'impuissance  du  pouvoir,  le  parti  radical,  qui 
déjà  s'agite,  provoquera  dans  Paris  un  terrible  bou- 
leversement. On  s'attaquera  aux  maisons  religieuses, 
on  commencera  par  les  nôtres,  on  viendra  ici  même. 
On  nous  trouvera  tous,  chacun  à  son  poste,  moi 
comme  les  autres,  bien  entendu.  Ce  que  nous  devien- 
drons  l'avenir  vous  l'apprendra.  » 

Peu  de  jours  après,  le  P.  Olivaint  confiait  au  P.  de 
Ponlevoy  son  jugement  sur  la  situation  :  «  Nous 
sommes  tranquilles  pour  le  moment.  Mais  la  répu- 
blique rouge  s'organise  à  côté  de  la  tricolore.  On  voit 
sur  les  murs  les  avis  de  deux  gouvernements,  si  l'on 
peut  parler  ainsi.  Que  la  sociale  l'emporte  un  instant, 
et  nous  savons  d'avance  notre  sort.  » 

La  prévision  de  cet  avenir,  loin  de  l'intimider, 
excitait  son  courage.  «  Que  fera  de  nous  la  Révolu- 
tion? écrivait-il^;  confiance!  courage!  Nous  sommes 
prêts  à  tout,  et  nous  tâcherons  de  nous  mettre  au 
niveau  des  circonstances,  ad  major em  Dei  glorîamf  » 

Si,  dans  son  patriotisme,  il  se  faisait  quelque  illu- 
sion sur  les  chances  de  la  lutte  contre  l'Allemagne, 
il  n'en  avait  aucune  au  sujet  des  menées  criminelles 
de  la  Révolution.  «  Gomme  vous  voyez  tout  en  noir! 
disait-il  dans  une  autre  lettre^;  je  suis  bien  loin  de 
juger  comme  vous.  Non,  non,  tout  n'est  pas  perdu. 

1.  Lettre  du  11  septembre  1870  à  Mme  la  marquise  de  Contades. 

2.  Lettre  du  même  jour  à  Mme  la  marquise  do  Sainte-Marie  d'Ai- 
^neau. 


CHAPITRE  XVII.  419 

Les  Prussiens  seront  repoussés  et  je  ne  serais  pas 
étonné  même  qu'ils  dussent  renoncer  au  siège  de 
Paris.  Mais  la  Révolution  se  lèvera  probablement 
quand  les  Prussiens  disparaîtront.  A  la  Providence! 
11  me  semble  que  le  Seigneur  est  en  train  de  relever 
la  France  par  ses  humiliations  même  ;  il  a  fait  gué- 
rissables les  nations  de  la  terre,  selon  la  parole  de 
l'Ecriture,  et  je  m'obstine  à  espérer  qu'ils  nous  gué- 
rira. » 

En  tous  cas,  il  était  dès  lors  énergiquement  résolu 
à  ne  céder  ni  à  la  peur,  ni  même  à  la  violence.  «  Je 
vous  suis  bien  reconnaissant,  ajouta-t-il,  de  m'offrir 
à  tout  événement  un  asile.  Certes,  j'irais  avec  une 
grande  confiance  sous  votre  toit,  et  ce  serait  pour 
moi  une  vraie  consolation,  si  jamais  la  Providence 
m'obligeait  à  partir.  Mais  je  ne  vois  pas  comment 
cela  pourrait  arriver,  à  moins  d'un  décret  de  bannis- 
sement dont  les  gendarmes  assureraient  l'exécution. 
Autrement,  que  nous  ayons  affaire  à  la  Révolution 
ou  aux  Prussiens,  les  âmes  dans  de  tels  dangers  ont 
plus  que  jamais  besoin  de  secours,  et  vous  pensez 
bien  que  nous  saurons  rester  à  notre  poste.  » 

Dans  toutes  ses  lettres,  il  tient  ce  même  langage. 
«  Pour  moi,  écrit-il  à  Mme  la  maréchale  Randon*, 
pour  moi,  je  ne  quitte  pas  Paris  :  à  tout  événement 
je  dois  rester  à  mon  poste,  et  pour  nos  Pères,  et  pour 
les  chères  âmes.  »  —  «Vous  le  pensez  bien,  répète- 
t-il  encore  2,  je  ne  songe  pas  à  fuir.  Que  deviendraient 

1.  18  août  1870. 

2.  Lettre  du  11  septembre  1870  à  Mme  la  marquise  de  Gontades. 


420  PIERRE  OLIVAINT. 

les  pauvres  âmes,  si  ceux  que  Dieu  charge  de  les 
soutenir,  les  abandonnaient  au  milieu  de  telles  épreu- 
ves ?  Quand  les  gendarmes  me  feront  sortir  par  la 
porte,  en  attendant  que  je  puisse  rentrer  par  la  fe- 
nêtre, je  verrai  s'il  y  a  moyen  de  visiter  votre  chère 
demeure.  » 

Au  milieu  de  ces  graves  préoccupations,  le  P.  Oli- 
vaint  ne  perdait  rien  de  son  généreux  entrain  et  de 
sa  merveilleuse  activité.  Dès  le  26  août  1870,  il  org'*- 
nisait  une  vaste  ambulance  dans  la  maison  de  la  rue 
de  Sèvres,  et  assignait  à  chaque  Père  un  poste  d'au- 
mônier et  un  poste  d'infirmier  à  chaque  Frère.  Il 
fallut  vaincre  d'étranges  résistances  pour  obtenir  la 
faveur  de  se  dévouer  au  service  de  nos  braves  soldats. 
Une  fois  ces  obstacles  surmontés,  le  P.  Olivaint  s'oc- 
cupa d'un  projet  qu'il  semble  avoir  eu  grandement 
à  cœur.  Il  s'agissait  d'établir  un  Orphelinat  pour  les 
victimes  de  la  guerre.  «  Une  œuvre  de  ce  genre,  dit-il  S 
si  utile  en  elle-même  et  qui  n'a  rien  de  contraire  à 
notre  institut,  serait  certainement  bien  accueillie.  Je 
la  placerais  dans  un  autre  quartier,  du  côté  de  Saint- 
Philippe  du  Roule....  Auprès  de  cette  œuvre  peut-être 
un  externat  s'établirait.  Dans  les  temps  de  révolution 
surtout,  ceux-là  seuls  réussissent  qui  savent  oser  et 
prévoir.  » 

Le  P.  Olivaint  a  vu,  du  haut  du  ciel,  se  réaliser 
son  pieux  dessein.  Le  vénérable  successeur  de  l'ar- 
chevêque martyr  a  recueilli  les  orphelins  de  la  guerre, 
et  sur  la  rive  droite  de  la  Seine  s'est  élevé  l'externat 

1.  Lettre  du  11  septembre  1870  au  R.  P.  de  Ponlevoy, 


CHAPITRE  XVII.  421 

de  Saint-Ignace  qui  réunit  déjà  plus  de  sept  cents 
enfants. 

L'investissement  de  Paris  se  complétait  peu  à  peu  ; 
la  grande  ville  allait  se  trouver  séparée  du  reste 
du  monde.  «  Les  Prussiens  sont  près  d'ici,  écrit  le 
P.  Olivaint  dans  une  lettre  qui  parvint,  à  travers 
mille  obstacles,  jusqu'en  Pologne^;  quelle  affreuse 
guerre  !  Et  si  nous  n'avions  que  les  Prussiens  à  com- 
battre !  mais  la  Révolution  se  dresse  devant  nous.  A 
Lyon  flotte  le  drapeau  rouge  ;  un  certain  nombre  de 
nos  Pères  sont  en  prison.  A  Paris,  les  rouges  sont 
encore  contenus.  Cependant  plusieurs  tentatives  ont 
été  faites.  Notre  collège  de  Vaugirard,  pour  sa  part, 
a  été  attaqué  deux  fois  ^  J'ai  eu,  moi,  ici,  une  petite 
émeute.  Mais  que  Notre-Seigneur  est  bon!  On  ne  le 
voit  jamais  mieux  que  dans  des  temps  semblables. 
Nous  avons  été  remarquablement  protégés  \  Après 

1 .  Lettre  du  14  septembre  à  Mme  la  comtesse  Laniewska. 

2.  M.  le  comte  de  Kératry,  préfet  de  police,  averti  du  danger  que 
courait  le  collège  de  Vaugirard,  s'empressa  de  prendre  des  mesures 
pour  le  protéger.  Le  P.  Olivaint  l'en  remercia  aussitôt  par  une  lettre 
que  M.  de  Kératry  a  insérée  dans  son  livre  :  Le  4  septembre  et  le  gou- 
vernement de  la  défense  nationale,  p.  227.  —  A  ce  sujet,  le  P.  Oli- 
vaint écrivit  au  P.  de  Ponlevoy  (14  septembre)  :  «  J'ai  remercié  le 
préfet  de  police  de  ce  qu'il  a  fait  en  nous  protégeant...  Ainsi  M.  de 
Kératry  devient  notre  défenseur!...  J'ai  signé  carrément  supérieur 
des  Pères  jésuites.  Ils  savent  assez  déjà  ce  que  nous  sommes,  et  je 
crois  préférable,  quelles  que  soient  les  difficultés,  de  ne  pas  avoir 
peur  de  le  dire  nettement  au  nom  de  la  liberté,  y  —  Le  P.  de  Ponlevoy 
répondit  :  «  Vous  avez  bien  fait  de  remercier  :  la  politesse  et  la  gra- 
titude ne  gâtent  rien.  Si  l'on  savait  combien  nous  avons  à  cœur,  avec 
la  cause  divine,  la  chose  publique  !  Tâchons,  en  faisant  nos  preuves, 
de  le  montrer  à  Dieu  et  aux  hommes.  Le  dévouement  et  la  charité  sont 
d'ailleurs  le  plus  sûr  de  tous  les  paratonnerres.  " 

3.  Voici  comment  le  P.  Olivaint  raconte  l'événement  auquel  il  fait 


422  PIERRE  OLIVAINT. 

tout,  nous  ne  demandons  pas  mieux  que  de  souffrir 
pour  ramener  la  bénédiction  de  Dieu  sur  notre  pauvre 
pays.  Non,  nous  ne  savions  pas  nous-mêmes  à  quel 
point  la  France  était  malade  !  Mais  Dieu  a  fait  guéris- 
sables les  nations  de  la  terre,  pourvu  cependant 
qu'elles  veuillent  guérir.  Ah  1  si  votre  chère  Pologne 
avait  voulu  !  Et  notre  France  voudra-t-elle?  Com- 
prendra-t-elle  que  tout  est  perdu  si  elle  ne  revient  à 
Dieu,  si  elle  ne  retourne  à  la  foi  catholique,  si  elle  ne 
renonce  à  cette  corruption  de  mœurs  et  de  doctrines 
qui  sont  au  fond  la  vraie  cause  de  ses  malheurs? 
Prions,  prions,  et  en  attendant  des  jours  meilleurs, 
si  jamais  ils  doivent  luire,  sachons  nous  dévouer 
pour  les  âmes  et  faire  notre  devoir.  Il  y  a  eu  à  Paris 
une  grande  débandade;  à  l'approche  du  siège,  des 
multitudes  ont  pris  la  fuite;  tous  ceux  que  des  rai- 

ici  allusion.  «  Hier,  nous  avons  eu  notre  petite  alerte.  Une  méchante 
fille  de  quinze  ans,  qui  vient  mendier  ou  voler  dans  notre  église,  a  été 
mise  à  la  porte  par  Xavier  (un  des  sacristains).  Alors  elle  s'est  avisée 
de  crier  dans  la  rue  qu'on  l'avait  battue,  qu'on  l'avait  jetée  dans  une 
prison  toute  noire....  La  foule  s'assemblait  et  prenait  fait  et  cause  pour 
elle.  Je  suis  arrivé,  et  j'ai  cru  que  la  soutane  ne  servirait  qu'à  exciter 
les  colères.  Je  suis  donc  resté  en  observation,  attendant  le  moment  où 
l'église  serait  envahie.  Heureusement  Notre-Seigneur  a  détourné  le 
coup.  Notre  serrurier  qui  passait,  a  empoigné  la  misérable  et,  à  l'aide 
de  deux  mobiles,  il  l'a  menée  je  ne  sais  où  ;  la  foule  alors  s'est  écoulée 
et  nous  n'avons  plus  rien  eu  à  craindre.  Dieu  est  fidèle  I  Croyez,  mon 
révérend  Père,  que  nous  comptons  bien  sur  lui,  et  que  nous  ne  sommes' 
pas  déconcertés  le  moins  du  monde.  Si  amhulavero  in  mcdio  umhr.r 
mortis,  non  timebo  mala,  quoniam  tu  mecum  es.  ■»  (Lettre  au  P.  de 
Ponlevoy,  11  septembre  1870.)  —  Le  P.  Olivaint  s"était  demandé  si  le 
moment  était  venu....  Le  danger  passé,  il  prit  néanmoins  la  précau- 
tion de  se  jeter  sur  son  lit  tout  habillé,  ne  voulant  pas  être  surpris.  Le 
lendemain,  faisant  le  récit  de  ce  qui  s'était  passé,  il  répéta  encore  : 
Ce  rCétait  pas  encore  le  moment. 


CHAPITRE  XVII.  423 

sons  de  force  majeure  ne  retenaient  pas  ont  déguerpi. 
Nous  avons,  nous,  renvoyé  nos  jeunes  gens  et  nos 
inlirmes,  et  nous  restons  au  poste  pour  soutenir  les 
courages  et  panser  toutes  les  blessures,  pour  récon- 
cilier les  mourants  avec  le  Seigneur  et  leur  ouvrii 
le  ciel.  Nous  avons  une  ambulance  dans  chacune  de 
nos  maisons.  De  plus,  nous  logeons  des  mobiles. 
Nous  avons  des  aumôniers  aux  fortifications  et  aux 
avant-postes.  Nous  faisons  pour  la  patrie  tout  ce 
qui  dépend  de  nous.  Quant  au  danger,  grâce  à  Dieu, 
nous  n'y  pensons  pas.  Je  bénis  Notre-Seigneur  des 
dispositions  calmes  et  généreuses  de  tous  ceux  qui 
m'entourent.  Le  canon  va  gronder,  les  bombes  et  les 
obus  vont  pleuvoir....  A  la  bonne  Providence!  Ahl 
mieux  vaut  mourir  que  de  voir  plus  longtemps  le 
triomphe  de  l'erreur  et  de  l'iniquité  sur  la  terre,  mais 
il  faut  bien  mourir,  et  quelle  plus  heureuse  mort  que 
de  succomber  dans  le  dévouement  au  service  du  bien, 
de  la  vérité,  de  l'Église  et  de  Dieu  !... 

«  Après  la  tempête,  nous  aurons  des  jours  meil- 
leurs. C'est  la  justice  de  Dieu  qui  passe;  bientôt  nous 
sentirons  les  effets  de  sa  miséricorde.  Écrivez-moi 
bientôt  et  dites-moi  que  vous  avez  trouvé  le  secret 
de  ne  plus  jamais  pécher  contre  l'espérance,  et  que 
cette  douce  vertu  soutient  votre  âme  et  votre  corps 
même.  » 

Le  P.  Olivaint  aurait  ardemment  désiré  prendre 
pour  lui,  selon  sa  coutume,  le  ministère  le  plus  pé- 
nible et  suivre  nos  soldats  sur  le  champ  de  bataille. 
«  Nos  Pères  se  dispersent  dans  toutes  les  directions 
pour  relever  les  blessés  avec  un  zèle  bie^n  édifiant, 

37 


424  PIERRE  OLIVAINT. 

mandait-il  le  21  septembre  au  P.  Provincial.  On  se- 
rait vexé  de  rester  là,  si  le  vrai  poste  de  Dieu  n'était 
pas  celui  de  l'obéissance.  »  Il  n'était  pas  oisif;  son 
zèle  était  plus  entreprenant  que  jamais.  «La  guerre 
prêche,  «  disait-il,  et  il  constatait  avec  joie  «  un  mou- 
vement de  retour  à  Dieu  pour  bien  des  âmes  ^  »  Ce 
qu'il  passe  sous  silence,  ce  sont  les  épreuves  physi- 
ques et  morales  de  ces  tristes  jours,  du  moins  en 
tant  qu'il  s'agit  de  ses  souffrances  personnelles. 
«  C'est,  dit-il  2,  la  monotonie  de  l'état  de  siège,  du 
froid,  des  privations,  de  la  fatigue;  mais,  en  vérité, 
si  nous  nous  comparons  à  cette  multitude  qui  nous 
environne,  nous  avons  bien  peu  à  souffrir.  Comme 
nous  souffririons  volontiers  davantage,  si  le  salut 
devait  venir  par  là  !  Ah  !  si  les  âmes  se  tournaient 
davantage  vers  Dieu!  « 

«  La  bonne  Providence  nous  protège  d'une  manière 
manifeste.  Elle  a  pour  nous,  ici  particulièrement, 
pour  cette  question  matérielle  devenue  passablement 
difficile,  toutes  sortes  d'attentions  touchantes.  L'autre 
jour,  les  larmes  m'en  venaient  aux  yeux  de  recon- 
naissance. Sachez  bien  que  nous  ne  sommes  pas  du 
tout  au  découragement,  pas  même  à  Tinquiétude  : 
ce  serait  vraiment  faire  injure  à  Notre-Seigneur  '.  » 
Le  11  janvier,  au  lendemain  du  combat  de  Buzenval, 
il  exprima  avec  plus  d'énergie  encore  ce  même  sen- 
timent :  «  Nous  serions  bien  ingrats,  si  nous  n'étiona 


1.  14  octobre. 

2.  29  décembre. 
i.  26  novembre. 


CHAPITRE   XVII.  425 

prêts  à  tout  dévouement  et  à  une  inconfusible  con- 
fiance. » 

Enfin,  ce  long  siège  s'acheva  dans  l'humiliation  de 
la  défaite.  En  jetant  un  regard  en  arrière,  le  P.  Oli- 
vaint  éprouvait,  avant  tout,  un  sentiment  de  recon- 
naissance. «  Qu'il  fait  bon  mettre  toute  sa  confiance 
en  Dieu  !  écrivait-il  ;  nous  avons  été  l'objet  d'une 
providence  toute  particulière.  Sans  doute,  nous  avons 
eu  notre  part  d'épreuves,  cela  était  juste;  mais  en 
vérité,  nous  n'avons  pas  trop  souffert.  Trois  de  nos 
Pères  ont  été  blessés  sur  les  champs  de  bataille,  mais 
légèrement.  Les  obus  ont  sifflé  sur  Vaugirard,  la  rue 
de  Sèvres,  la  rue  des  Postes  :  c'était  un  assez  vilain 
concert  ;  je  ne  sais  pas  pourquoi  on  vante  la  musique 
allemande;  mais  personne  de  nous  n'a  été  atteint. 
Quelques  murs  ont  été  percés,  un  énorme  éclat 
d'obus  s'est  arrêté  dans  la  tribune  de  notre  église, 
juste  au-dessus  du  saint  Sacrement;  on  eût  dit  qu'il 
n'était  venu  là  que  pour  saluer  le  maître.  Je  dois 
avouer,  pour  toucher  un  autre  point,  que  nous  n'a- 
vons pas  vécu  certainement  dans  l'abondance  !  Quel- 
ques-uns sont  un  peu  plus  maigres  qu'auparavant; 
quelques  autres,  tombant  de  fatigue,  sont  en  train 
de  se  refaire.  Cependant,  l'état  sanitaire  est  en  géné- 
ral assez  bon.  Donc,  bénissons  Dieu  et  préparons - 
nous  à  le  mieux  servir,  car  il  y  aura  bientôt  beaucoup 
à  faire  :  noble  carrière  pour  ceux  qui  aiment  le  dé- 
vouement et  vivent  par  le  cœur  *  !  » 

A  un  ancien  élève  de  Vaugirard,  impatient  d'avoir 

1-  Lettre  du  10  février  1871 


426  PIERRE  OLTVAINT. 

de  ses  nouvelles,  il  disait  :  «  Non,  mon  bien  cher  en- 
fant, je  ne  suis  pas  mort  et  je  vous  aime  toujours. 
Et  Vaugirard  n'est  pas  mort  non  plus,  malgré  les 
obus  qui  pleuvaient  dans  toute  la  plaine.  Un  seul 
projectile  a  touché  les  murs;  la  petite  chapelle  de 
la  nouvelle  infirmerie  a  été  saccagée.  Dans  He  parc, 
les  allées  sont  labourées,  mais  cette  semence  prus- 
sienne ne  poussera  pas.  Les  externes  n'ont  pas  cessé 
de  venir  pendant  le  siège,  excepté  quand  les  obus 
s'opposaient  à  leur  passage.  Les  internes  rentrent 
maintenant;  bientôt  il  n'y  aura  plus  qu'un  souvenir! 
Aux  Moulineaux,  les  Prussiens  étaient  dans  le  bois 
et  les  Français  dans  la  maison.  Les  Moulineaux  ont 
échappé  comme  le  reste.  Voyez  la  protection  de 
Dieu  M  » 

Cette  pensée  de  filiale  confiance  en  Notre-Seigneur 
se  mêle  à  tout  ce  qu'il  écrit.  «  Rassurez-vous  sur 
notre  sort,  mandait-il  à  une  personne  inquiète  à  son 
sujet^  ;  la  divine  Providence  nous  a  miraculeusement 
gardés  au  milieu  des  douloureuses  péripéties  de  ces 
effroyables  jours.  Malgré  les  rouges  et  les  Prussiens, 
malgré  les  privations  et  les  obus,  il  n'est  pas  tombé 
un  seul  cheveu  de  notre  tête,  car  le  Seigneur  ne  l'a 
pas  permis.  De  toutes  les  communautés  de  la  rive 
gauche  qui  se  trouvaient,  comme  nos  trois  maisons, 
dans  le  tir  pendant  le  bombardement,  et  sur  les- 
quelles, par  conséquent,  pleuvaient  les  obus,  je  n'ai 
entendu  parler  que  d'une  seule  religieuse  qui  ait  été 


1.  LeUre  àiM.  Franco  Doria. 

2.  Lettre  du  26  février  187 1^  à  Mme  Cabat. 


CHAPITRE  XVll.  427 

frappée,  encore  assure-t-on  que  la  bonne  Sœur  avait 
demandé  à  Dieu  cette  blessure  comme  une  grâce. 
Les  fatigues  n'ont  pas  manqué;  bon  nombre  d'entre 
nous,  et  moi  tout  le  premier,  sommes  un  peu  comme 
des  hommes  épuisés  qui  ont  besoin  de  se  refaire;  nous 
allons  nous  décarêmer  en  carême.  Bientôt  il  n'y  pa- 
raîtra plus.  Ah!  s'il  pouvait  en  être  ainsi  de  notre 
pauvre  France!  Si  elle  voulait,  si  elle  savait  com- 
prendre la  cause  de  ses  malheurs!  Si,  désavouant 
son  impiété  sociale,  elle  revenait  à  Dieu  pour  rentrer 
dans  sa  vieille  mission  de  nation  catholique,  armée 
du  glaive,  comme  un  chevalier,  pour  la  défense  de 
la  sainte  Église,  ah!  comme  elle  se  relèverait.... 
Pauvre  France  !  comment  espérer  que  le  voile  épais 
du  mensonge  tombe  enfin?  » 

Et,  dans  une  autre  lettre*,  résumant  d'un  mot  ses 
impressions,  il  garderait,  disait-il,  de  tous  ces  évé- 
nements, «  un  souvenir  mêlé  de  consolation  et  de 
tristesse  :  tristesse,  en  pensant  à  tant  de  victimes  ; 
consolation,  en  pensant  à  tant  d'âmes  qui  s'étaient 
rapprochées  de  Dieu.  » 

Il  était  loin  cependant  de  croire  que  tout  fût  ter- 
miné; l'avenir  lui  apparaissait  bieti  sombre.  «  On 
dort  ici  comme  aux  bords  de  l'Océan,  écrit-il  quel- 
ques jours  avant  l'insurrection  de  la  Commune  %  sa- 
chant bien  que  l'on  peut  être  réveillé  à  chaque  in- 
stant par  la  tempête;  mais  on  dort...  et  le  Seigneur 
garde  et  Marie  étend  les  mains....  Confiance I  » 


1.  17  mars. 
1,  b  mars. 


428  PIERRE  OLIVAINT. 

ce  Remerciez  avec  nous  Notre-Seigneur  qui  nous  a 
si  bien  gardés  et  qui  nous  garde  encore,  écrivait-il 
ce  même  jour  à  un  Père  de  la  Compagnie.  Les  rouges 
sont  toujours  là  qui  rugissent;  humainement  par- 
lant, la  position  est  vraiment  critique.  La  guerre 
civile  peut  éclater  à  chaque  instant.  Les  insurgés  ont 
des  batteries  de  canons  et  de  mitrailleuses  braquées 
sur  les  hauteurs  de  Belleville  et  de  Montmartre.  Mais 
Notre-Seigneur  est  là.  C'est  un  vrai  miracle  de  sa 
miséricorde  que  ces  misérables  ne  soient  pas  deve- 
nus maîtres  de  tout  pendant  le  siège  :  il  est  bien  cer- 
tain que  le  gouvernement  ne  les  arrêtait  pas.  Une 
force  mystérieuse,  à  leur  grand  étonnement,  la  main 
même  de  Dieu  les  a  contenus  et  les  contient  encore. 
Nous  comptons  de  plus  en  plus  sur  le  secours  de 
Notre-Seigneur,  » 

Pour  l'obtenir  sûrement,  le  P.  Olivaint  réclame 
l'intercession  des  Saints  au  ciel  et  des  âmes  pures  sur 
la  terre.  Parlant  d'une  religieuse  du  Carmel  :  «  Il  ne 
fallait  pas,  dit-il,  qu'elle  quittât  Paris.  Où  donc,  au 
milieu  de  si  cruelles  épreuves,  où  donc  eût  été  la 
protection  et  l'expiation  pour  cette  ville  coupable,  si 
les  anges  du  sanctuaire  avaient  fui?  Ne  lui  parlez 
pas  de  partir  maintenant.  Autant  que  jamais  on  a 
besoin  que  les  prières  et  les  pénitences  de  la  sainte 
Montagne  du  Carmel  détournent  le  tonnerre  attiré  par 
les  hauteurs  impies  de  Montmartre  et  de  Belleville.  » 

L'horrible  assassinat  du  malheureux  Vinccnzini 
(26  février),  le  meurtre  des  généraux  Lecomte  et  Clé- 
ment Thomas  (18  mars),  la  fusillade  de  la  place  Ven- 
dôme (22  mars)  servirent  de  prélude  aux  atrocités 


CHAPITRE   XVII.  ^129 

d^Qi  les  hommes  de  la  Commune  allaient  se  rendre 
coupables.  C'est  dans  cette  inutile  manifestation  de  la 
paix  que  tomba,  victime  de  son  courage,  un  des  en- 
fants les  plus  aimés  du  P.  Olivaint. 

Faul  Odelin,  lieutenant  au  16"  bataillon  de  la  garde 
moDile  de  la  Seine,  avait,  durant  le  siège,  fait  chré- 
tiennement son  devoir.  Ce  vaillant  jeune  homme  avait 
toujours  rêvé  quelque  beau  dévouement.  En  1867,  il 
avait  voulu  s'engager  aux  zouaves  pontificaux  :  «  Si 
je  meurs,  disait-il,  je  serai  martyr,  j'irai  au  ciel  tout 
droit;  c'est  la  mort  qui  me  convient,  à  moi;  il  faut 
que  ce  soit  court  et  bon.  »  Pendant  la  guerre,  son- 
geant à  l'avenir,  il  entrevoyait  la  possibihté  d'un 
complet  sacrifice  de  lui-même  à  Dieu.  «  Mon  cœur, 
écrivail-il,  déborde  du  besoin  de  se  donner  entière- 
ment et  sans  récompense  ici-bas.  »  Dieu  l'exauça; 
selon  le  vœu  du  généreux  enfant,  ce  fut  court  et 
bon 

Le  mercredi  22  mars,  il  marchait  donc  auprès  du 
arapeau,  au  premier  rang,  en  uniforme.  Épargné  par 
la  première  décharge,  Paul  reprocha  énergiquement 
aux  fédérés  leur  indigne  guet-apens,  et  tomba  frappé 
par  une  balle  en  pleine  poitrine.  A  cette  douloureuse 
htjuvelle,  le  P.  Olivaint  accourut  et  s'agenouillant 
aaprès  du  mort  :  «  Quelle  sérénité,  murmura- t-il 
tout  en  pleurs;  cher  Paul!...  J'envie  son  sort!  »  Et 
s  adressant  à  la  pauvre  mère  désolée,  il  ajouta  :  «  Je 
n  ai  pas  une  parole  de  consolation  à  vous  dire.  Je  n'ai 
pas  de  consolation  pour  moi;  comment  pourrais-je 
vous  en  donner?  Du  reste,  n'en  cherchez  pas  sur  la 
terre  :  voyez  Paul  au  ciel  et  n'en  descendez  pas.  »  En 


430  PIERRE  OLIVAINT. 

disant  ces  mots,  il  arrosait  de  larmes  les  vêtements 
ensanglantés  de  celui  qu'il  se  plaisait  à  appeler  un  de 
ses  plus  chers  enfants  de  Vaugirard  et  qu'il  pleurait 
maintenant  avec  la  douleur  et  raffection  d'un  père  *. 

Le  jour  des  funérailles,  le  P.  Olivaint,  après  la 
messe,  fit  l'absoute;  mais  il  put  à  peine  prononcer 
les  prières  ;  sa  voix  était  étouffée  par  les  sanglots.  Le 
25  mars,  il  écrivait  :  «  Paul  Odelin  a  été  tué  l'autre 
jour,  à  la  place  Vendôme.  Hélas!  pauvre  mère!... 
Priez  pour  elle,  priez  pour  ce  cher  jeune  homme. 
C'est  une  vraie  perte:  il  promettaitbeaucoup;  il  avait 
le  cœur  et  l'intelligence,  la  foi  et  le  dévouement,  lo 
savoir-faire  et  le  courage.  Que  de  fois  je  l'ai  admiré 
pendant  le  siège  !  Il  était  lieutenant  dans  un  batail- 
lon de  Belleville,  Jet,  bien  que  parfaitement  connu 
comme  catholique,  il  avait  conquis  le  respect,  l'es- 
time, l'affection  de  ses  hommes;  c'était  même  le  ca- 
tholique qu'on  appréciait  en  lui.  Encore  un  dont  le 
sang  noble  et  pur  va  peser  dans  la  balance  de  Dieu 
du  côté  de  la  miséricorde.  Sursum  corda^  !  » 

Un  secret  pressentiment  l'avertissait  qu'il  ne  tarde- 
rait pas  à  prendre  lui-même  sa  part  de  l'expiation 
sanglante.  Le  lendemain  des  funérailles  de  Paul  Ode- 
lin,  le  dimanche  de  la  passion,  deux  mois  jour  pour 
jour  avant  le  martyre  de  la  rue  Haxo,  le  P.  Olivaint, 
s'étant  rendu  une  dernière  fois  au  couvent  des  Oi- 
seaux rempli  des  souvenirs  de  sa  mère,  adressa  aux 
religieuses   quelques  paroles   d'encouragement.    Il 


f.  Notice  sur  Paul  Odelin,  p.  183  et  suiv. 
2.  Lettre  à  Mme  Duparc,  25  mars. 


CHAPITRE  XVII.  431 

développait  avec  une  merveilleuse  énergie  celle  di- 
vine promesse  :  «  Pas  un  cheveu  ne  tombera  de  votre 
tête  sans  la  permission  du  Père  céleste  * ,  »  quand, 
s'interrompant  tout  à  coup  :  «  Vous  me  direz  :  il  ne 
s'agit  pas  d'un  cheveu  seulement,  mais  peut-être 
de  la  tête....  Eh  bien  !  si  la  tête  tombe,  ce  sera  avec  la 
permission  et  la  grâce  du  Père  céleste.  »  Son  visage 
devint  radieux,  sa  voix  de  plus  en  plus  vibrante  : 
«  Quelle  faveur  serait-ce?  s'écria-t-il.  Voyez  les  apô- 
tres :  Ils  allaient,  transportés  de  joie  d'avoir  été  jugés 
dignes  de  souffrir  pour  le  nom  de  Jésus,  ibant  gau- 
DENTES....  Soyons,  nous  aussi,  généreux  et  prêts  au 
sacrifice,  il  faut  du  sang  pur  à  la  France  pour  la 
régénérer;  mais  qui  de  nous  sera  jugé  digne  de  ver- 
ser le  sien?  Si  nous  sommes  choisis,  quelle  grâce  ! 
Si  nous  sommes  laissés,  humilions-nous.  » 

Le  même  jour,  le  P.  Olivaint  visita  le  P.  de  Ponlevoy 
dans  la  retraite  où  celui-ci,  par  obéissance,  avait  dû 
se  réfugier.  Prévoyant  un  cas  extrême  qui  n'était  pas 
chimérique  :  «  Avant  tout,  dit-il  à  son  supérieur,  si 
on  vient  m' arrêter,  je  veux  me  poser  sur  mon  terrain 
et  me  donner  pour  ce  que  je  suis  :  citoyen  français, 
sans  doute,  mais  prêtre,  mais  jésuite;  car  c'est  sous 
ce  titre  que  je  vis  et  que  j'entends  bien  mourir.  — 
Soit,  lui  fiit-il  répondu,  moriamur  in  simplidtate 
nostra  ^.  S'il  faut  mourir,  au  moins  mourons  tout  en- 
tiers et  tombons  tout  d'une  pièce  ^  »  De  retour  à  la 

1.  Luc,  XXI,  18. 

*i.  Mourous  dans  notre  simplicité  (I  Mac,  ii,  35.) 
b.  Actes  de  la  captivité  et  de  la  mort,  etc.,  par  le  P.  de  Ponlevoy, 
£!•  édil,,  p.  23. 


432  PIERKE  OLIVAINT. 

maison  de  la  rue  de  Sèvres,  le  P.  Olivaint  prit  avec 
le  plus  grand  calme  ses  dernières  dispositions.  Il 
réunit  les  siens  autour  de  lui  et  leur  dit  «  qu'il  fallait 
s'attendre  à  servir  de  victimes....  J'espère  être  là  pour 
répondre  moi-même  en  cas  de  surprise,  ajouta-t-îA, 
Si  on  s'en  prend  à  vous,  renvoyez  à  moi;  je  suis  le 
responsable.  »  Puis  il  indiqua  les  articles  de  la  Con- 
stitution de  1848  et  du  Code  pénal  qui  protègent  la 
liberté  individuelle,  le  domicile,  la  propriété.... 

«  A  ce  moment,  raconte  un  des  Pères  présents  à 
cette  scène,  le  P.  Olivaint  remarqua  que  je  souriais 
un  peu  en  l'entendant  parler  d'avocat  pour  nous  dé- 
fendre; mais  il  m'expliqua  sa  pensée:  «  Je  suis  le 
supérieur,  me  dit-il  ;  je  dois,  comme  un  capitaine  de 
vaisseau,  tout  tenter  pour  sauver  le  navire  et  ne  le 
quitter  que  lorsqu'il  aura  sombré  complètement.  » 

Il  n'oublia  aucun  détail  dans  les  conseils  qu'il  don- 
nait à  chacun  et  qu'il  avait  eu  soin  d'écrire  en  trois 
grandes  pages.  Ces  notes  que  nous  avons  sous  le.s 
yeux  réglaient  minutieusement  tout  ce  qui  concernait 
la  dispersion,  le  refuge  assigné  à  chaque  Père,  la  vie 
religieuse  en  dehors  de  la  communauté,  le  fruit  spi- 
rituel à  tirer  de  ces  épreuves,  etc.  Il  se  leva  en  di- 
sant :  Ils  viendront  :  confiance  et  courage!  Il  savait, 
à  n'en  pouvoir  douter,  qu'ils  allaient  venir.  Le  2  avril, 
un  ami  dévoué  lui  demandant  s'il  ne  jugeait  pas  pru- 
dent de  quittO'r  Paris,  le  P.  Olivaint  lui  répondit  du 
ton  le  plus  naturel  :  «  Nous  avons  été  prévenus  par 
un  de  ces  malheureux*  qu'une  perquisition  ici  a  été 

;.  Cet  liuiiiiiie^  que  la  Commune  improvisa  maire  du  V'^  arrondis- 


CHAPITRE     WII.  433 

décidée.  Nous  serons  probaljlement  arrêtés  demain 
ou  après-demain.  Que  voulez-vous?  Il  faut  savoir 
rester  à  son  poste.  Qui  sait  si,  dehors,  nous  ne  regret- 
terions pas  le  bien  que  peut-être  nous  pourrons  faire 
dedans  ?  » 

Le  4  avril,  de  grand  matin,  on  vint  lui  annoncer 
que,  durant  la  nuit,  un  bataillon  de  fédérés  avait  vio- 
lemment envahi  l'école  Sainte-Geneviève  et  fait  pri- 
sonniers huit  Pères,  quatre  frères  coadjuteurs  et  sept 
domestiques.  Ces  otages,  dont  trois,  les  PP.  Léon 
Ducoudray,  Anatole  deBengy  et  Alexis  Clerc,  devaient 
glorieusement  mourir,  avaient  tous  été  conduits  au 
dépôt  près  la  préfecture  de  police,  vaste  prison  atte- 
nante au  Palais  de  Justice  où  se  trouvait  déjà  incarcéré 
M.  le  président  Bonjean,  et  où,  dans  la  même  journée, 
furent  amenés  tour  à  tour  Mgr  Darboy,  Mgr  Surat, 
M.  Deguerry,  curé  de  la  Madeleine,  M.  Moléon,  curé 
de  Saint-Séverin,  M.  Crozes,  aumônier  de  la  Roquette, 
l'abbé  Allard,  ancien  missionnaire. 

Il  avait  été  décidé  d'abord  que  le  P.  Olivaint  lais- 
serait la  maison  à  la  garde  de  deux  Pères  et  se  retire- 
rait en  lieu  sûr.  Mais,  à  ces  tristes  nouvelles,  «  un  re- 
virement soudain  se  fit  dans  sa  disposition,  »  raconte 
le  P.  de  Ponlcvoy*.  Tel  était  son  caractère.  Tant  que 
le  danger  n'était  que  probable,  il  consentait  à  s'y 
soustraire;  maintenant  qu'il  est  à  la  fois  certain  et 
très-prochain,  il  n'y  consentira  jamais;  mille  fois 
plutôt  s'y  précipiter  lui-même  que  d'y  abandonner 

sementj-avait  reçu  un  service  important  du  P,  Olivaint  et  ne  se  montra 
pas  ingrat. 
1.  Actes. ,.j  p.  41. 


434  PIERRE   OLIVAINT. 

ses  frères  !  Il  apprend  ce  qui  vient  de  se  passer  la 
nuit  précédente  à  l'école  Sainte-Geneviève;  il  estsemi- 
officiellement  prévenu,  de  la  part  d'un  membre  de  la 
Commune,  de  tout  ce  qui  s'apprête  pour  le  soir.  Mais 
Dieu  sans  doute  lui  met  au  cœur  d'attendre;  son  parti 
pris  est  irrévocable,  il  attendra  de  pied  ferme.  Gomme 
par  un  mouvement  spontané,  il  va  droit  au  P.  Bazin, 
désigné  pour  garder  la  maison  :  «  Mon  Père,  lui  dit-il 
d'un  ton  bien  décidé,  j'ai  changé  mon  premier  plan  ; 
vous  partez  et  je  reste.  »  Celui-ci  se  permet  quelques 
observations  en  effet  très-spécieuses.  Mais  le  P.  Oli- 
vaint  coupe  court  :  «  Non,  non,  ajoute-t-il,  il  y  a  du 
danger,  je  suis  supérieur,  je  dois  et  veux  rester.  « 
Gela  dit,  il  lui  laisse  deux  cents  francs  qui  restaient 
encore  pour  venir  en  aide  à  la  famille  dispersée. 

Plusieurs  fois  dans  la  journée  et  jusqu'au  soir,  les 
avis  se  multiplièrent;  au  dedans  et  au  dehors  on  re- 
vint à  la  charge;  le  P.  Oiivaint  resta  inébranlable 
«  Je  ne  veux  pas  fuir  devant  les  gens  de  la  Commune, 
répétait-il;  il  faut  qu'ils  me  trouvent  ici,  s'ils  y  vien- 
nent ...  S'ils  me  font  prisonnier,  je  les  suivrai.  S'ils 
font  plus,  j'espère,  avec  la  grâce  de  Dieu,  leur  mon- 
trer comment  sait  mourir  un  jésuite.  » 

Un  peu  avant  midi,  il  répondit  encore  à  une  per- 
sonne qui  le  suppliait  de  fuir  :  «  Je  suis  comme  un 
capitaine  de  vaisseau  qui  doit  rester  le  dernier  à  son 
bord....  Après  tout,  si  nous  sommes  pris  aujourd'hui, 
je  n'aurai  qu'un  seul  regret,  c'est  que  ce  soit  le  mardi 
et  non  le  vendredi  saint.  »  A  six  heures  du  soir,  on 
vint  lui  annoncer  que  la  redoutable  visite  allait  avoir 
lieu  entre  sept  et  huit  heures.  «  Allons  donc!  repli- 


CHAPITRE  XVII.  435 

qua-t-il,  pourquoi  vous  inquiétez-vous  ainsi,  mon 
enfant?  le  meilleur  acte  de  charité  que  nous  puis- 
sions faire,  n'est-ce  pas  de  donner  notre  vie  pour  l'a- 
mour de  Jésus-Christ?  » 

Il  était  en  habit  ecclésiastique,  se  promenant,  d'un 
pas  ferme  et  décidé,  dans  le  long  corridor  du  rez-de- 
chaussée,  en  face  de  la  porte  d'entrée,  et  récitant 
tranquillement  son  bréviaire.  Un  ami  vint  encore  le 
trouver  :  «  Mais,  mon  Père,  que  faites-vous  là?  »  dit- 
il.  —  Le  Père  lui  serra  la  main  et  répondit  :  «  J'at- 
tends.,. ^ 


CHAPITRE  XYIII 


L'arrestation.  ~  La  captivité.  —  La  mort. 


Dès  le  matin,  on  avait  eu  soin  de  retirer  de  l'église 
le  saint  Sacrement;  deux  hosties  consacrées,  de- 
vant lesquelles  brûlaient  deux  lampes,  étaient  gardées 
pour  le  moment  suprême  dans  les  cellules  du  P.  Oli- 
vaint  et  du  P.  Lefebvre,  son  fidèle  compagnon.  La 
journée  s'achevait,  quand  on  vint  annoncer  que  les 
gens  de  la  Commune  étaient  proche;  leur  présence 
venait  d'êlre  signalée  dans  la  rue  de  Sèvres,  chez  les 
prêtres  de  la  Mission.  A  sept  heures  un  quart,  on  se 
rendit  néanmoins  au  réfectoire,  selon  l'usage,  pour 
la  collation  du  carême.  Le  P.  Olivaint  s'assit  à  sa  pla- 
ce, mais  ne  prit  rien.  Tout  à  coup  il  est  averti  qu'un 
docteur  Goupil,  suivi  d'un  dentiste,  nommé  La- 
grange  ,  se  présentait  à  la  tête  d'une  centaine  d'hom- 
mes choisis  dans  ce  que  le  83''  bataillon  comptait  de 
pire  et  de  plus  exalté.  Le  Frère  François  Gautier,  avec 
beaucoup  de  sang-froid  et  de  présence  d'esprit,  par- 
lementait à  la  porte  et  retenait  les  importuns  visi- 


CUAPITRE  XVIII.  437 

leurs  au  parloir.  A  cette  nouvelle,  le  P.  Olivaint  et  le 
P.  Lefebvre  montent  à  la  hâte  chez  eux,  consomment 
les  saintes  espèces,  et  munis  du  divin  viatique,  se  pré- 
sentent aux  envahisseurs.  «  Messieurs,  dit  le  délégué 
de  la  Commune,  vous  savez  qu'à  partir  de  ce  moment 
vos  biens  sont  confisqués.  Je  viens  faire  une  perquisi- 
tion chez  vous  pour  voir  si  vous  n'auriez  pas  d'armes 
cachées.  —  Eh,  non  !  nous  n'avons  pas  d'armes,  dit 
doucement  le  P.  Lefebvre;  vous  le  savez  aussi  bien 
que  nous  !  »  Visiblement  embarrassé,  le  médecin  re- 
prit: «  Monsieur,  si  vous  n'en  avez  pas,  on  en  a  du 
moins  trouvé  chez  vos  concitoyens  (sic)  y^.  Il  faisait  al- 
lusion au  collège  de  la  rue  Lhomond,  où  l'on  avait 
cherché  vainement  des  armes  et  volé  des  calices.—  »  Du 
reste,  ajouta-t-il,  n'ayez  pas  peur,messieurs,  on  ne  vous 
fera  pas  de  mal.  ..  Le  temps  ne  me  permet  pas  de  faire 
la  visite  moi-même;  je  délègue  le  citoyen  Lagrange 
pour  y  procéder  à  ma  place.  »  Ce  personnage  était  un 
homme  de  haute  taille,  improvisé  commissaire  cen- 
tral du  quartier.  Un  autre  individu  à  mine  suspecte, 
petit  et  laid,  affublé  d'une  écharpe  rouge  en  sautoir 
et  b  revolver  au  poing,apparut  tout  à  coup.  «  Eh  bien, 
dit-il,  commençons.  15  Goupil,  avant  de  sortir,  s'était 
approché  de  Lagrange  et  lui  avait  dit  à  voix  cou- 
verte: «Si  vous  ne  trouvez  rien^  emmenez-en  deux.» 

On  se  mit  à  visiter  la  maison.  Les  chefs  de  la  baïide 
s'avançaient  avec  précaution,  posant  des  factionnai- 
res à  chaque  porte,  à  chaque  angle  des  corridors, 
comme  on  eût  fait  dans  une  place  de  guerre.  Le 
P.  Olivaint  et  le  P.  Lefebvre  marchaient  auprès  d'eux, 
entouré  par  les  gardes  nationaux.  On  visita  la  sacris- 


438         *  PIERRE  OLIVAINT. 

tic.  Le  petit  hoiî^me  au  revolver,  qui  semblait  un 
échappé  de  sénïinaire,  était  fort  au  courant  de  toute 
chose:  «Voici  une  étole,  disait-il;  voilà  une  chasuble... 
oh  !  je  sais  ce  que  c'est  !  »  En  entrant  dans  l'église,  les 
citoyens  délégués  déclarèrent  fièrement  que  ce  n'é- 
tait pas  la  peine  d'ôter  leurs  chapeaux.  Les  fédérés 
jetaient  un  regard  curieux  dans  la  nef  à  demi  éclairée 
par  le  flambeau  que  portait  un  Frère  :  «  Quel  beau 
monument!  se  disaient-ils;  cela  nous  servira  plus 
tard.« 

Puis,  ils  se  hâtèrent  vers  la  cuisine  et  le  réfectoire. 
«  Nous  allons  enfin  nous  régaler;  nous  sommes 
à  jeun  depuis  quarante-huit  heures.  «C'était  plus  que 
douteux.  Le  P.  Lefebvre  leur  servit  de  bonne  grâce  la 
collation  restée  presque  intacte  ;  ils  mangèrent  et  bu- 
rent tout  ce  qui  leur  tomba  sous  la  main. 

Quand  ils  entrèrent  à  la  bibliothèque,  ils  se  saisi- 
rent de  quelques  livres  de  piété,  et  les  lancèrent  vio- 
lemment contre  terre,  en  criant  :  «Ah  !  la  foi!  la  propa- 
gation de  la  foi!  Nous  nous...  moquons  bien  de  la 
foi  !  »  Chefs  et  soldats  prodiguaient  â  l'envi  les  blas- 
phèmes contre  Dieu  et  les  insultes  à  la  Compagnie  de 
Jésus.  Le  P.  Olivaint,  à  l'exemple  de  Celui  dont  il  avait 
l'honneur  de  porterie  nom,  se  taisait.  Aux  questions 
à  peu  près  sérieuses,  il  répondait  brièvement,  avec 
politesse  et  réserve.  Étonnés  de  tant  de  calme  et  de 
patience,  quelques-uns  disaient  :«  Us  sont  plus  com- 
modes que  les  Versaillais....  »  On  trouva,  par  hasard, 
un  bulletin  de  vote.  «  Nous  allons  voir  ce  qu'ils  pen- 
sent et  quels  sont  leurs  amis;  il  leur  faut  des  comtes 
et  des  barons  sans  doute....» 


CHAPITRE  XVIIl.  439 

Ce  n'étaient  là  que  des  préliminaires.  Le  but  prin- 
cipal, peut-être  unique,  de  l'expédition  était  de  visiter 
la  caisse.  Le  citoyen  Lagrange  ne  Teut  pas  plus  tôt 
aperçue,  en  entrant  dans  la  chambre  du  procureur, 
qu'il  s'écria:  «  Ouvrez  vite,  où  est  la  clef?  »  Le  coffre- 
fort  ne  s'ouvrait  que  d'après  une  combinaison  de  let- 
tres dont  le  P.  Olivaint  ignorait  le  secret.  «  Quoi,  vous 
êtes  procureur,  et  vous  ne  savez  pas  ouvrir?»  criait- 
on.  «  Je  ne  suis  pas  procureur,  répondit  le  P.  Olivaint; 
celui  qui  remplit  cette  charge  est  absent.  »  A  partir 
de  ce  moment,  le  commissaire  intrus  eut  une  idée 
fixe:  mettre  la  main  sur  le  prétendu  trésor,  et  pour  cela 
faire  comparaître  le  procureur  devant  lui.  Par  mesure 
de  sûreté,  il  appose  les  scellés  sur  le  coffre-fort  et 
laisse  quatre  hommes  en  faction  dans  la  chambre 
suspecte  avec  deux  plantons  à  la  porte.  Tout  en  ache- 
vant de  fouiller  les  moindres  recoins  de  la  maison, 
il  répétait  sans  cesse  au  P.  Olivaint:  «11  y  a  là  quel- 
que chose;  vous  ne  me  ferez  jamais  croire  le  con- 
traire. On  ne  peut  donc  pas  avoir  la  clef?  Et  ce  pro- 
cureur, où  est-il  enfin?  Nous  voulons  lui  parler.  — 
Je  vous  l'ai  déjà  dit,  il  n'habite  pas   cette  maison.  » 

La  colère  des  hommes  de  la  Commune  devint  ter- 
rible ;  frustrés  dans  leur  attente,  ils  proféraient  d'hor- 
ribles menaces,  tout  prêts  à  se  porter  aux  dernières 
extrémités.  «LeP.  Olivaintdut  prier  et  réfléchir  avant 
de  prononcer  un  mot  de  réponse,  qui  pouvait  et  de- 
vait être  un  arrêt;  car  nul  homme  ne  fut  plus  que  lui 
maître  de  sa  parole  comme  de  sa  pensée  K  » 

1.  Actes,  p.  4^. 

3  S 


440  PIERRE  OLIVAINT. 

11  se  dit  qu'il  s'agissait  de  prévenir  l'arrestation  de 
plusieurs  Frères  coadjuteurs,  d'empêcher  peut-être 
un  pillage,  des  sacrilèges.  D'ailleurs,  celui  qu'il  ap- 
pelait au  poste  du  péril  était  un  homme  prudent, 
courageux.  Il  n'hésita  plus.  «  Monsieur,  dit-il  à  La- 
grange,  on  pourrait  aller  voir  si  le  procureur  est  chez 
lui.  —  Oui,  certes,  répondit  le  soi-disant  commis- 
saire de  police;  c'est  de  lui  que  j'ai  besoin.  —  Allez 
donc,  mon  Frère,  »  ajouta  le  Père  supérieur,  en  s'a- 
dressant  au  sacristain  qui  se  tenait  près  de  lui.  Et  il 
murmura  tout  bas  :  «  Sans  cela,  ils  reviendront  de- 
main et  ce  sera  à  recommencer  ;  il  vaut  mieux  en  fi- 
nir ce  soir.  »  Lagrange  cria  :  «  Que  quatre  hommes 
accompagnent  le  citoyen  !  » 

Plus  tard,  le  P.  Olivaint,  alors  à  la  Roquette  et  à 
la  veille  de  sa  mort,  vint  à  parler  spontanément  au 
P.  Bazin  de  cette  circonstance  qu'on  ne  savait  pas 
bien  expliquer:  «Mon  Père,  lui  dit-il,  il  y  a  quelque 
chose  qui  a  dû  étonner  dans  ma  conduite  par  rap- 
port au  P.  Caubert.  —  C'est  vrai,  lui  fut-il  répon- 
du ;  je  n'y  ai  rien  compris.  —  Je  vis  bien,  continua 
le  P.  Olivaint,  que  j'allais  l'exposer  à  un  danger, 
mais  d'un  autre  côté,  j'en  sauvais  peut-être  d'autres 
et  la  maison  avec  eux  ;  puis  je  me  dis  :  le  P.  Caubert 
est  un  saint;  ce  qui  peut  lui  arriver  de  pire,  c'est  de 
mourir,  et  il  en  sera  heureux*.  » 

1.  Actes,  p.  49.  —  Le  P.  Jean  Caubert  naquit  à  Paris  le  20  juil- 
let 1811.  Après  avoir  parcouru  toutes  ses  classes  avec  distinction  au 
collège  Louis-le-Grand,  fait  son  droit  et  trois  ans  de  stage,  il  exerça 
pendant  sept  ans  l'office  d'avocat  au  barreau  de  Paris.  Admis  dans  la 
ompagnie  de  Jésus  par  le  R.  P.  Rubillon,  provincial,  le  10  juillet  1845, 


CHAPITRE  XVJII.  441 

Quand  le  Frère  arriva  au  lieu  ae  retraite  du  P.  Cau- 
bert,  il  le  trouva  en  prière.  Il  était  environ  dix  heu- 
res et  demie  du  soir.  Après  une  brève  explication  : 
cLa  clef  est  là-bas!  dit  simplement  le  Père;  est-il 
nécessaire  d'y  aller?  —  Le  Père  Supérieur  est  dans 
l'embarras,  il  vous  appelle.  »  A  ce  mot,  l'obéissant  re- 
ligieux se  lève,  prend  son  chapeau  et  part. 

Tout  cela  fut  l'affaire  de  vingt  minutes.  Apercevant 
le  P.  Caubert  en  costume  laïque,  le  P.  Olivaint  dit  à 
Lagrange  :  «  Voici  le  Procureur.  »  Ce  dernier  exposa 
paisiblement  qu'il  n'y  avait  absolument  rien  dans  sa 
caisse;  le  siège  avait  épuisé  les  dernières  ressources 
et  l'on  avait  même  dû,  peu  de  jours  auparavant,  em- 
prunter quatre  cents  francs  pour  payer  le  boucher  et 
le  boulanger.  Le  coffre  en  effet  fut  trouvé  vide.  La- 
grange, furieux,  se  retourna  vers  les  siens  :  «Nous 
sommes  volés,  criait-il.  Mais  ce  sont  là  des  ruses  je- 
suitiques,  elles  sont  parfaitement  connues.  Eh  bien, 
puisqu'il  en  est  ainsi,  vous,  monsieur  le  Supérieur  et 
vous,  monsieur  le  Procureur,  je  vous  arrête  par  ordre 
du  préfet  de  pohce  et  de  la  Commune.   Vous   allez 

deux  mois  après  le  P.  Olivaint,  il  Ht  son  noviciat  à  Saint-Acheul  et 
prononça  ses  premiers  vœux  à  Brugelette,  le  31  juillet  1847.  Il  se 
trouva  sur  les  bancs  de  la  classe  de  théologie,  à  Laval,  avec  Pierre 
Olivaint,  puis,  ordonné  prêtre,  il  ne  cessa  d'être  employé  dans  diverses 
maisons  comme  ministre,  procureur  et  confesseur  :  au  grand  sémi- 
aire  de  Blois  trois  ans,  à  l'école  Sainte-Geneviève  sept  ans,  à  la 
maison  de  la  rue  de  Sèvres  dix  ans.  Il  avait  fait  sa  troisième  année  de 
probation  à  Notre-Dame  de  Liesse,  en  1853,  et  ses  derniers  vœux,  le 
15  août  1855,  clans  la  chapelle  de  la  rue  Lhomond.  C'était  un  homme 
admirablement  humble,  d'une  piété  simple  et  solide,  très-recueilli,  et 
fort  avancé  dans  les  voies  spirituelles.  Sous  ces  apparences  modestes 
se  cachait  un  grand  cœur. 


442  PIERRE  OLIVAINT. 

nous  suivre.  —  Soit,  nous  vous  suivrons,  »  répon- 
dirent les  deux  futurs  martyrs,  d'une  même  voix  et 
d'un  même  cœur. 

Au  milieu  des  vociférations  et  des  injures,  on  en- 
tendit le  P.  Olivaint  dire  de  sa  voix  ferme  :  «  C'est 
bien  !  »  Sous  la  garde  de  deux  jeunes  fédérés,  il  re- 
monta un  instant  dans  sa  chambre,  y  prit  un  peu  de 
linge,  son  bréviaire  et  but  un  verre  d'eau. 

Il  se  retrouva  bientôt  à  la  porte  avec  le  P.  Gaubert 
(}ui  l'attendait  en  priant,  et  le  P.  Lefebvre,  qui  sup- 
pliait en  vain  qu'on  voulût  bien  l'emmener  avec  ses 

Frères. 

Une  foule  considérable  encombrait  la  rue  et  sta- 
tionnait à  la  porte.  On  n'avait  pu  trouver  aucune  voi- 
ture; le  long  trajet  dut  se  faire  à  pied.  Le  jeune  Frère 
Gautier,  enfant  bien-aimé  du  P.  Olivaint,  courut  après 
lui  pour  l'embrasser  encore.  Le  Père  l'aperçut,  le 
pressa  dans  ses  bras,  lui  fit  un  signe  de  croix  sur  le 
front,  en  lui  disant:  «  Allez -vous-en,  mon  enfant;  ne 
vous  faites  pas  arrêter;  c'est  assez  de  nous.  » 

Bien  qu'il  fût  onze  heures  et  demie  du  soir,  les  fé- 
dérés s'attardaient  et  répondaient  mal  à  l'appel  du 
tambour.  «  Nous  n'avons  pas  été  à  la  cave,'criaient-ils  ; 
nous  avons  oublié  le  meilleur.  »  Lagrange  les  apaisa 
en  leur  promettant  de  les  ramener  bientôt.  Tout  ce 
qu'on  en  put  réunir,  car  plusieurs  avaient  disparu, 
forma  la  haie,  et  les  deux  captifs,  ainsi  escortés,  se 
mirent  en  marche.  Dans  la  foule  les  uns  disaient  :«  Il 
y  aeu  quelque  chose,  ce  sontdes  suspects.  »Mais  d'au- 
tres :  «  Pourquoi  les  emmenez-vous?  que  vous  ont-ils 
fait?  »  Le  plus  grand  nombre  témoignait  une  muette 


CHAPITRE  XVIII.  443 

sympathie.  Les  Pères  ôtèrent  leur  chapeau  et  saluè- 
rent; ie  1\  Oiivaint,  le  visage  souriant,  dit  du  ton  le 
plus  naturel  à  ceux  qui  l'entouraieni  :  «  Bonjour,  mes- 
sieurs. « 

Le  citoyen  Lagrange,  après  ce  facile  exploit,  s'en 
alla,  avec  sa  troupe,  au  quartier  général  de  la  place 
Vendôme*;  un  piquet  d'hommes  armés  emmena  les 
prisonniers  au  Dépôt  de  la  Préfecture  de  police.  La 
route  fut  très-pénible;  une  personne  amie  qui  suivait 
de  loin  le  convoi  pour  en  connaître  le  terme,  vit,  à 
l'extrémité  de  la  rue  Dauphine,  le  P.  Oiivaint  s'arrê- 
ter tout  court,  exténué  et  comme  ne  pouvant  plus 
avancer.  Un  de  ses  gardes  dut  le  prendre  parle  bras, 
le  soutenir  et  l'entraîner.  Depuis  que  Jésus  lui-môme 
a  voulu  tomber  sous  la  croix,  on  sait  que  la  force 
peut  faillir  au   courage*. 

Les  deux  prisonniers,  dès  leur  arrivée,  furent  en- 
fermés dans  des  cellules  séparées  et  mis  au  secret  K 


1.  Le  «  général  »  Bergeret,  dont  le  quartier  général  était  à  la  place 
Vendôme,  avait  été,  durant  le  premier  siège,  capitaine  au  83*  batailluL 
Sous  la  Commune,  ce  bataillon  avait  pour  commandant  le  docteui 
Goupil;  les  gardes  nationaux  qui  arrêtèrent  le  F.  Oiivaint  en  faisaient 
partie;  il  y  avait  peut-êlre,  comme  on  a  dit,  des  gens  de  Belleville 
avec  eux  ;  mais  nous  n'en  avons  pas  la  preuve. 

2.  Actes,  p.  54. 

3.  «  En  temps  normal,  tout  individu  arrêté  est  écroué  d'abord  dans 
une  vaste  prison  attenante  au  Palais  de  Justice  et  qui  est  le  Dépôt 
près  la  Préfecture  de  police,  divisée  en  deux  parties  distinctes,  l'une 
destinée  aux  hommes,  l'autre  attribuée  aux  femmes....  Cette  énorme 
geôle,  contenant  cent  quatre-vingt-quinze  cellules  et  de  vastes  salles, 
est  disposée  pour  la  détention  individuelle  et  pour  la  détention  en 
commun  ;  nouvellement  bâtie,  dans  les  dernières  années  de  l'Empire, 
elle  est  en  fortes  pierres  de  taille,  triste,  sombre  et  outillée  de  manière 


kkk  PIERRE  OLIVAINT. 

La  nuit  s'achevait,  quand  des  pas  retentirent  dans  le 
corridor,  annonçant  l'arrivée  d'un  nouvel  otage.  C'était 
M.  l'abbé  Petit,  secrétaire  général  de  l'archevêché  de 
Paris.  «  On  me  conduisait  dans  une  cellule,  a-t-il 
raconté  plus  tard,  quand  je  m'entendis  appeler  à 
demi-voix.  Le  P.  Olivaint,  qui  m'avait  reconnu  au 
passage,  me  tendait  la  main  par  son  guichet,  en  me 
disant;  «  Ibant  gaudentes....  c'est  pour  le  même 
a  Maître,  n'est-ce  pas  ?  »  Je  ne  puis  dire  quelle 
douce  impression  me  firent  ces  paroles.  » 

De  grand  matin,  le  P.  Olivaint,  s'étant  procuré 
ce  qu'il  fallait  pour  écrire,  fît  parvenir  au  P.  Le- 
febvre  la  lettre  suivante  : 

«  iMoncherami,vousavez  donc  perdu  la  bonne  occa- 
sion que  vous  aviez  désirée.  Vraiment,  je  vous  plains 
en  Notre-Seigneur.  On  n'est  pas  trop  mal  ici.  La  cel- 
lule est  encore  plus  modeste  qu'à  la  rue  de  Sèvres  : 
c'est  un  gain.  Je  crois  vraiment  qu'on  prie  moins 
bien  rue  de  Sèvres  qu'ici.  Je  fais  ma  retraite,  j'ai 
commencé  hier  soir.  En  vérité,  j'attends  plus  de  fruits 
de  celle-là  que  de  toutes  les  autres.  Que  Notre-Sei- 
gneur est  donc  bon  et  qu'on  fait  bien  de  s'abandon- 
ner à  lui!...  Veuillez  avertir  mon  ami  P...  (le  P.  de 
Ponlevoy)  de  ce  qui  m'est  arrivé  et  me  rappeler  au 
souvenir  de  M.  D.  :  dites-lui  bien  d'être  tranquille,  — 
Je  ne  sais  rien  sur  mes  compagnons  de  la  rue  Lho- 
mond.  Je  les  crois  ici  avec  M.  Caubert  et  moi.  J'es- 
père que  vous  me  pourrez  voir.  Le  directeur  est,  m'a- 


a  défier  toute  tentative  d'évasion.  »  (M.  Maxime  du  Camp,  les  CoU" 
vidsions  de  Paris,  l,  p.  8'2.) 


CHAPITRE   XVIII.  445 

l-on  dit,  M.  Carreau,  qui,  m'a-t-on  dit  aussi,  est  très- 
accessible  ^  Je  suis  à  la  Préfecture  de  police,  quar- 
tier des  femmes,  n*^  65. 

«  Ce  que  c'est  que  de  n'avoir  pas  l'habitude  de  ce 
singulier  gî te  :toutà  l'heure  un  domestique  en  balayant 
a  frappé  la  porte,  et  j'ai  crié  :  entrez^  de  ce  ton  un  peu 
décidé  qui  vous  amusa  quelquefois.  Je  m'en  suis  amu- 
sé moi-même.  Pourquoi  serions-nous  tristes?  Dites 
bien  à  tous  ceux  qui  vous  parleront  de  moi  de  ne 
pas  se  décourager.  Quare  trislis  es,  anima  mea,  et 
quare  conturbas  me  ?  Spera  in  Deo^  quoniam  aclhuc 
confitebor  illi^. 

«  Deux  petites  commissions  pour  la  première  occa- 
sion: m'envoycr  une  loupe  dont  j'ai  tant  besoin 
avec  mes  méchants  yeux.  —  Je  voudrais  bien  avoir 
aussi  la  Doctrine  spirituelle  du  P.  Lallemand,  que 
l'on  trouvera  dans  mon  prie- Dieu.  Un  mot  au  bon 
M.  Moissenet'.  Remercîments  pour  ceux  qui,  avec 
tant  de  dévouement,  hier  soir,  ont  fait  à  travers  la 
maison  la  triste  promenade;  remercîments  pour  vous 
d'abord. 

«  Bien  à  vous,  tout  à  vous  de  cœur.  » 

1.  «  GarreaU;  ouvrier  serrurier,  âgé  de  vingt-qualre  ans,  connais- 
sant les  prisons  pour  y  avoir  séjourné,  un  peu  malgré  lui,  pendant 
quatre  années.  C'était  un  homme  dur,  menaçant,  haineux  et  sombre, 
qui  ne  fut  doux  ni  aux  surveillants,  ni  aux  détenus,  ni  aux  otages.  » 
(M.  Maxime  du  Camp,  les  Convulsions  de  Paris,  I,  88.)  A  la  fin 
d'avril,  Carreau  fut  envoyé  à  la  direction  de  Mazas. 

2.  «  Pourquoi  es-tu  triste,  ô  mon  âme,  et  pourquoi  me  h"oubles-tu? 
Espère  en  Dieu,  car  je  confesserai  encore  son  nom.  »  (Ps.  xli,  6.) 

3.  M.  le  docteur  Moissenet  fit  preuve  du  plus  généreux  dévoue- 
ment à  la  Compagnie,  durant  ces  tristes  jours,  et  mérita  la  reeonnais- 
sauce  du  P.  Olivaint  et  de  tous  ses  frères. 


kkQ  PIERRE  OLIVAIXT. 

Dans  la  matinée  du  mercredi  saint  (5  avril),  les 
prisonniers  eurent  la  consolation  de  s'entrevoir  un 
instant  au  greffe,  tandis  qu'on  remplissait  les  forma- 
lités de  l'écrou.  Interrogé  sur  ses  noms  et  qualités, 
le  P.  Olivaint  n'hésita  pas  à  répondre  :  Pierre 
Olivaint,  prttre  et  jésuite^  revendiquant  ainsi,  com- 
me un  tilre  de  gloire,  cette  qualification  si  périlleuse 
alors  et  si  détestée  *.  Le  P.  Caubert,  se  penchant 
vers  un  ecclésiastique  qui  se  trouvait  près  de  lui, 
dit  à  demi-voix  :  «  H  faut  des  victimes;  c'est  Dieu  qui 
les  a  choisies.  » 

Ce  jour-là  même,  en  effet,  la  Commune  faisait  affi- 
cher une  proclamation  et  un  décret  qui  remplit  les 
honnêtes  gens  de  stupeur.  On  y  lisait:  «  Article  4. 
Tous  les  accusés  détenus  par  le  verdict  du  jury  d'ac- 
cusation seront  les  otages  du  peuple  de  Paris.  — 
Article  5.  Toute  exécution  d'un  prisonnier  de  guerre 
ou  d'un  partisan  du  gouvernement  réguUer  de  la 
Commune  de  Paris  sera  sur-le-champ  suivie  de  l'exé- 
cution d'un  nombre  triple  des  otages  retenus  en 
vertu  de  l'article  4,  et  qui  seront  désignés  par  le 
sort.  » 

L'arrêt  de  mort  planait  donc  sur  la  tête  de 
chaque  prisonnier.  Le  P.  Olivaint  ne  paraît  pas  s'en 
être  ému.  Un  honnête  gardien  parlant  de  lui  à 
M.  l'abbé  Petit,  son  voisin  de  cellule,  s'écriait  :  «  Quel 
homme  extraordinaire  !  Il  vient  encore  de  me  dire 
que,  quand  même  on  le  mettrait  au  fond  d'un  trou, 
il  ne  s'ennuierait  pas.  » 

1.  M.  Maxime  du  Camp,  les  Convulsions  de  Paris ^  t     ,  p  350. 


CHAPITRE  XVIII.  447 

Le  soir  du  jeudi  saint,  une  voiture  cellulaire  em- 
portait à  Mazas,  avec  Mgr  Darboy  et  M.  le  président 
Bonjean,  les  PP.  Ducoudray,  Clerc  et  de  Bengy.  Les 
dix-sept  autres  prisonniers  faits  à  l'École  Sainte- Ge- 
neviève furent  relâchés  le  12  avril,  sans  trop  savoir 
à  quelle  intervention  ils  devaient  leur  élargisse- 
ment. 

Seuls,  le  P.  Olivaintet  le  P.  Gaubert  restèrent  au 
Dépôt  de  la  Préfecture  de  police,  toujours  au  secret 
'e  plus  rigoureux. 

«  A  dater  de  cette  heure,  a  dit  le  P.  de  Ponlevoy  \  je 
crois  en  vérité  écrire  un  épisode  des  catacombes. 
L'Église  est  bien  toujours  féconde  en  âmes  généreu- 
ses; mais  c'est  l'épreuve  surtout  qui  met  à  nu  le 
fond  des  cœurs.  » 

Les  deux  captifs,  séparés  par  les  murs  du  cachot, 
n'en  restaient  pas  moins  en  intime  communauté  de 
pensées  et  de  sentiments  :  «  Courage  et  confiance  ! 
écritleP.  Olivaint,  le  vendredi  saint  7  avril;  redisons 
encore  et  toujours:  Que  Notre-Seigneur  est  bon!  » 
Et  de  son  côté,  le  P.  Gaubert:  «  La  confiance  en  Dieu 
donne  des  forces,  et  Notre-Seigneur  est  le  soutien  de 
ceux  qui  espèrent  en  lui.  » 

Le  jour  de  Pâques  les  trouve  la  paix  dans  le  cœur 
et  Valleluia  sur  les  lèvres.  Nous  avons,  à  cette  date, 
une  longue  et  belle  lettre  du  P.  Olivaint. 

«  Je  suis  sûr  d'aller  au-devant  de  vos  désirs  en 
vous  donnant  de  mes  nouvelles.  Avec  un  peu  d'ima- 
gination, vous  me  croyez  mort,  ou  du  moins  bien 

1.  Actes,  p.  66. 

39 


448  PIERRE  OLIVAINT. 

malheureux.  Détrompez-vous  et  rassurez  ceux  qui 
auraient  la  bonté  de  s'inquiéter  à  mon  sujet.  Vous 
allez  trouver  que  j'ai  un  singulier  caractère  ;  mais  je 
ne  suis  vraiment  pas  mal  ici.  Je  me  suis  mis  en  re- 
traite en  arrivant:  de  cette  manière  je  vis  bien  plus 
dans  le  cœur  du  bon  Dieu  que  dans  ma  pauvre  cel- 
lule; je  trompe  ainsi  et  les  lieux  et  les  temps  et  les 
hommes  et  les  événements  ;  je  profite  de  tout  et  je 
suis  très-content.  J'ai  déjà  fait  trois  jours  de  retraite. 
Pourvu  qu'on  me  donne  le  temps  de  finir!...  Ah! 
qu'ai-je  dit?  Il  faut  rétracter  bien  vite  cette  parole-là; 
bien  plutôt,  je  désire  vivement,  pour  tous  mes  com- 
pagnons, que  l'épreuve  ne  dure  pas  huit  jours.  Mais 
comment  finira-t-elle?  Où  en  sommes-nous?  Que  se 
passe-t-il? Que  veut-on  denous?De  quoi  sommes-nous 
accusés?  Je  ne  sais  rien  de  tout  cela.  Eh  bien,  à  la 
Providence  !  Pas  un  cheveu  de  ma  tête  ne  tombera 
sans  la  permission  du  Maître,  voilà  ce  que  je  sais 
bien;  et  s'il  fait  tomber  le  cheveu,  et  encore  autre 
chose,  ce  sera  pour  mon  plus  grand  bien.  Mais  je  ne 
suis  pas  digne  de  souffrir  pour  lui  ;au  moins  que  je 
tâche  par  la  retraite  de  m'en  rendre  digne... 

«  Maintenant  quelques  commissions  :  d'abord  pro- 
curez-moi un  promenoir  en  raccourci  d'un  kilomètre, 
que  je  puisse  arpenter  dans  ma  chambre,  car  nous 
n'avons  pas  encore  pu  mettre  le  pied  dehors.  Si  vous 
trouvez  aussi  de  l'air  condensé,  comme  le  lait  à  l'an- 
glaise, par  la  même  raison  que  nous  restons  enfer- 
més, je  vous  serais  bien  obligé  de  l'envoi.  Vous  voilà 
bien  dans  l'embarras  et  bien  dans  la  peine,  j'en  suis 
sûr,  de  voir  votre  dévouement  arrêté   par  l'imprati- 


CHAPITRE  XVIII.  ^^9 

cable.  Consolez-vous  :  ces  plaisanteries    vous  disent 
assez  qu'au  fond  je  n'ai  besoin  de  rien. 

ce  Grande  privation  d'être  ici  pour  Pâques.  Mais 
patience  !  N'en  chantons  pas  moins  de  bon  cœur  Val- 
leluia.  Confiance  !  confiance  !  » 

Le  jour  suivant,  le  confesseur  de  la  foi  écrit  encore 
au  P.  Lefebvre  :  «  Cher  ami,  aujourd'hui  10  avril,  le 
sixième  jour  depuis  notre  arrestation  :  comme  le 
temps  passe  !  Caubert  me  disait,  quand  j'ai  pu  le  voir 
un  instant  en  passant  à  l'écrou  (c'est  drôle,  allez,  de 
passer  àl'écrou),  que  je  n'aurais  pas  le  temps  de  faire 
une  retraite.  Et  me  voici  bientôt  au  terme,  tout  étonné 
d'avoir  passé  six  jours  ici.  —  J'ai  mis  ici  même  ma 
construction  de  lieu  pour  la  contemplation  du  pre- 
mier des  deux  étendards  *.  Il  est  si  clair  que  nous 
sommes  prisonniers  de  guerre.  Combien  cela  durera- 
t-il  ?  On  voudrait  bien  avoir  des  nouvelles.  Mais 
abandon  à  Dieu  !  J'aime  à  me  rappeler,  puisque  je 
ne  puis  le  relire,  le  dix-septième  chapitre  du  troisième 
livre  de  limitation,  et  il  me  fait  du  bien  *. 

«  J'allais  vous  dire:  rien  de  nouveau.  Mais  j'ap- 
prends une  triste  nouvelle,  c'est  que  les  PP.  Ducou- 
dray  et  Clerc  sont  partis  pour  Mazas.  Voilà  donc  ce 
qui  nous  attend  probablement.  Va  'pour  Mazas!  Et 
après,  puissions-nous  n'avoir  pas  d'autre  prison  que 

1.  Allusion  à  la  célèbre  méditation  des  deux  étendards  dans  les 
Exercices  spirituels  de  saint  Ignace  (2«  semaine,  4«  jour).  Le  P.Olivaint 
veut  dire  qu'il  se  représente,  flottant  au-dessus  de  sa  prison  et  de 
Paris  rebelle,  «  l'étendard  de  Lucifer,  l'ennemi  capital  de  la  nature 
Humaine.  » 

2.  Qu'il  faut  placer  en  Dieu  toute  sollicitude. 


450  PIERRE  OLIVAINT. 

le  purgatoire  !  Et  après  ?  le  ciel  !  Quam  mihi  sordet 
telhcs,  dum  cœlmn  aspicio  *  ?  » 

Des  amis  dévoués  avaient  organisé  un  petit  service 
de  ravitaillement  et  de  correspondance  qui  fonctionna 
sans  relâche  jusqu'à  la  fin. 

Trois  fois  par  semaine,  on  apportait  aux  prison- 
niers quelques  provisions  que,  grâce  à  la  charitable 
complicité  des  gardiens,  ils  partageaient  avec  leurs 
compagnons  de  captivité.  Mais  leur  âme,  privée  du 
pain  eucharistique,  souffrait  d'une  faim  qu'il  semblait 
humainement  impossible  d'apaiser.  On  avait  bien 
tenté  une  démarche  auprès  de  Raoul  Rigault,  pour 
obtenir  aux  prêtres  détenus  comme  otages  la  liberté 
de  célébrer  la  sainte  messe.  Le  procureur  de  la  Com- 
mune avait  brutalement  répondu:  «  Bah!  ils  ont  bien 
autre  chose  à  faire.  » 

La  charité,  loin  d'être  déconcertée  par  ce  grossier 
refus,  n'en  devint  que  plus  ingénieuse.  On  se  ména- 
gea une  intelligence  bien  sûre  au  dedans  de  la  pri- 
son, et  l'on  fit  savoir  au  P.  Olivaint  et  au  P.  Gaubert 
qu'ils  allaient,  comme  autrefois  les  martyrs,  recevoir 
dans  leur  prison  la  visite  du  Dieu  caché.  La  divine 
hostie  fut  enveloppée  par  un  prêtre  dans  un  petit  cor- 
poral,  et  renfermée  dans  une  triple  boîte  ;  une  femme 
courageuse  se  dévoua  au  périlleux  et  saint  message. 

ce  Le  13  avril,  dit-elle,  je  fus  chargée  de  porter  la 
sainte  Eucharistie  aux  RR.  PP.  Olivaint  et  Gaubert, 
détenus  au  Dépôt  de  la  Préfecture  de  police. 

1.  Quel  dégoût  j'ai  de  la  terre,  quand  j'aperçois  le  ciel!  Parole  que 
saint  Ignace  aimait  à  répéter. 


CHAPITRE  XVIII.  451 

*  La  porte  extérieure  était  gardée  par  une  centaine 
de  fédérés  bien  armés  ;  on  ne  pouvait  pénétrer  qu'a- 
vec un  laisser-passer  signé  de  Raoul  Rigault  lui- 
même,  tant  la  consigne  était  sévère.  On  avait  obtenu 
à  grand'peine  le  laisser-passer  ;  mais  la  divine  Pro- 
vidence veillait  sur  nos  vénérés  prisonniers. 

«  J'arrivai  donc  profondément  émue,  portant  sus- 
pendue à  mon  cou  la  sainte  Eucharistie  que  le  R.  P. 
Hubin  m'avait  confiée.  Au  moment  où  je  traversais 
la  cour,  un  brave  homme,  ancien  employé  de  la 
maison,  m'aborde  et  me  dit  tout  bas  :  «  Pauvre  dame, 
«  dans  quel  triste  temps  nous  vivons  !  vous  venez  sans 
ce  doute  voir  des  parents  ?  »  Nous  échangeâmes  un 
regard  plein  de  tristesse;  je  passai  et  j'entrai  enfin 
dans  une  salle  basse,  sorte  de  prétoire  où  Ton  ame- 
nait tout  ceux  que  la  Commune  faisait  arrêter  et  d'où, 
après  un  examen  très-succinct,  on  les  jetait  en  prison. 
J'ai  assisté  là  à  des  scènes  bien  douloureuses. 

ce  Une  femme  employée  depuis  longues  années  au 
Dépôt  de  la  Préfecture  de  police,  s'est  montrée  bien 
bonne  et  bien  dévouée  pour  nos  vénérés  prisonniers. 
C'est  elle  qui  leur  remettait  les  petites  provisions 
qu'on  leur  apportait  régulièrement.  Me  voyant  arri- 
ver ce  jour-là,  13  avril,  avec  les  provisions  accou- 
tumées, elle  me  dit  à  voix  basse  :  «^  Les  Pères  sont  là, 
ce  derrière  cette  porte,  réunis  aux  autres  prisonniers 
ce  pour  être  tout àl'heure transférés  àMazas;  on  attend 
cdavoiture  qui  doitlesyconduire.»Elle  ajouta:  «levais 
c<  prévenir  les  Pères  que  vous  leur  apportez  lesprovi- 
«  sions  ;  mais  je  ne  pense  pas  qu'ils  puissent  les  pren- 
«  dre,  parce  qu'ils  ont  reçu  Tordre  de  laisser  ici  tous 

39* 


452  PIERRE  OLIVAINT. 

«les  objets  encombrants.  »  Alors  je  la  priai  de  leur  de- 
mander seulements'ils  consentiraient  à  emporter  avec 
eux  deux  précieuses  petites  boîtes  qu'on  m'avaitcliargé 
de  leur  laire  parvenir.  Cette  excellente  geôlière,  après 
avoir  fait  ma  commission,  revintmedire  qu'ils  accep- 
teraient avec  bonheur,  et  devinant  ce  dont  il  s'agis- 
sait, elle  s'approche  de  moi,  ouvre  les  deux  poches 
du  tablier  très-blanc  et  très-propre  qu'elle  portait , 
me  fait  signe  d'y  déposer  moi-même  les  deux  petites 
boîtes  qu'elle  alla  immédiatement  porter  aux  Pères  ; 
ils  me  firent  très-vivement  remercier. 
«  Les  prisonniers  attendirent  une  heure  derrière  cette 
triste  porte  qui  nous  séparait!  Je  n'oublierai  jamais 
cette  heure  pleine  d'espérance  et  d'angoisses,  j'es- 
pérais les  voir  passer  et  recevoir  leur  bénédiction  ! 

ce  On  vint  enfin  les  prévenir  que,  n'ayant  pas 
trouvé  de  voiture,  on  ne  pourrait  transférer  les  pri- 
sonniers que  le  soir  à  neuf  heures  et  on  donna  l'ordre 
de  les  réintégrer  dans  leurs  cellules.  » 

Ils  n'y  étaient  plus  seuls;  avec  eux  habitait  Celui 
qui  a  dit  à  ses  apôtres  :  «  Voici  que  je  suis  avec  vous 
jusqu'à  la  fin  des  siècles;  »  Jésus-Christ  visitait  non- 
seulement  leur  prison,  mais  leur  cœur. 

«  Je  suis  à  Mazas,  écrivait  le  lendemain  14  avril,  le 
P.  Olivaint.  J'ai  été  bien  content  de  ce  que  voies  m'avez 
envoyé  hier;  mais  je  V  ai  fini  avant  de  partir  delà 
Conciergerie  *.  Quand  vous  pourrez  m'en  envoyer 
encore^  je  serai  très-heureux.  » 

1.  Le  P.  Olivaint  confond  ici /la  Conciergerie  avec  le  Dépôt.  Plusieurs 
otages  survivants  ont  commis  la  même  erreur;  aucun  d'eux  ne  fui 
emprisonné;  à  la  Conciergerie. 


CHAPITRE  XVIII.  453 

Au  moment  de  monter  dans  la  voilure  qui  allait  le 
transporter  d'un  cachot  dans  un  autre,  le  P.  Olivaint 
reconnut  M  Bayle,  vicaire  général  de  Paris,  un  de  ses 
compagnons  de  captivité,  et  se  penchant  vers  lui,  il 
prononça,  pour  la  troisième  foisj'immorlelle  parole  : 
Ibant  gaudentes.  ^Cest  bien  cela,  ajoutait-il,  de  tri- 
bunal en  tribunal. 

Or,  de  son  côté,  le  P.  Ducoudray,  sans  concert 
préalable,  avait  donné  à  la  troupe  vaillante  qui 
le  suivait  en  prison  cet  héroïciue  mut  d'ordre.  La 
même  parole  avait  jailli  des  lèvres  de  ces  deux 
hommes  qui  n'avaient  qu'un  môme  cœur  en  Jésus- 
Christ. 

Mazas  est   une  maison  d'arrêt   cellulaire,   où  les 
plus  rigoureuses  mesures  sont  prises  pourque  le  pri- 
sonnier reste  absolument  privé  de  toute  communi- 
cation avec  le  dehors  et  même  avec  ses  compagnons 
de  captivité.  Les  otages  y  furent  traités  plus  mal  que 
des  malfaiteurs  ;  les  prêtres,    en  particulier,  eurent 
beaucoup  à  souffrir,  surtout  quand  ils  se  trouvèrent 
à  la  merci  du   directeur  Carreau,  animé   contre  la 
religion  d'une  haine   furieuse.  Cet  homme  proférait 
les  plus  atroces  menaces,  et  on  le  savait  le  confident 
de  Ferré  et   de  Raoul    Rigault.   «  Si  les  troupes  de 
Yersailles  entrent  dans  Paris,  répétait-il,  la  capitale 
sera  incendiée,  tous  les  prêtres  que  nous  avons  ici 
seront   fusillés:    Paris  deviendra    un  monceau  de 
ruines  et  de  cadavres  *.  » 
Le  P.  Olivaint  restait  calme  et  joyeux 

1.  M.  Maxime  du  Camp,  p.  ^21. 


^■^^4  PIERRE  OLIVAINT. 

«  Remerciez  bien  pour  moi,  écrivait-il  le  17  avril, 
toutes  les  personnes  qui  s'intéressent  à  mon  sort. 
Dites-leur  bien  que  je  ne  me  trouve  pas  du  tout  à 
plaindre  ;  santé  assez  bonne  ;  pas  un  moment  d'ennui 
dans  ma  retraite  que  je  continue  jusqu'au  cou;  je 
suis  au  treizième  jour,  en  pleine  passion  de  Notre- 
Seigneur,  qui  se  montre  bien  bon  pour  ceux  qui 
essayent  de  souffrir  quelque  chose  avec  lui.  De  plus 
en  plus  soyons  à  Dieu.  Je  ne  sais  rien  de  mes  com- 
pagnons. » 

Le  lendemain,  il  avait,  à  son  insu,   tout  près  de 
lui  le  P.  Yves  Bazin,  arrêté  avec  un  frère  coadjuteur, 
au  moment  où   il  allait   s^évader  de  Paris,  et  qu'on 
venait  d'écrouer  à  Mazas.  Celui-ci  ne  tarda  pas  à  de- 
viner, à  un  triste  signe,  la  présence  de  son  supérieur. 
«  Une  véritable   peine   pour   moi,  mandait-il  de  sa 
prison  *,  c'est   d'entendre,  presque  toutes  les  nuits, 
les  accès  de  toux  déchirants  d'un  de  mes  amis  que 
vous  aimez  comme  moi.  Il  est  très-loin  de  ma  cel- 
lule, vers  l'extrémité,  je  crois,  de  notre  long  corri- 
dor, et  sa  voix  vient  jusqu'à  moi  avec  une  force  qui 
me  fait  craindre  la  rupture  d'un  vaisseau  dans  sa  poi- 
trine.... Cela  fait  vraiment  mal,  alors  même  que  je 
ne  reconnaîtrais  pas  parfaitement  cette  voix  aimée.  » 
Après  cela,  si  l'on  ne  savait  tout  ce  que  le  cœur  du 
P.   Olivaint  renfermait   d'énergie,   on     s'étonnerait 
vraiment  de  l'entendre  dire  : 

«  En  somme,  je  vais  vraiment  bien  de  corps,  et  pour 
l'esprit,  il  me  semble  que  je  fais  une  retraite  de  bé- 

1.  Le  27  avril. 


CHAPITRE  XVIII.  455 

nédiction.  Deo  gratias  /...  Quoi  qu'il  arrive,  je  tiens  à 
être  debout.  » 

Tout  son  temps  se  passait  en  prières  et  en  pieuses 
lectures.  «  Comme  je  vous  remercie  pour  les  livres 
que  j'ai  reçus  hier!  Mais  la  Bible  n'est  pas  complète. 
Ce  soir,  en  voulant  préparer  une  méditation,  j'ai  été 
tout  attrapé.  Les  Prophètes  manquent  ainsi  que  les 
Évangiles....  Rien  de  nouveau  dans  le  pays  que  nous 
habitons.  Tout  va  bien  in  Domino.  » 

Le  25  avril,  il  remercie  particulièrement  de  la  Bible 
complète.  Je  vous  serais  bien  reconnaissant,  écrit-il, 
de  m'envoyer  l'Explication  des  Psaumes  du  P.  Ber- 
thier,  et  le  volume  du  même  auteur  sur  le  Saint- 
Esprit. —  Vingt  et  unième  jour  de  la  retraite  :  je  serai 
bientôt  à  la  Pentecôte.  Tout  à  vous.  —  Bien  portant 
et  Deo  gratias  !  » 

Et  quand  le  trentième  jour  approche,  il  s'écrie  tout 
joyeux:  «  Je  n'aurais  jamais  espéré  que  la  retraite 
d'un  mois  me  fût  rendue,  et  voilà  que  je  touche  au 
terme  !  Eh  bien  !  si  à  la  fm  du  mois  nous  ne  retrou- 
vons pas  la  liberté,  je  poursuivrai  encore  ma  retraite, 
et  je  ne  perdrai  rien,  j'espère,  de  cette  façon,  à  la 
prolongation  de  l'épreuve.  » 

Toutefois,  il  est  une  souffrance  qu'il  ne  réussit  pas 
à  cacher:  «  Cet  affreux  canon  qui  gronde  sans  cesse... 
Oh!  que  cela  me  fait  mal  !  Mais  aussi  que  cela  me 
porte  à  prier  pour  notre  pauvre  pays!  S'il  ne  fallait 
que  donner  ma  misérable  vie  pour  mettre  un  terme 
à  cela,  que  j'aurais  vite  fait  mon  sacrifice!  Bonne 
santé  et  joie  du  cœur*.  » 

l.  27  avril. 


^^-S  PIERRE  OLIVATNT. 

Cette  joie  du  cœur,  toute  surnaturelle,  ne  se 
dément  pas  un  instant.  Ni  les  grandes  douleurs,  ni 
les  légers  mécomptes  ne  la  troublent  jamais.  «  Je 
vous  ai  écrit  vendredi  ;  ma  lettre  s'est  donc  perdue  ; 
joignons  ce  petit  sacrifice  aux  autres.  —  Je  vous  de- 
mandais Glaire,  leCom^s  d'Ecriture  sainte;  le  P.  Louis 
Dupont,  le  recueil  de  ses  Méditations.,.  Mais  ne  vous 
fatiguez  pas  à  chercher;  je  saurai  m'en  passer, 
comme  de  tant  d'autres  choses.  Qu'il  fait  bon  de  s'a- 
bandonner tout  à  Dieu  !  Mais  de  lui  on  ne  se  passe 
pas.  J'admire  de  plus  en  plus,  dans  ma  petite  solitude, 
la  bonté  paternelle  de  Dieu. 

«  Je  vous  demandais  encore  gros  fil  ou  petit  cordon 
noir  ou  rouge,  pour  coudre  des  cahiers;  grosse, 
grosse  aiguille,  comme  pour  un  aveugle.  —  Merci 
encore  et  toujours!  Je  vais  toujours  bien  et  toujours 
content...  ^  » 

Et  trois  jours  après:  «  Cher  ami...  je  n'ai  que  de 
bonnes  nouvelles  à  vous  donner.  La  santé  se  soutient 
et  je  suis  au  vingt-septième  jour  de  ma  retraite.  Que 
Notre-Seigneur  est  bon  !  » 

Hélas!  que  n'avons-nous  ces  précieux  «  cahiers  » 
cousus  avec  «  le  gros  fil  et  la  grosse  aiguille  !  » 
Après  tant  de  recherches  infructueuses,  il  semble  que 
tout  espoir  soit  à  jamais  perdu. 

C'est  un  nouveau  motif  de  ne  rien  néghger  du 
trésor  qui  nous  reste  et  de  consigner  ici  les  moin- 
dres billets  écrits  par  le  saint  prisonnier.  Aussi  bien, 
ce  sont  vraiment  ses  reliques,  c'est  aussi  la  suprême 
révélation   de  son  âme  et  comme   son   testament. 

1.  Lettre  du  I*"  mai. 


CHAPITRE  XVIII.  457 

Voici,  daté  du  5  mai,  le  bulletin  de  sa  santé  : 
«  J'espère  que  ce  mot  vous  parviendra.  Comme  je 
vous  remercie  de  toutes  vos  bontés  !  Je  mets  ma 
reconnaissance  à  compter  tout  à  fait  sur  vous.  J'en 
suis  bien  sûr,  vous  voulez  de  mes  nouvelles  avec 
quelques  détails.  Je  me  croirais  ingrat  envers  vous, 
f:  je  ne  vous  disais  rien.  Les  rhumatismes  sont  re- 
venus, mais  je  suis  resté  maître,  et  il  n'en  est  plus 
question.  Ma  bronchite  n'a  pas  reparu.  Je  tousse  le 
matin,  mais  très-peu.  Je  ne  me  sens  pas  la  poitrine 
fatiguée. 

«  Mais  passons  à  un  autre  sujet.  Je  suis  au  trente- 
unième  jour  de  ma  retraite.  Pour  me  reposer  un  peu, 
je  n'ai  fait  aujourd'hui  que  trois  méditations.  Ah!  si 
je  pouvais,  au  spirituel,  avoir  cette  ardeur  du  géné- 
reux Basque  qui  a  fait  le  livre  des  Exercices  î  Toute- 
fois, je  bénis  Dieu. 

«  Je  garde  vos  livres  de  Tautre  jour  :  vous  avez  eu 
la  main  heureuse.  Tâchez  deme  procurer:  1"  la  Théo- 
logie dogmatique  du  P.  Schouppe;  2<*  Quelque  chose 
de  sainte  Thérèse. 

a  Je  pense  que  plusieurs  des  nôtres  sont  dans  la 
même  division  que  moi  ;  mais  nous  n'avons  aucun 
rapport.  C'est  la  solitude  complète. 

«  Nos  surveillants  sont  très-honnêtes  et  très-bons. 
Ils  nous  remettent  avec  beaucoup  de  complaisance 
les  petits  soulagements  que  l'on  nous  apporte.  Le  plus 
dur,  c'est  d'être  sans  nouvelles  de  tous  ceuxauxquels 
on  s'intéresse.  Mais  il  y  au  troisième  livre  de  Vlmita- 
lion  un  chapitre  dix-septième  qui  me  fait  rentrer 
dans  l'abandon  de  plus  en  plus.  » 


458  PIERRE  OLIVAINT. 

Le 7  mai:  «  Je  continue  d'aller  bien.  Je  poursuis 
ma  retraite.  Je  deviens  Chartreux.  De  cœur  à  tous.  » 

Le  9,  il  demande  encore  des  livres:  la  Théologie 
morale  du  P.  Gury,  la  petite  histoire  de  l'Eglise  de 
l'abbé  Darras.  «  Santé  bonne,  et  la  retraite  va  bien 
toujours.  C'est  vous  dire  que  je  n'engendre  pas  mé- 
lancolie. Fiat!  ^^ 

«  Ne  vous  inquiétez  pas  pour  les  aliments  chauds, 
écrit-il  encore.  J'ai  quelquefois  fait  apporter  du  chaud 
par  le  commissionnaire,  mais  le  froid  ne  me  fait 
pas  de  mal.  C'est  étonnant  comme  on  se  façonne  à 
tout!  Dites-vous  bien  qu'après  tout  je  ne  suis  guère  à 
plaindre.  Je  reçois  bien  plus  qu'il  ne  me  faut.  Toute- 
fois, j'ai  une  grande  consolation,  c'est,  quand  j'ai 
trop,  d'envoyer  quelque  chose  à  ces  malheureux 
auxquels  personne  ne  s'intéresse.  Si  je  pouvais  donc 
aussi  facilement  les  aider  à  trouver  la  vie  de  l'âme!  » 

Le  pain  eucharistique,  à  l'aide  de  précautions  infi- 
nies et  des  préparatifs  les  plus  délicats,  était  parvenu 
une  première  fois  au  captif  de  Jésus-Christ.  Depuis 
lors,  le  P.  Olivaint  ne  cessait  de  soupirer  après  une 
nouvelle  visite  du  divin  consolateur.  Dans  une  lettre 
datée  du  12  mai,  il  fait  une  allusion  discrète  à  son 
désir,  dans  un  langage  inintelligible  pour  tous  ceux 
qui  n'étaient  pas  du  pieux  complot. 

«  Aujourd'hui,  un  mois  que  je  suis  à  Mazas.  Ah! 
certes,  je  n'avais  pas  prévu  que  j'y  viendrais  jamais! 
Après  tout,  quand  on  vit  avec  Dieu,  on  peut  se  trou- 
v<^r  bien  même  à  Mazas. 

«  J'ai  reçu  votre  lettre  et  aussi  vos  provisions: 
merci,  encore,  encore  et  encore  !  Mais   remarquez 


CHAPITRE  XVIII.  459 

bien  :  petits  pots  et  petites  boîtes,  plutôt  que  grandes 
boîtes  et  fs^rands  pots.  —  Je  ne  suis  pas  en  peine  de 
m'occuper.  Trente-huitième  jour  de  retraite!  J'aurais 
donc  aussi  mes  quarante  jours  au  désert;  et  mieux 
que  cela.  Mais  le  jeûne  manque  et  vous  ne  pouvez 
pas  vous  flatter  d'avoir  imité  les  anges,  vous  qui 
venez  si  vite  me  secourir.  Que  Notre-Seigneur  ne 
vous  laisse  pas  non  plus  languir  et  qu'il  vous  donne 
bien  vite  au  dedans  la  force  et  la  vie.  Courage  et 
confiance,  toujours  et  quand  même  !. . .  Ma  vieille  devise, 
toujours  nouvelle.  » 

Deux  jours  après,  une  plainte  touchante  lui  échappe, 
la  seule  qu'il  eût  encore  proférée  :  'c  Voilà  pourtant 
six  dimanches  passés  à  l'ombre.  Que  de  jours  sans 
monter  à  l'autel!  ah!  quand  on  est  privé  d'un  bien, 
comme  on  en  sent  mieux  encore  le  prix!  »  Toute  autre 
privation  le  laisse  indifférent. 

«  Je  reste  toujours  au  rez-de-chaussée.  Je  ne  man- 
querais pas  de  réclamer  auprès  du  médecin,  M.  de 
Beauvais,  si  vraiment  j'avais  besoin  d'un  change- 
ment pour  ma  santé.  Autrement,  j'aime  mieux  pren- 
dre les  choses  comme  la  Providence  les  a  faites,  et  si 
je  réclame  quelque  chose,  c'est  que  je  croirai  suivre 
les  indications  de  la  Providence  elle-même.  Il  me 
semble  que  j'entends  Notre-Seigneur  me  dire:  Laisse- 
moi  faire  de  toi  tout  ce  que  je  voudrai.  —  Amen!  » 

«  Me  voilà  au  quarante  et  unième  jour  de  ma  re- 
traite, écrit-il  le  15  mai,  au  P.  Lefebvre.  A  partir  d'au- 
jourd'hui je  ne  vais  plus  méditer  que  sur  l'Eucha- 
ristie. N'est-ce  pas  le  meilleur  moyen  de  me  consoler 
de  ne  pouvoir  monter  à  l'autel?  Si  j'étais  petit  oiseau, 

40 


460  PIERRE  OLIVAINT.  \ 

j'irais  tous  les  malins  entendre  la  messe  quelque  part 
et  je  reviendrais  après  volontiers  dans  ma  cage.  » 

Ce  ne  fut  pas  le  prisonnier  qui  sortit,  mais  Dieu 
môme  qui,  pour  la  seconde  fois,  vint  le  visiter. 

Tout  était  prêt,  dedans  comme  dehors,  pour  faire 
entrer  Jésus  dans  la  prison.  Avant  tout,  les  captifs 
avaient  dû  être  prévenus  eux-mêmes  de  l'ingénieuse 
et  audacieuse  entreprise.  Comme  toute  lettre  partant 
de  Mazas,  ou  y  venant,  était  ouverte  et  lue,  on  ima- 
gina de  glisser  desbillets  dans  la  pâte  de  petits  pains, 
avant  de  les  mettre  au  four.  Telle  était  la  teneur  des 
mystérieux  billets  :  «  Les  circonstances  sont  fort 
graves,  courage!  Demain,  vous  recevrez  la  suprême 
consolation  ;  »  et  au  bas  :  «  Vous  recevrez  un  vase 
rempli  de  lait  et  au  fond  vous  trouverez  ce  que  je 
vous  annonce.  »  L'avis  fut  reçu  et  compris,  on  répon- 
dit de  Mazas  :  «  Nous  serions  bien  contents  d'avoir  le 
petit  pot  de  crème.  »  On  crut  alors  pouvoir  procéder 
sûrement  à  la  délicate  opération.  La  main  d'un  prêtre 
déposa  quatre  hosties  dans  une  première  boîte  garnie 
à  l'intérieur  en  tous  sens  d'un  corporal  et  renfermée 
elle-même  dans  une  seconde  boîte,  avec  un  autre 
petit  corporal  et  le  sachet  de  soie  muni  d'un  cordon 
pour  le  porter  au  cou.  Le  tout  fut  disposé  dans  le 
double  fond  hermétiquement  fermé  d'un  pot  de  crème 
rempli  jusqu'au  bord.  Vers  le  milieu  du  jour,  par- 
vinrent à  Mazas  les  petits  pots  et  les  petites  boîtes  at- 
tendus et  désirés:  midi  et  demi  était  l'heure  propice 
où  tous  les  prisonniers  se  trouvaient  dans  leurs  cel- 
lules. Les  employés  se  montraient  obligeants  et 
empressés,  étonnés  eux-mêmes  de  sentir  leur  triste 


CHAPITRE   XVIIL  461 

rôle  adouci  ;  à  la  porte  de  la  prison  on  les  gratifiait 
d'une  bonne  aubaine  el,  dans  l'intérieur  des  cellules, 
les  attendait  le  plus  gracieux  accueil. 

Le  P.  Olivaint  n'eut  pas  plutôt  suspendu  contre  son 
cœur  le  divin  Sacrement,  qu'il  écrivit:  «  Je  n'atten- 
dais plus  rien  aujourd'hui.  Ma  surprise,  et  je  dirai 
ma  consolation  n'en  a  été  que  plus  grande.  Merci 
donc  encore!  Un  gros,  un  énorme  merci!  Je  me  suis 
occupé  longtemps  du  Saint-Esprit  dans  ma  retraite; 
je  vais  maintenant  méditer  sur  l'Eucharistie.  » 

Désormais  nous  n'avons  plus  que  quelques  mots 
rapides  du  P.  Olivaint.  On  lui  avait  demandé  l'heure 
de  ses  repas:  «  A  midi,  mon  petit  dîner,  répondit- 
il*;  à  sept  heures,  mon  petit  souper;  c'est-à-dire 
que  j'ai  gardé  mon  règlement  de  communauté  :  je 
m'en  trouve  mieux  pour  ma  retraite,  et  je  continue 
par  là  encore  mieux  de  vivre  en  religieux  quand 
même...  » 

Le  même  jour  était  la  fête  de  l'Ascension:  «  Excel- 
lente fête,  malgré  les  verroux!  rien  ne  peut  empêcher 
le  cœur  d'aller  au  ciel.  » 

Puis  vient  un  billet  adressé  au  P.  Lefebvre.  «  Merci 
encore.  Parvos  petites  lettres  je  vis  de  loin  avec  vous. 
Par  le  sentiment  de  la  famille,  je  lis  entre  vos  lignes 
bien  des  choses  que  vous  ne  pensez  probablement 
pas  à  me  dire,  et  cela  me  fait  du  bien  au  cœur. 

«Quels  déplorables  événements!  Comme  je  corn- 
prends  les  âmes  fatiguées  d'autrefois  qui  fuyaient  ai» 
désert!  Mais  il  vaut  mieux  rester  au  milieu  des  difK 

1.  18  mai. 


462  PIERRE  OLIVAINT, 

cultes  et  des  périls  pour  sauver  tant  de  malheureux 
du  naufrage.  Ma  santé  est  toujours  bonne,  et  après 
quarante-six  jours,  je  ne  suis  pas  encore  las  de  ma 
retraite;  bien  au  contraire.  ■» 

Enfin,  l'heure  des  derniers  adieux  va  sonner;  le 
P.  Olivaint  le  pressent.  «  Merci  de  cœur,  écrit-il  au 
P.  Ghauveau,  merci  de  cœur.  Oui,  nous  touchons  au 
dénouement.  A  la  grâce  de  Dieu  !  Tâchons  d'être 
prêts  à  tout.  Confiance  et  prière  !  Que  Notre-Seigneur 
est  bon  !  Si  vous  saviez  comme,  depuis  quelques 
jours  surtout,  ma  petite  cellule  me  devient  douce: 
Forsan  et  hœc  olim  oneminisse  juvabit.  Qui  sait  si  je 
ne  la  regretterai  pas  un  jour?...  Tendres  souvenirs  à 
Armand  *  ;  bien  des  choses  à  tous  ;  bénédiction  à  nos 
amis  et  bienfaiteurs!  Je  crois  que  tous  les  nôtres  ici 
vont  bien.  Pour  moi  je  me  soutiens  parfaitement. 
Encore  une  fois  que  Notre-Seigneur  est  bon!  A  vous 
de  cœur...  19  mai  1871.  » 

Le  lundi,  22  mai,  les  généreux  captifs  allaient  quit- 
ter Mazas,  et  ce  même  jour,  par  une  coïncidence  pro- 
videntielle, ils  recevaient  une  dernière[fois  le  viatique 
du  salut  et  le  pain  des  forts.  Vers  midi,  deux  femmes 
faibles  et  intrépides  portant  tour  à  tour  le  précieux 
fardeau,  s'acheminent  pendant  une  heure,  sous  un 
ciel  embrasé,  au  travers  des  vastes  quartiers  déserts 
que  sillonnent  seulement  les  patrouilles  de  la  Com- 
mune... Cette  fois,  chacun  de  nos  prisonniers  reçoit 
quatre  hosties  :  ceux  d'entre  eux  qui  sont  réservés 


1.  Le  p.  Armand  de  Ponlevoy. 


CHAPITRE  XVIII.  463 

à  l'immolation  la  plus  éloignée,  n'ont  plus  à  vivre  que 
quatre  jours. 

Vers  cinq  heures  du  soir,  le  procureur  général  de 
la  Commune,  Raoul  Rigault,  Tépée  au  côté  et  le  re- 
volver à  la  ceinture,  entrait  dans  la  prison  et  donnait 
au  directeur  Garreau  communication  d'une  dépêche, 
signée  des  membres  du  comité  de  salut  public,  d'a- 
près laquelle  l'ordre  était  intimé  «  de  transférer  im- 
raédiatement  les  otages,  tels  que  l'archevêque^  les  diffé- 
rents curés j  Bonjean  sénateur^  et  tous  ceux  qui  pouvaient 
avoir  une  importance  quelconque^  à  la  prison  de  la 
Roquette,  dépôt  des  condamnés .  «  La  liste  des  otages 
fut  aussitôt  dressée  :  elle  comprenait  cinquante-quatre 
noms,  et  désignait,  avec  Mgr  Darboy,  trente-huit 
prêtres,  parmi  lesquels  le  P.  Olivaint,  le  P.  Ducou- 
dray,  le  P.  Clerc,  le  P.  Gaubert  et  le  P.  de  Bengy.  On 
avait  réquisitionné  des  voitures  au  chemin  de  fer  de 
Lyon;  on  ne  put  se  procurer  que  deux  chariots  de 
factage,  dans  lesquels  on  ne  parvint  à  entasser  que 
quarante  prisonniers.  A  neuf  heures  du  soir,  les 
deux  charretées,  comme  on  disait  déjà  au  temps  de 
la  Terreur,  s'éloignèrent  sous  la  garde  de  fédérés 
armés  ^ 

Ce  fut  un  rude  voyage  ;  assis  sur  de  simples  ban- 
quettes de  bois  placées  en  travers,  exposés  à  tous 
les  regards,  à  toutes  les  insultes  de  la  populace  et  des 
gardes  nationaux  qui  les  escortaient,  les  prison- 
niers parcoururent  lentement  les  quartiers  populeux 
de  Saint-Antoine  et  de  la  Bastille  où  l'insurrection 

l.M.  Maxime  du  Camp,  p.  328;  suiv. 


464  RIERRE  OLIVAINT. 

était  encore  maîtresse.  A  leur  arrivée  sur  la  place  de 
la  Roquette,  ils  furent  accueillis  par  les  vociférations 
et  les  applaudissements  d'une  foule  immense  qui 
criait:  «  A  mort  les  calotins  !  » 

a  Les  deux  voitures  pénétrèrent  dans  la  cour  de  la 
Grande-Roquette;  les  otages  descendirent  et  furent 
réunis  pêle-mêle,  dans  le  parloir  éclairé  d'une  lan- 
terne. Ledirecteur,François,  homme  violent  et  féroce, 
se  réserva  l'honneur  de  faire  l'appel;  il  y  procéda 
avec  une  sorte  de  lenteur  emphatique,  dévisageant 
l'archevêque,  regardant  avec  affectation  le  P.  Gau- 
bert  et  le  P.  Olivaint,  car  il  voulait  voir,  disait-il, 
comment  est  fait  un  jésuite... ^  Portant  leur  petit 
paquet  sous  le  bras,  placés  les  uns  auprès  des  autres, 
comptés  plusieurs  fois,  les  otages  restaient  impassi- 
bles, debout  et  cherchant  un  point  d'appui  contre  la 
muraille,  car  le  trajet  dans  les  voitures  de  lactage  les 
avait  extrêmement  fatigues...  On  traversa  l'avant- 
greffe,  on  gravit  le  grand  escalier,  et,  tournant  à  gau- 
che, on  pénétra  dans  la  quatrième  section.  Une  sorte 
de  classement  hiérarchique  présida  au  choix  des  cel- 
lules: Mgr  Darboy  eut  le  nM,  M.  le  président  Bonjean 
le  n°  2....  Dès  qu'un  des  otages  avait  franchi  la  porte 
de  son  cabanon,  celle-ci  était  fermée;  on  poussait  le 
gros  verrou  et  un  tour  de  clef  «  bouclait  »  le  malheu- 
reux. Nulle  lumière;  l'obscurité  était  complète  dans 


1.  A  l'arrivée  du  cortège,  François  avait  dit  :  «  On  pourra  peut-être 
évincer  quelques  laïques,  mais  tous  les  prêtres  y  passeront  ;  il  y  a 
dix-huit  siècles  que  ces  gens-là  nous  embêtent.  » 


CHAPITRE  XVIII.  ^65 

ces  cachots:  on  tàla  les  inurs,  on  essaya  de  se  recon- 
naître dans  la  nuit  profonde...  *  « 

«  Mais,  dans  plusieurs  cellules,  dit  le  P.  de  Ponlc- 
voy,  il  y  avait  cette  présence  réelle  de  Jésus  d'où 
rayonnent  la  lumière  et  la  paix.  » 

Les  otages,  durant  un  long  mois,  avaient  été  con- 
damnés, dans  la  prison  de  Mazas,  à  un  isolement 
absolu.  Quelle  ne  fut  pas  leur  joie,  quand,  le  lende- 
main, on  les  fit  descendre  par  l'escalier  de  secours 
et  qu'on  les  réunit  dans  le  premier  chemin  de  ronde  ! 
On  s'embrassait,  on  se  consolait,  on  se  confessait, 
.c  J'ai  vu  tous  vos  Pères  et  je  leur  ai  parlé,  dit  un 
témoin  ;  ils  étaient  calmes  et  souriants  au  soir  de 
leur  vie  comme  à  l'aurore  d'un  beau  jour.  Le  P.  de 
Bengy  n'avait  rien  perdu  de  son  sang-froid  et  de  sa 
gaieté;  le  P.  Gaubert,  de  son  recueillement  suave  et 
modeste;  le  P. Clerc, de  sa  généreuse  allégresse;  le  P. 
Ducoudray,  de  sa  virilité  simple  et  digne,  le  P.  Oli- 
vaint,  de  sa  vive  énergie  et  de  sa  paix  radieuse.  » 

Ce  fut  dans  une  de  ses  récréations  que  l'ancien  rec- 
teur de  Vaugirard  se  trouva  tout  à  coup  en  face  de 
M.  Ghevriaux,  proviseur  du  lycée  de  Vanves,  jeté  en 
prison  pour  être  resté  jusqu'au  dernier  moment  à  son 

poste. 

...  «  Ancien  condisciple  du  P.  Olivaint  à  l'Ecole  nor- 
male, raconte  M.  Chevriaux  dans  une  lettre  adressée 
au  P.  de  Ponlevoy,  il  y  avait  trente-quatre  ans  que  je 
l'avais  revu,  lorsque  nous  nous  sommes  rencontrés 


l.M.  Max.  du  Camp,  p.  347. 
2.  Actes,  p.  163. 


L6Q  PIERRE  OLIVAINT. 

à  la  prison  de  la  Roquette,  le  mercredi  24  mai,  à 
l'heure  de  la  promenade  en  commun  de  tous  les  ota- 
ges. C'est  lui  qui  vint  se  faire  reconnaître  à  moi,  me 
serrer  la  main  et  m'embrasser  avec  effusion,  non  sans 
un  retour  mélancolique  sur  les  douloureuses  circons- 
tances de  cette  étrange  entrevue,  en  un  pareil  lieu, 
et  après  une  vie  départ  et  d'autre  si  diversement  agi- 
tée. Puis  me  prenant  à  part,  le  P.  Olivaint,  la  main 
dans  la  mienne,  d'un  ton  à  la  fois  affectueux  et  gra- 
ve, me  tint  le  langage  d'un  prêtre  et  d'un  ami, et  vou- 
lut s'assurer  si  je  comprenais  comme  lui  notre  si- 
tuation et  ce  qui  nous  restait  à  faire.  Evidemment 
son  sacrifice  était  fait:  depuis  l'avant-veilie,  il  n'a- 
vait conservé  aucune  illusion,  aucune  lueur  d'espé- 
rance; et  sa  ferme  amitié  ne  chercha  pas  à  dissimu- 
ler un  sentiment  de  satisfaction  quand  je  lui  avouai 
que  je  voyais  les  choses  comme  lui,  que  du  reste  rien 
ne  nous  séparait  en  ce  moment  suprême,  et  que  j'a- 
vais eu  le  bonheur  de  trouver  déjà  auprès  de  mon 
compagnon  de  cellule,  prêtre  des  Missions  étrangères, 
ce  que  je  lui  aurais  demandé  si  notre  rencontre  avait 
eu  lieu  un  jour  plus  tôt.  «  Fort  bien,  mon  cher  cama- 
rade, me  dit-il  avec  son  calme  sourire;  mais  il  me 
semble  que  vous  m'apparteniez  et  que  j'ai  un  peu  le 
droit  d'être  jaloux.  » 

<c  J'ai  revu  le  P.  Olivaint  le  lendemain  jeudi,  après 
la  mort  de  Mgr  l'archevêque,  et  aussi  le  vendredi, 
jour  où  il  devait  lui-même  subir  le  martyre.  J'ai  eu 
le  triste  bonheur  de  converser  chaque  fois  longtemps 
avec  lui  :  sans  insister  sur  l'imminence  trop  visible 
du  péril,  il  détournait  évidemment  la  pensée  de  son 


CHAPITRE  XVIII.  467 

interlocuteur,  comme  lu  sienne,  de  tout  ce  qui  aurait 
pu  éveiller  de  vaines  espérances  ;  et  sa  courageuse 
charité  s'attachait  à  faire  regarder  en  face  une  des- 
tinée pour  ainsi  dire  inévitable,  à  hausser  le  cœui  au 
niveau  de  la  dernière  lutte.  Faisant  bon  marché  de 
sa  propre  vie,  il  rabaissait  son  dévouement  à  lui,  prê- 
tre de  l'Eglise  militante,  aux  proportions  les  plus 
simples  et  les  plus  modestes;  et  pour  soutenir  des  dé- 
faillances bien  naturelles,  presque  légitimes,  à  l'en- 
tendre, il  s'étudiait  à  relever  et  à  grandir  notre  sa- 
crifice que  les  liens  du  sang  et  de  la  famille  sem- 
blaient rendre  plus  difficile  à  accomplir.  «  Dans  ces 
conditions,  disait-il,  une  mort  chrétienne  est  vrai- 
ment comme  un  second  baptême  ;  et  l'on  peut  s'a- 
bandonner avec  la  plus  entière  confiance  à  la  misé- 
ricorde de  Dieu.  » 

«  J'ai  le  douloureux  regret  de  n'avoir  pu  lui  serrer 
une  dernière  fois  la  main  au  moment  du  funèbre  ap- 
pel. Tous  ceux  qui  se  sont  trouvés  auprès  de  lui  à 
cette  heure  suprême  ont  rendu  témoignage  de  la  fer- 
meté calme  et  sereine,  de  la  simplicité  héroïque  dont 
il  a  fait  preuve.  » 

Le  P.  Olivaint  entendait  mourir,  comme  il  avait  vé- 
cu, uniquement  occupé  du  service  de  Dieu  et  du  sa- 
lut des  âmes.  Son  zèle  était  ingénieux  à  saisir  la 
moindre  occasion  d'édifier,  de  fortifier  ses  compa- 
gnons de  captivité.  «  Il  me  prêtait  ses  livres,  raconte 
M.  Bayle,  vicaire  général  de  Paris,  et  il  m'engageait 
à  commencer  la  retraite.  Il  me  montra  encore  une  pe- 
tite image  de  la  sainte  Yierge ,  nouvellement  éditée  : 
au  milieu  des  têtes  de  tigres  qui  formaient  l'encadre- 


468  PIERRE  OLIVAINT. 

ment,  le  divin  Enfant  reposait  avec  sérénité  sur  le 
sein  de  sa  mère  :  «  Voyez  donc,  me  dit-il,  comme 
c'est  bien  là  notre  situation.  » 

Une  vénération  compatissante  poussait  le  P.  Oli- 
vaint  à  s'attacher  surtout  à  la  personne  de  Tarchevê- 
que  de  Paris.  Souvent  l'infortuné  prélat,  affaibli  par 
les  privations  et  par  la  souffrance,  demeurait  à  moi- 
tié couché  sur  son  grabat.  Alors  le  P.  Olivaint  venait 
s'asseoir  à  ses  pieds  et  ensemble  ils  parlaient  du  pas- 
sé et  du  présent,  pouvaient-ils  encore  parler  de  l'a- 
venir ?  Que  l'on  s'entendait  bien  après  avoir  souffert 
ensemble  pour  la  sainte  Eglise  et  le  nom  de  Jésus  ! 
Dès  le  premier  jour,  les  vivres  commencèrent  à  faire 
défaut  à  la  Roquette  ;  le  pain  même  devenait  rare. 
Sans  doute  le  combat  des  rues  qui  gagnait  toujours 
du  terrain,  gênait  le  ravitaillement  ordinaire.  Le  P. 
Olivaint  prenait  dans  ce  qui  lui  restait  encore  un  peu 
de  pain  d'épices  ou  de  chocolat  en  tablettes;  ainsi  il 
était  donné  à  un  pauvre  religieux  de  faire  la  charité 
à  un  archevêque  de  Paris'  ! 

ce  Le  mardi  matin,  raconte  encore  M.  l'abbé  Bayle, 
je  suis  allé  voir  Monseigneur  dans  sa  cellule;  je  l'ai 
trouvé  assis  sur  sa  paillasse  et  le  P.  Olivaint  assis 
lui-même  à  côté  de  lui.  Je  n'ai  passé  qu'un  moment 
avec  eux;  mais  tout  dans  leur  attitude  me  faisait 
supposer  que  le  pontife  avait  dû  témoigner  au  reli- 
gieux la  plus  grande  confiance.  » 

Le  24  mai,  fête  de  Notre-Dame  auxiliatrice,  fut  pour 
les  captifs,  dont  plusieurs,  le  soir,  devaient  être  mar- 

1.  AcUs,  p.  169, 


CHAPITRE  XVIII.  469 

tyrs,  une  journée  mémorable.  Au  dehors,  la  ville  en 
feu  retentissait  du  fracas  de  l'horrible  bataille;  au 
dedans,  un  silence  mystérieux  régnait  dans  les  cellu- 
les transformées  en  autant  de  sanctuaires.  Le  P.  Oli- 
vaint  porta  la  sainte  communion  à  Mgr  l'archevêque 
de  Paris  et  à  Mgr  Surat  ;  le  P.  deBengy,  à  M.  Deguer- 
ry,  curé  de  la  Madeleine.  La  manne  divine  se  multi- 
plia si  bien,  que  chacun  des  prêtres  enfermés  dans 
le  corridor  du  premier  étage,  en  reçut  une  parcelle. 
Les  laïques,  qui  tous  avaient  le  pardon  sacramentel, 
s'unirent  par  la  foi  et  le  désir  à  ces  agapes  dignes 
des  catacombes. 

Le  moment  était  solennel.  Le  pouvoir  insurrection- 
nel, refoulé  de  toutes  parts,  étaitvenu  s'installer  dans 
la  mairie  du  XI'  arrondissement,  à  deux  cents  mètres 
à  peine  de  la  Roquette.  Les  bourreaux  étaient  à  por- 
tée des  victimes.  Le  jour  s'achevait,  quand  le  pas  ca- 
dencé d'une  troupe  d'hommes  en  armes  retentit  dans 
l'escalier  et  les  corridors.  Qui  allait  mourir?  Les  ota- 
ges, l'œil  au  petit  judas  de  leur  porte,  regardaient  et 
attendaient.  Une  voix  forte  retentit  :  «  Darboy  !  »  A 
l'extrémité  du  couloir,  l'archevêque,  d'une  voix  très- 
calme,  répondit  :  «  Présent  !  »  On  appela  successive- 
ment ainsi  M.  Bonjean,  M.  Deguerry,  les  PP.  Clerc  et 
Ducoudray,  l'abbé  AUard.  Pour  cette  fois,  ce  fut  tout  ; 
le  lugubre  cortège  s'éloigna,  et  le  silence  se  fit  dans 
la  quatrième  section.  Quelque  temps  après,  on  enten- 
dit deux  feux  de  peloton  successifs  et  quelques  coups 
de  fusil  isolés.  Il  était  alors  huit  heures  moins  un 
quart  du  soir. 

Les  survivants  à  genoux  dans  leurs  cellules,  prié- 


470  PIERRE  OLIVAINT. 

rent  pour  les  généreuses  victimes  dont  ils  s'atten- 
daient à  partager  le  sort.  Au  milieu  de  la  nuit,  ils 
eurent  une  alerte  et  pensèrent  que  leur  tour  était 
venu.  Le  silence  profond  avait  été  troublé  tout  à  coup 
par  le  pas  lourd  de  plusieurs  hommes  qui  marchaient 
dans  le  corridor.  On  ouvrait  des  cellules;  on  parlait 
à  voix  basse....  C'étaient  les  dépouilles  des  morts  que 
les  assassins  se  partageaient.  Ungêolicr  ayant  trouvé, 
au  n°  7,  occupé  par  le  P.  Ducoudray,  avec  «des sou- 
tanes de  jésuites,  »  des  papiers  qui  lui  paraissaient 
sans  valeur,  vint  à  l'heure  môme  les  remettre  au 
P.  Olivaint.  Celui-ci,  à  cette  vue,  ne  pouvait  plus  avoir 
aucun  doute  ;  il  s'écria  vivement  :  «  Un  crime  î  »  On 
lui  répondit:  «Prenez  garde  et  taisez-vous.  » 

Jusqu'au  matin,  les  otages  restèrent  sous  le  coup 
d'une  émotion  poignante,  tandis  que  d'effroyables  dé- 
tonations déchiraient  l'air  et  que  la  flamme  des  in- 
cendies rougissait  au  loin  le  ciel. 

Quand  le  jour  parut  enfin,  le  P.  Olivaint  dit  à  M.  Bay- 
le:  «  Cette  nuit  j'ai  beaucoup  prié  pour  vous;  j'ai  en- 
tendu faire  du  bruit  à  votre  porte,  et  j'ai  cru  qu'on  était 
venu  vous  chercher.  »  Puis  il  ajouta  qu'il  se  rappe- 
lait constamment  un  passage  de  la  vie  de  saint  Fran- 
çois de  Sales  où  il  est  dit  que  ce  saint  évêque,  se  trou- 
vant un  jour  sur  le  lac  de  Genève  dans  une  toute  pe- 
tite barque,  fut  assailli  par  une  affreuse  tempête  ;  il 
était  porté  à  la  cime  des  flots  et  retombait  aussitôt 
comme  dans  un  gouffre.  Il  était  calme  et  heureux, 
disait-il,  parce  que  jamais  il  ne  s'était  mieux  senti 
porté  par  la  main  de  Dieu. 

De  son  côté,  le  P.  Caubert,  penché  à  sa  fenêtre  et 


CHAPITRE  XVIII.  ^"7) 

conversant  avec  son  voisin,  M.  Petit,  secrétaire  de 
i'archevêché  de  Paris,  lui  disait:  «Si  vous  voulez, nous 
allons  chanter;  la  musique  dissipe  la  tristesse  et  fait 
du  bien.  »  Et  il  entonnait  un  pieux  cantique  sur  le 
Sacré-Cœur. 

Le  P.  de  Bengy  trouva  dans  la  cellule  du  P.  Clerc 
un  billet  écrit  de  sa  main  et  daté  du  jour  môme  de  sa 
mort,  dans  lequel  il  témoignait  de  sa  parfaite  assu- 
rance et  de  sa  joyeuse  résignation. 

ce  Le  jeudi  à  midi,  écrit  M.  l'abbé  Lamazou,  on  nous 
permet  une  récréation  commune  dans  la  môme  cour 
que  la  veille.  Les  visages  sont  plus  tristes,  mais  les 
cœurs  sont  aussi  fermes....  Je  m'entretiens  vingt 
minutes  avec  le  P.  Olivaint;  frappé  dans  ses  plus 
chères  affections,  il  conserve  encore  sur  les  lèvres  un 
gracieux  sourire;  je  renonce  à  dépeindre  sa  figure  et 
à  reproduire  sa  conversation.  Son  visage  avait  quel- 
que chose  de  vraiment  idéal,  et  sa  parole  était  celle 
d'un  ange.  Sur  la  proposition  de  Mgr  Surat,  de 
M.  Bayle  et  du  P.  Olivaint,  les  prêtres  font  vœu,  si 
Dieu  daigne  les  arracher  à  la  mort,  de  célébrer 
pendant  trois  ans,  le  premier  samedi  de  chaque 
mois,  une  messe  d'actions  de  grâces  en  l'honneur 
de  Marie.  » 

Le  P.  Olivaint  comptait  sur  une  autre  délivrance; 
il  faisait  ses  adieux,  comme  un  voyageur  à  l'heure  du 
départ.  «  Mon  Père,  disait-il  avec  transport  au  P. 
Bazin  en  lui  prenant  la  main,  hier  soir  deux  de  nos 
Pères  sont  partis  pour  le  ciel,  et  cela  doit  recommen- 
cer aujourd'hui  pour  vous  et  pour  moi  ;  ne  nous  sé- 
parons pap  sans  nous  embrasser.  »  Il  causa  ensuite 


472  PIERRE  OUVAINT. 

avec  Mgr  Surat  ^  et,  revenant  encore  au  P.  Bazin, 
il  le  pressa  fortement  sur  sa  poitrine  en  disant  :  «  Mon 
Père,  adieu!  nous  ne  nous  reverrons  plus  probable- 
ment sur  la  terre,  mais  au  ciel.  » 

Le  26  mai  tombait  juste  un  vendredi;  le  jour  était 
bien  choisi  pour  gravir  un  calvaire  et  subir  une  pas- 
sion. Le  temps  était  à  la  pluie  ;  les  prisonniers  se  pro- 
menaient dans  le  triste  corridor  sur  lequel  s'ouvraient 
leurs  cellules,  quand,  vers  quatre  heures  du  soir,le 
brigadier  Ramain  parut.  Son  premier  mot,  prononcé 
d'une  voix  rude,  ne  laissa  aucun  doute  aux  otages; 
on  venait  chercher  une  fournée.  «  Attention  !  Répon- 
dez à  l'appel  de  vos  noms  ;  il  m'en  faut  quinze.  » 

Le  P.  Olivaint,  appelé  le  premier,  répond  aussitôt: 
«  Présent!  »  et,  traversant  le  corridor,  il  va  se  placer 
vis-à-vis  des  prisonniers  pour  commencer  la  rangée  des 
victimes.  Après  lui  vient  le  tour  du  P.  Gaubert.  Ramain 
a  peine  à  déchiffrer  le  nom  du  P.  de  Bengy.  Celui- 
ci  s'approche  et  dit  simplement  :  «C'est  moi.  «  Parmi 
les  élus  se  trouva  le  vieil  ami  du  P.  Olivaint,  l'apôtre 
des  jeunes  ouvriers  de  Paris,  le  saint  abbé   Planchât. 

Au  moment  de  franchir  le  seuil  de  la  prison,  le 
P.  Olivaint  s'aperçoit  qu'il  tient  encore  à  la  main  son 
bréviaire,  livre  cher  et  sacré,  désormais  superflu. 
Moins  pour  se  défaire  de  ce  vade  mecum  du  prêtre 
que  pour  le  sauver  de  sacrilèges  souillures,  il  le  re- 
met au  concierge  en  disant:  «Tenez,  mon  ami,  voici 
mon  livre.  »  Mais  à  peine  celui-ci  a-t-il  reçu  ce  legs 


1.  «  Si  mon  regard  ne  m'a  trompé,  dit  M.  l'abbc  Aniodru,  le  P.  Oli- 
vaint confessait  Mgr  Surat  tout  en  se  promenant  avec  lui.  » 


CHAPITRE  XVIII.  473 

précieux,  qu'un  officier  fédéré  s'élance  comme  un  for- 
cené, le  lui  arrache  des  mains  et  le  j elle  au  feu.  Le 
concierge  se  hàla  de  le  retirer  des  flammes,  dès  que 
cet  énergumène  se  fut  éloigné.  11  se  proposait  de  le 
conserver  comme  une  relique,  et  résista  môme  aux 
instances  d'un  haut  personnage  qui  vint  lui  en  offrir 
un  grand  prix.  «  Plus  tard  cet  homme  probe  et  déli- 
cat s'en  est  dessaisi  en  notre  faveur,  dit  le  P.  de  Pon- 
levoy,  sans  vouloir  en  retour  accepter  aucune  grati- 
fication. C'est  bien  en  effet  ce  grand  bréviaire  in-4« 
qui  nous  était  connu  :  noirci  par  la  fumée,  à  demi  rongé 
par  les  flammes,  il  est  encore  marqué  par  un  signet  à 
la  date  du  26  mai  *.  » 

Cependant  les  gendarmes  enfermés  dans  la  pre- 
mière section  étaient  descendus  deux  à  deux  et  mar- 
quant le  pas.  Le  peloton  d'escorte  ouvrit  les  rangs 
pour  les  recevoir;  après  eux  vinrent  les  laïques% 
puis  les  prêtres  '. 

Un  signal  fut  donné,  et  le  cortège  des  cinquante- 
deux  victimes  se  mit  en  marche.  Les  gens  du  quar- 
tier, émus  de  compassion,  le  regardaient  passer.  Dans 
le  haut  de  la  rue  de  la  Roquette,  une  femme  cria:  «Mais 
sauvez-vous  donc  !  «  11  est  certain  que  toute  maison 
se  serait  ouverte  pour  les  recevoir. 


1.  Actes,  p   202. 

2.  Un  officier  de  paix,  deux  ouvriers  ébénistes  et  un  tailleur  de 
pierre. 

3.  Le  P.  Olivaint,  le  P.  Caubert,  le  P.  de  Bengy,  de  la  Compagnie 
de  Jésus;  le  P.  Radigue,  le  P.  Tufûer,  le  P.  Roucliouse,  le  P.  Tardieu, 
de  la  Congrégation  des  Sacrés-Cœurs  de  Picpus;  l'abbé  Plancbat, 
aumônier  de  l'œuvre  du  Patronage;  M.  Sabatier,  vicaire  de  Notre- 


474  PIERRE  OLTVATNT. 

On  tourna  à  gauche  et  on  s'engagea  sur  le  boulevard 
Méniimonlant  dont  on  suivit  la  droite,  le  long  du  mur 
qui  borde  le  cimetière  du  Père-Lachaise.  A  la  barri- 
cade qui  se  dressait  sur  le  boulevard,  devant  la  rue 
Oberkampf,  une  compagnie  du  74^  bataillon  renforça 
l'escorte  ;  puis  on  gravit  la  longue  chaussée  de  Ménil- 
montant.  Jusque-là,  seul  un  vieux  prêtre,  le  P.  Tuffier 
sans  doule,  avait  été  insulté  par  quelques  fédérés  ;  la 
foule  continuait  à  se  montrer  sympathique.  Mais  dès 
qu'on  eut  pénétré  dans  la  rue  de  Puébla,  une  masse 
énorme  de  vagabonds  en  armes,  de  galériens,  de  dé- 
serteurs, de  femmes  ivres  ou  furieuses,  enveloppa  de 
tous  côtés  les  otages,  criant:  «  Livrez-nous  les  prison- 
niers... à  mort  les  calotins  !  »  La  marche  devenait  plus 
lente  et  plus  difficile,  à  mesure  qu'on  s'engageait  dans 
l'étroite  rue  des  Rigoles  qui  fait  suite  à  la  rue  de  Pué- 
bla. On  fit  halte,  pendant  vingt  minutes,  à  la  mairie, 
aujourd'hui  détruite,  du  XX'  arrondissement;  là,  un 
homme  féroce,  Gabriel  Ranvier,  cria  aux  otages  qui 
passaient  devant  lui:  «  Vous  avez  un  quart  d'heure 
pour  faire  votre  testament,  si  cela  vous  amuse  !  »  Cette 
cruelle  sentence  fut  accueillie  par  des  trépignements 
de  joie.  «Va  me  fusiller  tout  cela  aux  remparts,  »  pour- 
suivit Ranvier  en  s'adressant  à  un  ignoble  personnage, 
Emile  Gois,  qui  jusqu'à  ce  moment  commandait  l'es- 
corte. La  foule  organisa  une  sorte  de  marche  triom- 
phale. Une  vivandière  vêtue  de  rouge,  le  sabre  à  la 
main,  s'avançait  à  cheval  ;  après  elle,  tambours  et  clai- 


Dame   de  Lorclte  ;  l'abbé  Benoist  et  Tabbé  Seigneret,  du  séminaire 
de  Saint-Sulpice, 


GIIAPITUE  XVIII.  475 

rons  sonnaient  la  charge;  un  jeune  homme  de  vingt 
ans  à  peine,  sorte  d'acrobate,  dansait  en  jonglant  avec 
son  fusil.  La  foule  armée  pressait  les  otages;  des  fem- 
mes s'élançaient  pour  leur  donner  des  coups  de  poing, 
des  coups  de  griffe.  «  Ici,  ici,  criait-on,  il  faut  les  tuer 
ici  !  »  La  rue  de  Paris,  qu'on  suivait,  est  fort  longue  ; 
ce  fut  vraiment  pour  les  martyrs  la  voie  douloureuse. 
Les  soldats  avaient  une  admirable  contenance;  der- 
rière eux,  à  haute  voix,  les  prêtres  les  exhortaient  à 
bien  mourir.  Autour  des  victimes,  on  chantait,  on  dan- 
sait, on  hurlait;  on  leurjetait  des  pierres  et  d'immon- 
des projectiles  *.  A  la  croix  formée  par  l'intersection 
de  la  rue  de  Paris  et  de  la  rue  Haxo,  la  tête  du  cortège 
s'arrêta,  la  queue  continua  à  marcher,  et  il  y  eut  une 
confusion  qui  permit  à  des  énergumènes  de  se  rap- 
procher et  de  frapper  les  otages  au  visage.  On  eut  quel- 
que peine  à  se  mettre  d'accord  sur  le  lieu  de  la  san- 
glante exécution  ;  enfin  une  voix  cria  :  «  Allons  au  sec- 
teur. »  Cet  avis  fut  immédiatement  adopté. 

Hippolyte  Parent,  dernier  commandant  en  chef  de 
l'insurrection,  venait  d'y  établir  son  quartier  général. 
Varlin  et  trois  autres  membres  de  la  Commune, 
bon  nombre  d'officiers  fédérés  étaient  auprès  de  lui, 
quand  on  entendit  tout  à  coup  une  immense  clameur. 
C'était  la  foule  qui  arrivait,  entraînant  les  otages  avec 
elle  ;  elle  se  précipita  dans  la  longue  allée,  bordée  de 
maisons  qui  forme  la  cité  proprement  dite.  Quand  les 

1.  Enregistrons  cependant,  après  le  P.  de  Ponlevoy,  une  bonne  pa- 
role »  Où  mène-t-on  ces  gens-là?  demanda  quelqu'un  à  un  homme  de 
l'escorte.  — On  les  mène  au  ciel,  »  répondit  celui-ci;  cela  dit,  il  sortit 
des  rangs  et  disparut. 

41 


476  PIERRE  OLIVAINT. 

otages  furent  entrés,  on  ferma  une  mince  barrière  de 
bois  ;  elle  fut  aussitôt  brisée  par  la  foule.  Yarlin,  mem- 
bre de  la  Commune,  voulut  s'opposer  au  massacre: 
«  Va  donc,  avocat!  lui  cria-t-on  ;  ces  gens  appartiennent 
à  la  justice  du  peuple  !  »  Les  otages,  serrés  par  la  foule, 
acculés  dans  un  espace  carré  qu'un  mur  très-bas  sépa- 
rait du  jardin,  attendaient  courageusement  la  mort  V 
.  Il  y  eut  un  moment  très-court  d'hésitation;  on  en- 
tendit armer  quelques  fusils  ;  un  homme  grimpa  sur 
une  charrette  et  lut  un  papier  qu'il  tenait  en  main  ; 
on  applaudit.  C'est  alors  qu'un  boucher,  Victor  Ccnot, 
colonel  des  gardes  de  Bergeret,  incendiaire  des  Tui- 
leries, se  précipita  hors  d'une  maison  en  criant  : 
«A  mort!...  >^  L'horrible  massacre  commença.  Un 
vieux  prêtre  se  jeta  devant  un  gendarme  pour  le  pro- 
téger et  reçut  les  premiers  coups.  On  força  les  mal- 
heureux soldats  à  sauter  par-dessus  le  petit  mur 
pour  les  tirer  «  au  vol  5>  ;  ils  obéirent.  Les  prêtres 
refusèrent.  L'un  d'eux  dit  :  «  Nous  sommes  prêts  à 
confesser  notre  foi,  mais  il  ne  nous  convient  pas  de 
mourir  en  faisant  des  gambades.  » 

La  boucherie  dura  une  heure....  Puis,  pour  achever 
les  blessés,  on  se  mit  à  piétiner,  à  danser  sur  eux  ; 
on  les  cribla  de  coups  de  fusil  et  de  pistolet  ;  on  les 
larda  de  coups  de  baïonnette;  on  ne  s'arrêta  que 
lorsqu'on  fut  certain  que  tous  étaient  bien  morts. 

Le  P.  de  Bengy  resta  sur  la  place  presque  dépecé; 
ses  vêtements  étaient  troués  déballes,  lacérés  en  tous 
sens  par  les  sabres  et  les  baïonnettes  ;  son  scapulaire 

1.  M    Maxime  Du  Camp,  p.  425. 


CHAPITRE   XVIII.  477 

sanglant  pendait  sur  son  cœur  avec  son  crucifix 
tordu  par  les  balles.  Le  P.  Gaubert  eût  été  méconnais- 
sable sans  le  petit  sachet  vide  suspendu  à  son  cou 
et  son  crucifix.  Le  P.  Olivaint  avait  reçu  une  balle  en 
plein  cœur.  On  lui  avait  enlevé  la  moitié  droite  du 
crâne  et  cassé  la  mâchoire.  Sur  sa  poitrine  on  re- 
trouva, avec  la  médaille  de  l'œuvre  de  la  première 
communion,  son  reliquaire  et  le  portefeuille  où  il 
marquait  les  victoires  et  les  défaites  de  son  examen 
particulier. 

Le  lendemain,  quelques  fédérés  vinrent  dépouiller 
les  morts,  puis  ils  précipitèrent  dans  un  caveau  les 
cinquante-deux  cadavres  horriblement  aéfi|jurés. 


CHAPITRE  XIX 


La  tombe  du  P.  Olivainl. 


Le  P.  Olivaint  avait  annoncé  «  qu'il  fallait  à  la 
France  le  rachat  par  le  sang  :  non  pas  le  sang  des 
coupables  qui  se  perd  dans  le  sol  et  reste  muet  et 
infécond,  mais  celui  des  justes  qui  crie  au  ciel,  con- 
jurant la  justice  et  implorant  la  miséricorde.  » 

Le  26  mai,  pour  la  seconde  fois,  le  sang  des  justes 
était  versé,  et  dès  le  lendemain  samedi  la  Commune 
était  définitivement  vaincue.  Le  dimanche  de  la  Pen- 
tecôte, Paris  sortait  de  ses  ruines  fumantes  et  l'armée 
française  avait  achevé  l'œuvre  patriotique  de  la  déli- 
vrance. 

Ce  jour-là  même,  après  des  fouilles  laborieuses, 
les  restes  précieux  du  P.  Olivaint  et  de  ses  compa- 
gnons  furent   enfin  découverts  ^  Vers  dix  heures 

1.  Grâce  au  dévouement  de  iM.  l'abbé  Raymond,  vicaire  de  Belle<: 
ville,  de  M.  Lauras  et  de  M.  le  docteur  H.  Coiombel,  tous  deux  de  la 
famille  du  P.  Caubert.  Plusieurs  officiers  de  l'armée  prêtèrent 
aussi  le  plus  généreux  concours. 


CHAPITRE  XIX.  479 

du  soir,  trois  cercueils  qui  les  renfermaient,  trans- 
portés à  la  maison  de  la  rue  de  Sèvres,  étaient  dé- 
posés auprès  de  la  dépouille  vénérée  du  P.  Léon 
Ducoudray  et  du  P.  Alexis  Clerc. 

Le  mercredi  31  mai,  l'église  du  Jésus,  fermée  de- 
puis près  de  deux  mois,  se  rouvrait  pour  laisser 
passer  les  corps  de  ceux  que  la  voix  publique  saluait 
déjà  du  nom  de  martyrs.  Le  cercueil  du  P.  Olivaint 
fut  placé  sur  un  catafalque  un  peu  en  avant  des 
quatre  autres  :  la  couronne  d'immortelles  qui  sur- 
montait chacun  d'eux  n'était  pas,  en  pareille  circon- 
stance, un  vain  ornement,  mais  l'emblème  d'une  im- 
périssable mémoire.  Des  prêtres  et  des  religieux,  des 
officiers  et  des  députés  venus  de  Versailles,  remplis- 
saient le  chœur  et  la  nef.  Une  indicible  émotion  faisait 
battre  les  cœurs  au  souvenir  de  ces  cinq  religieux 
qui  avaient  passé  dans  le  monde  en  faisant  le  bien, 
et  dont  la  mort  avait  encore  été  plus  généreuse  que 
la  vie. 

A  partir  de  ce  jour,  se  produisit  «  un  courant  de 
vénération  publique,  de  reconnaissance  et  de  con- 
fiance, large,  profond  et  permanent  ^»  Il  fut  évi- 
dent dès  lors  qu'on  ne  venait  point  là  pleurer  sur  des 
victimes,  mais  se  recommander  à  des  martyrs. 

Des  caveaux  du  Mont-Parnasse  où  les  cercueils 
demeurèrent  quelques  jours,  il  fallut,  pour  obéir  à 
l'impulsion  générale,  les  transférer  de  nouveau  à 
l'église  du  Jésus.  La  chapelle  dédiée  aux  saints  mar- 
tyrs japonais  parut  être  la  vraie  place  pour  leurs 

1.  Actes,  p.  '242. 


480  PIERRE  OU  VAIN  T. 

émules  de  Paris.  Le  corps  du  P.  Pierre  Olivaint  fut 
déposé  au  pied  même  de  l'autel,  entre  les  tombes  de 
ses  quatre  compagnons,  et  sur  le  marbre  blanc  qui 
le  recouvre  on  grava  cette  inscription  composée  par 
un  savant  boUandiste,  le  P.  Victor  de  Buck  : 

DVM    SVB   ALTARI    DEl    PONVNTVR 
REQVIESCVNT    HOC  LOCO  OSSA 

PETRI     OLIVAINT    PARISII 

PRESBYTERI    SOGIETATIS    lESV 

HVIC    DOMVI  PRAEFECTI 

VIXIT   ANNOS  LV  MENSES    III    DIES    IV 

PRO  PIETATE    MORTEM  OPPETIIT 

VII   KAL.    IVN.    A.  D.    MDCCCLXXI 

Un  noble  Anglais,  né  dans  l'hérésie,  mais  revenu 
généreusement  à  la  foi  catholique,  ayant  lu  le  récit 
des  touchantes  communions  de  Mazas  et  de  la  Ro- 
quette, voulut  en  perpétuer  la  mémoire  en  plaçant 
tout  proche  des  tombeaux  la  statue  du  jeune  saint 
Tarsicequifit  à  Dieu  le  sacrifice  de  sa  vie,  en  portant 
aux  confesseurs  de  la  foi  le  pain  eucharistique  :  déli- 
cate allusion  à  un  dévouement  semblable.  Le  P.  Vic- 
tor de  Buck,  dans  une  épitaphe  dont  les  quatre  pre- 
miers vers  sont  du  pape  saint  Damase,  rapprocha 
heureusement  ces  deux  souvenirs  : 


Tarsicium  sanctum  Ghristi  sacramenta  gerentcm 
Quum  malesana  manus  peteret  vulgare  profanis, 
Ipse  animam  potius  voluit  dimittere  caesus, 
Prodere  quam  canibus  rabidis  cœlestia  membra. 


CHAPITRE  XIX.  ^81 

Prisca  renascuntur  \  summo  discrimine  vitœ 
Quinis  in  Domino  vinctis  par  nobile  diva 
Fabula  martyrii  portarunt.  —  Haec  pia  imago 
Sit  juxta  tumulos  titulus  memorabilis  ausi  K 


En  face  de  la  slatue  de  saint  Tarsice  et  de  l'autre 
côté  de  l'autel,  les  nombreux  jeunes  gens  qui,  à  Vau- 
girard  et  à  la  rue  de  Sèvres,  avaient  eu  le  bonheur 
d'avoir  le  P.  Olivaint  pour  maître  et  pour  père,  ont 
élevé,  par  souscription,  un  riche  monument  en  mar- 
bre; le  portrait  qui  le  décore,  reproduit  par  la  gra- 
vure, est  celui  qui  se  trouve  en  tête  de  ce  livre. 
C'est  là,  dans  cette  chapelle,  que  tous  les  ans  les  an- 
ciens élèves  du  collège  de  l'Immaculée-Conception 
viennent  en  foule  assister  à  la  messe  offerte  pour 
leurs  condisciples  défunts. 

Ils  ne  font  ^n  cela  que  s'associer  au  grand  mouve- 
ment de  piété  qui,  depuis  sept  années,  pousse  un 
nombre  si  considérable  de  chrétiens  vers  le  tombeau 
du  P.  Olivaint.  Chaque  matin,  des  prêtres  réclament 
la  faveur  de  célébrer  le  saint  Sacrifice  à  i'autel  des 


Tarsice  allait,  chargé  de  l'adorable  Hostie. 
Quand,  pour  ne  pas  livrer  le  Pain  mystérieux, 
II  tomba  sous  les  coups  des  païens  furieux, 
Pressant  contre  son  cœur  l'auguste  Eucharistie. 

Et  naguère  on  a  vu  ce  passé  refleurir  ; 
Dans  cette  ville  en  feu,  deux  généreuses  femmes 
Portent  le  Dieu  vivant  à  ceux  qui  vont  mourir. 
Et  des  martyrs  du  Christ  réconfortent  les  âmes. 

Pour  immortaliser  un  dévouement  si  beau, 
Cette  image  se  dresse  auprès  de  ce  tombeau. 


kS2  PIERRE  OLiVAINT. 

martyrs;  de  nombreux  fidèles  se  pressent  à  la  sainte 
Table.  Il  n'est  presque  pas  d'heures  dans  la  journée 
où  l'on  n'y  trouve  quelques  suppliants.  Les  grands 
pèlerinages  partis  d'Angleterre  ou  de  Belgique  et  se 
dirigeant  vers  Rome  et  vers  Notre-Dame  de  Lourdes 
sont  venus,  tour  à  tour,  prier  en  ce  lieu  naguère 
inconnu  et  maintenant  célèbre  dans  le  monde  entier. 
De  toutes  parts,  des  lettres  arrivent,  pour  demander 
d'insignes  faveurs,  et  le  Père  chargé  d'y  répondre 
suffit  à  peine  à  ce  pieux  et  consolant  labeur.  Et  cepen- 
dant, ainsi  que  l'affirme  le  P.  de  Ponlevoy,  on  n'omet 
rien  «  pour  surveiller,  pour  contenir  la  dévotion 
privée  dans  les  limites  posées  par  l'Église.  On  in- 
terdit absolument,  on  écarte  tout  ce  qui  pour- 
rait sembler  un  signe  de  culte  religieux.  Près  des 
tombeaux  point  de  lampes,  ni  de  cierges  ;  pas  d'ex- 
voto,  ni  de  plaques  et  d'inscriptions.  On  permet  seu- 
lement des  fleurs  et  des  couronnes  :  il  y  en  a  bien 
dans  les  cimetières.  Mais  la  piété  intelligente  a  ima- 
giné de  ne  déposer  sur  les  tombes  des  martyrs  que 
des  couronnes  rouges  et  or,  emblème  de  la  céleste 
auréole.  Les  cinq  dalles  en  sont  encadrées,  tout  le 
pavé  à  l'entour  en  est  parsemé  ;  on  en  fait  des  guir- 
landes le  long  des  murs  et  souvent  on  doit  enlever 
les  anciennes  pour  faire  place  aux  nouvelles  \  » 

Il  serait  absolument  impossible  de  constater  le 
nombre  approximatif  des  reliques  du  P.  Olivaint, 
distribuées  à  profusion.  Elles  se  sont  répandues, 
non-seulement  dans  toute  la  France,  mais  dans  les 

3.  Actes,  p.  2b5. 


CHAPITRE  XIX.  483 

pays  étrangers,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en 
Hongrie  et  jusqu'en  Amérique. 

Il  est  bien  peu  de  pèlerins  qui,  après  avoir  prié  à 
la  Chapelle  des  martyrs,  n'expriment  le  désir  de  vi- 
siter, au  moins  une  fois,  la  chambre  où  l'on  a  réuni 
les  divers  objets  qui  rappellent  leur  souvenir.  Ce 
musée  pieux  renferme  le  triste  mobilier  de  Mazas, 
quelques  autographes,  les  vêtements  percés  de  bal- 
les, troués  par  les  baïonnettes  et  gardant  encore  les 
vestiges  du  sang  dont  ils  furent  inondés,  les  crucifix 
et  les  instruments  de  pénitence.  C'est  là  qu'on  peut 
constater  la  cruauté  dont  le  P.  Olivaint  usait  envers 
son  corps,  en  voyant  cette  discipline  encore  rougie 
et  cette  autre,  armée  de  pointes  de  fer.  Tant  il  est 
vrai  qu'il  avait  lui-même  et  depuis  longtemps  com- 
mencé son  martyre  *  ! 

Le  26  mai  1872,  anniversaire  du  massacre,  il  était 
de  toute  convenance  de  célébrer  un  service  funèbre. 
Mais  le  Ciel  sembla  confirmer  lui-même  l'adage  anti- 
que :  «  C'est  faire  injure  à  un  martyr  que  de  prier 
pour  un  martyr.  »  La  date  bénie  se  trouva  tomber 
un  dimanche  et  coïncider  avec  la  fête  majeure  de  la 
Sainte-Trinité.  A  raison  de  cette  circonstance  qu'on 


1.  Lorsque  le  P.  Olivaint  fut  arrêté  et  emmené,  dit  le  P.  Lefebvre, 
dés  le  lendemain  j'ai  visité  sa  chambre  et  j'ai  trouvé  des  instruments 
de  pénitence  effrayants,  des  disciplines  de  corde  ensanglantées,  d'au- 
tres de  fer,  armées  d'éperons,  avec  des  lambeaux  de  chair.  J'en  témoi- 
gnais mon  étonnement  au  Frère  qui  m'accompagnait  et  qui  faisait  sa 
chambre  tous  les  matins;  le  bon  Frère  me  répondit  simplement  : 
«  Gomment!  vous  ne  saviez  pas  qu'il  était  si  méchant  contre  lui- 
même  ?  J'étais  sans  cesse  obligé  de  laver  et  d'essuyer  les  taches  de 
sang  sur  les  murailles  ou  sur  les  meubles  de  sa  chambre.  » 

42 


48^  PIERRE  OLIVAINT. 

estima  providentielle,  la  couleur  blanche  devenait 
de  nécessité  liturgique;  l'église  d'ailleurs  était  d'a- 
vance splendidement  ornée  pour  l'adoration  solen- 
nelle du  Saint- Sacrement.  Le  chœur,  la  vaste  nef, 
toutes  les  chapelles  et  les  tribunes,  étaient  remplis 
d'une  foule  émue,  qui  ne  contint  plus  ses  larmes 
quand  M.  l'abbé  Bayle,  l'ami,  le  compagnon  et  le 
confident  des  martyrs,  fit  entendre  une  oraison  fu- 
nèbre qui  devint  presque  un  panégyrique. 

Voici  ce  qu'il  a  déclaré  lui-même  à  ce  sujet  :  «  In- 
vité à  prêcher  l'oraison  funèbre,  j'ai  eu  précisément 
pour  but,  dans  mon  discours,  de  montrer  à  une 
assemblée  très -nombreuse  que  les  cinq  Pères  avaient 
été  persécutés  et  mis  à  mort  en  haine  du  nom  de 
Jésus  qu'ils  portaient  avec  tant  de  gloire.  Cette  opi- 
nion, je  la  trouve  partagée  par  les  hommes  les  plus 
éminents,  puisque  j'en  ai  parlé  avec  l'Archevêque 
de  Paris  actuel,  devant  son  entourage,  et  que  per- 
sonne ne  m'a  fait  la  moindre  observation  sur  cette 
opinion  que  j'avais  avancée  publiquement.  » 

Dès  le  lendemain  du  massacre,  le  grave  et  pieux 
évêque  du  Mans,  Mgr  Fillion,  exprimait  la  même 
pensée  par  une  parole  empruntée  à  la  liturgie  :  Hic 
est  vere  martyr  qui  pro  Christo  sanguinem  fudit^. 

1 .  Lettre  du  R.  P.  duLac,  recteur  du  collège  de  Notre-Dame  de  Saîiite- 
Croix,  au  Mans.—  Un  témoignage  qui  mérite  de  trouver  ici  place,  n'esf-ce 
pas  celui  que  M.  Patin  rendit  publiquement  au  P.  Olivaint,  en  pleine 
Sorbonne,  au  mois  de  janvier  1872,  dans  le  rapport  que  cet  illustre 
professeur  lut  à  la  séance  annuelle  des  anciens  élèves  de  l'École  nor- 
male :  «  Cette  revue  (des  élèves  enlevés  par  la  mort  à  l'affection  de 
leurs  amis),  je  ne  la  terminerai  pas  sans  y  avon-  compris  un  nom 
encore,  celui  d'un  de  ces  saints  prêtres  que  notre  école  doit  s'honorer 


CHAPITRE  XIX.  485 

11  appartenait^au  vénérable  et  glorieux  Pie  IX  de 
donner  à  l'opinion  des  fidèles  une  sorte  de  consécra- 
tion provisoire,  en  attendant  le  jugement  définitif. 
A  deux  reprises,  comme  l'atteste  le  P.  de  Ponlevoy*, 
l'auguste  Pontife  daigna  manifester  le  sentiment  que 
le  P.  Olivaint  et  ses  compagnons  avaient  été  mis  à 
mort  pour  la  foi. 

Et  à  cette  proclamation  si  générale,  si  spontanée, 
si  solennelle,  Dieu  n'a  pas  refusé  d'ajouter  la  sienne. 
Seule  sans  doute  l'Église  infaillible  a  le  droit  d'ap- 
précier la  valeur  des  faits  extraordinaires  qui  ne 
cessent  de  se  produire  sur  la  tombe  du  P.  Olivaint. 
Déjà  la  commission  d'enquête  instituée  le  16  octobre 
1872,  par  S.  É.  Mgr  le  Cardinal  Archevêque  de  Paris, 
a  terminé  ses  travaux.  Aujourd'hui  le  dossier  de  la 
cause  est  à  Rome,  où  désormais  le  procès  canonique 
doit  se  poursuivre.  Cependant,  il  nous  est  permis  de 
dire,  sans  préjudice  des  droits  de  l'autorité  souve- 
raine, ce  que  nos  yeux  ont  vu,  ce  que  nos  oreilles 
ont  entendu. 

Le  P.  de  Ponlevoy  a  raconté  en  détail  l'histoire 
d'une  apparition  du  P.  Olivaint  à  une  personne  qui 
«  lui  était  connue  par  la  fermeté  de  son  caractère  et 
l'excellence  de  sa  vertu  ^.  »  Cet  événement  merveil- 


d'avoir  donné  à  l'Église,  le  nom  du  P.  Olivaint....  Rétablissons-le  donc 
sur  notre  liste,  il  nous  en  a  lui-même  donné  le  droit  ;  il  s'y  était  tou- 
jours maintenu  de  cœur,  cet  homme  généreux  si  propre  à  l'honorer, 
qui  a  opposé  aux  fureurs  populaires,  aux  outrages,  à  la  mort  la  plus 
atroce,  la  sérénité  d'un  martyr.  » 

1.  Actes,  p.  259. 

2.  Actes,  p.  21b. 


486  PIERRE    OLIVAINT. 

leux  eut  lieu  à  Theure  même  où  le  martyre  s'accom- 
plissait à  la  rue  Haxo. 

Le  jour  de  la  translation  des  précieux  restes,  du 
cimetière  à  la  rue  de  Sèvres  (24  juillet),  une  jeune 
orpheline,  Adélaïde  Gain,  qui,  comme  tant  d'autres, 
devait  au  P.  Olivaint  le  bienfait  de  la  première  com- 
munion, est  subitement  guérie  d'une  maladie  jugée 
mortelle,  en  touchant  le  vénérable  cercueil. 

Deux  enfants,  André  des  Rolours  et  Pierre  de 
la  Bouillerie,  recouvrent  subitement  la  santé  sur  la 
tombe  du  martyr. 

Dans  les  premiers  jours  d'octobre  1871,  à  Londres, 
une  pieuse  dame  obtient,  par  la  même  intercession, 
une  faveur  semblable.  Un  mois  après,  une  guérison 
est  obtenue,  par  l'invocation  du  P.  Olivaint,  au  col- 
lège de  Katwijck,  en  Hollande.  Un  peu  plus  tard 
encore,  c'est  une  carmélite  du  monastère  de  Carpen- 
tras  qui  éprouve  la  puissance  du  nouveau  martyr. 
De  pareilles  grâces  se  succèdent,  à  des  intervalles 
rapprochés;  en  1875,  pour  ne  citer  que  ce  dernier 
tait,  une  paralytique  est  subitement  guérie  à  l'hô- 
pital de  la  Salpêtrière. 

A  ces  faveurs  temporelles  s'ajoutent  des  grâces 
plus  précieuses  de  conversion  et  de  salut,  de  voca- 
tion et  de  persévérance.  En  un  mot,  c'est  un  aposto- 
lat merveilleux  que  le  P.  Olivaint  continue  d'exercer 
du  haut  du  ciel.  Malgré  l'immense  vide  que  sa  mort 
a  fait  parmi  nous,  c'est  à  se  demander  vraiment  s'il 
n'est  pas  plus  présent,  plus  actif,  plus  utile  à  tous 
ceux  dont  il  fut  le  Père,  depuis  qu'il  les  a  quittés,  sî, 
pour  le  disciple  comme  pour  le  Maîlre,  ne  s'est  pas 


CHAPITRE  XIX.  487 

réalisée  pleinement  la  parole  :  expedit  ut  ego  vadam: 
voici  que  je  vais  à  Celui  qui  m'a  envoyé,  et  en  vérité 
je  vous  le  dis,  il  est  expédient  que  je  m'en  aille.... 
Vous  ne  me  verrez  plus  des  yeux  de  la  chair,  mais  je 
vous  ferai  sentir  ma  puissance,  et  ma  continuelle 
protection  prouvera  que  je  suis  encore  au  milieu  de 
vous. 


'IN. 


42* 


TABLE  DES  MATIÈRES 


I.  Premières  années.  —  La  famille.   —   Le  collège.  —  Un 

grand  deuil.  —  Amitiés î 

IL         Choix  d'une  carrière.  —  L'École  normale.  —  La  section 

d'histoire.  —  Utopies  religieuses  et  sociales 21 

IlL       Acheminement  vers  la  vérité,  —  Conversion 36 

IV.  Le  groupe  des  catholiques  à  l'École  normale.  —  Notre- 

Dame  des  Victoires.   —  Conquêtes  au   dedans   et   au 
dehors 56 

V.  Premières  aspirations  vers  la  vie  religieuse.  —  Rapports 

intimes  et  correspondance  avec  le  P.  Lacordaire.  ...      87 

VI.  Pierre  Olivaint  à  Grenoble.  —  Mort  de  sa  jeune  sœur.  — 

Retour  à  Paris.  —  Une  année  au  collège  Bourbon.  .  .  .     112 

VIL      Zèle  persévérant  de  Pierre  Olivaint  pour  la  conversion 

d'un  ami 1^3 

VIII.  Montmirail.  —  Éducation  du  jeune  Georges  de  la  Roche- 

foucauld-Liancourt.  —  Concours  d'agrégation 170 

IX.  L'attrait  de  la  persécution.  —  Entrée  de  Pierre  Olivaint 

dans  la  Compagnie  de  Jésus 186 

X.  Pierre  Olivaint  novice.  —  Laval,  Vannes,  Brugelctle.  — 

Études  théologiques  et  sacerdoce 206 

XL       Vaugirard.  —  Débuts  du  collège.  —  Le  P.  Olivaint  pro- 
fesseur d'histoire 250 

XIL      Le  P.  Olivaint  recteur.  —  Mort  du  P.  Félix  Pitard.  —  Les 

éludes  et  les  jeux  à  Vaugirard 274 

L'éducation  morale.  —  Choix  d'une  carrière.  —  La  vie 
dans  le  monde.  —  Une  vocation.  , 301 


490  TABLE  DES  MATIÈRES. 

XIV.  Dévouement  du  P.  Olivaint  pour  les  enfants  pauvres  et  les 

ouvriers.  —  L'OEuvre  de  l'Enfant-Jésus  pour  la  pre- 
mière communion.  —  La  Société  de  Saint-François- 
Xavier  à  Yaugirard 341 

XV.  Le  P.  Olivaint  supérieur  à  la  rue  de  Sèvres.  —  Sa  prédi 

cation  et  sa  direction.  —  Mort  de  sa  mère 364 

XVI.  Conversion  du  maréchal  Randon.  —  Sentiments  du  P.  Oli- 

vaint pour  l'Eglise  et  le  Pape.  — La  liberté  de  l'ensei- 
gnement supérieur 401 

XVIL    Le  siège  de  Paris.  —  La  Commune 415 

XVliL  L'arrestation.  —  La  mort 436 

XIX.     La  tombe  du  P.  Olivaint. ..-.,...  u     , 478 


—     Lille.  Typ.  A    Taffin-Lefort.  5.     — 


Date  Due 

1 

hUùI 

)                 j 

^\']^ 

f 

û 

1 

i 

1 

f 

BOSTON  COLLEGE 


3  9031   01338198  3 


64838 


BOSTON  COLLEGE  LIBRARY 

UNIVERSITY  HEIGHTS 
CHESTNUT  HILL,  MASS. 


Books  may  be  kept  for  two  weeks  and  may 
be  renewed  for  the  same  period,  unless  re- 
served. 

Two  cents  a  day  is  charged  for  each  book 
kept  overtime. 

If  you  cannot  find  what  you  want,  ask  the 
Librarian  who  will  be  glad  to  help  you, 

The  borrower  is  responsible  for  books  drawn 
on  his  card  and  for  ail  fines  accruing  on  the 
same.